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Croissance en berne, stagnation des revenus, angoisses et populisme en hausse… et si l'explication était limpide : le monde a trop de travailleurs (mais voilà ce qu'on peut faire)
©Allociné

Surpopulation

Les pays occidentaux traversent une crise de l'emploi et sont confrontés à deux difficultés majeures : le surplus de travailleurs et la faible qualité des emplois créés. Si la proposition de relance par les infrastructures est pertinente, elle ne constitue pas une réponse suffisante. Le problème doit être abordé de manière multidimensionnelle.

Xavier Ragot

Xavier Ragot

Xavier Ragot, chercheur au CNRS-PSE est président de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (Centre de recherche en économie de Sciences po).

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Gilbert  Cette

Gilbert Cette

Gilbert Cette est professeur d’économie à NEOMA Business School, co-auteur notamment avec Jacques Barthélémy de Travail et changement technologique - De la civilisation de l’usine à celle du numérique (Editions Odile Jacob, 2021). Son dernier livre s'intitule Travailleur (mais) pauvre (Ed. DeBoeck, à paraître en février 2024).

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Atlantico : Après une décennie de crise et de croissance mondiale décevante, le marché du travail des pays développés connaît actuellement une situation de surplus de travailleurs par rapport à la demande des entreprises. Comment expliquer une situation qui semble s'être figée de façon structurelle au sein de ces pays ?

Gilbert Cette : Les pays qui connaissent une situation de chômage massifs sont rares. Il n'y en a que cinq parmi les pays de l'OCDE. Ces pays-là sont l'Italie, le Portugal, l'Espagne, la Grèce et la France. Donc on ne peut pas généraliser : il n'y a une situation de chômage massif que pour un nombre minoritaire de pays. Le problème que l'on doit se poser c'est pourquoi eux ? On ne peut étendre cette réflexion aux pays anglo-saxons, rhénans ou scandinaves qui connaissent tous le plein-emploi. 

Xavier Ragot : Le sous-emploi est aujourd'hui un phénomène connu par nombre de pays développés. On pense bien sûr au taux de chômage de l'Espagne, supérieur à 20%, ou de celui de la France qui atteint 10,3%. Mais ces chiffres cachent la réalité du sous-emploi dans le monde. Par exemple, le taux de chômage aux Etats-Unis est de 5%, ce qui semble proche du plein emploi. Cependant, le taux d'emploi aux Etats-Unis a baissé de 3% de 63% à 60% Comment est-ce possible? Cela signifie que nombre de travailleurs sont découragés et ne cherchent même plus un travail. De ce fait, ils ne sont pas comptabilisés comme chômeur. De même en France, le "halo du chômage" qui est une notion plus large que le taux de chômage au sens strict indique une hausse du sous-emploi. Certes quelques pays ont des taux de chômage faibles comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, mais ce résultat semble obtenu par une dégradation de la qualité des emplois associés à des rémunérations faibles. 

Comment expliquer ces cicatrices de la crise sur le marché du travail dans le monde? Par deux tensions. La première est un excès d'offre dans certains secteurs. Par exemple, la Chine a des surcapacités dans le domaine de l'acier ou du ciment, ce qui conduit à une baisse des prix des matières premières et a de fortes pressions déflationnistes. La production de pétrole montre d'autres surcapacités notamment aux Etats-Unis avec la bulle sur le pétrole et le gaz de schiste, qui expliquent la faiblesse du prix du pétrole. Ces surcapacités génèrent de profondes tensions déflationnistes auxquelles les gouvernements et les banques centrales ne sont pas préparées. En effet, les outils et règles de politique économique ont été conçues depuis vingt ans pour lutter contre les pressions inflationnistes, pas les pressions déflationnistes : que l'on songe à l'indépendance de banques centrales, au pacte de stabilité et de croissance en Europe. Les tâtonnements européens en matière de politique monétaire sont un exemple. Il faut trouver une nouvelle forme de création monétaire pour soutenir la croissance, comme la création de monnaie directement vers les ménages de la zone euro.

Cela révèle la seconde tension qui est un problème de politique économique, l'orientation générale des politiques économiques n'est pas favorable à la demande. En Europe le choix de réduire rapidement les dettes publiques en 2011 a conduit à des hausses d'impôts qui ont cassé la reprise européenne. Ce choix n'a pas été fait aux Etats-Unis qui s'en sortent un peu mieux. Cependant, il existe un vif débat aux Etats-Unis dans le cadre de l'élection présidentielle pour trouver de nouveaux instruments pour soutenir la demande, comme les investissements dans les infrastructures. 

Ce diagnostic d'un déficit de demande est maintenant partagé par de nombreuses organisations internationales, comme le FMI, l'OCDE ou la Banque Centrale Européenne, suivant les nombreuses analyses de l'OFCE portant sur le cadre européen. Il faut maintenant agir et trouver une solution face à la paralysie politique européenne. Pour reprendre les estimations de l'OCDE, le déficit de croissance est près de 2,5% de la croissance potentielle dans la zone euro et en France. Une politique de soutien à la demande permettrait donc d'obtenir 0,8% de croissance en plus pendant 3 ans.

Selon une étude (ici) réalisée par Daniel Alpert, seul 1/8 e des emplois créés lors de la reprise américaine concernent le secteur manufacturier, minier , et de la construction, alors que ceux-ci sont rémunérés 55.200 $ à l'année, alors que la majorité des emplois crées (santé et loisirs) ne sont rémunérés que 25.600$ à l'année. Quels sont les raisons de cet "affaiblissement qualitatif" des emplois créés ?

Gilbert Cette : Du fait des forts gains de productivité, l'industrie est logiquement moins créatrice d'emploi que d'autres activités. Sur une longue période, on a vu la part de l'industrie dans l'économie se contracter de façon très forte. C'est un phénomène normal ; mais bien sûr, dans des pays comme la France ou les Etats-Unis, comme vous le soulignez à raison, c'est un domaine qui a pris peut-être un peu trop d'ampleur, car ces pays connaissent un fort déficit courant. Mais vous pouvez voir que d'autres pays qui ne connaissent pas ces déficits courants voient aussi une baisse de la part de l'industrie dans la totalité de l'emploi. C'est un phénomène sain, traditionnel, simplement lié au fait qu'il y a plus de gains de productivité dans l'industrie. 

Xavier Ragot : Face à ces évolutions rapides, il faut écarter les explications technologicistes. Certes les nouvelles technologies vont profondément changer la nature du travail, mais c'est à un horizon de 10 à 20 ans. Ces changements brutaux, sont de nature économique. Face à une demande faible, la pression à la baisse sur les salaires est telle que les emplois créés sont dans les secteurs à faible productivité. Aux Etats-Unis par exemple les créations d'emplois ont lieu dans le secteur du commerce de détail, de la santé, de la restauration, qui sont des secteurs à faible salaire. Le secteur de la construction a crée près de 40 000 emplois en mars du fait de la stabilisation de la situation immobilière. Le secteur manufacturier a continué à détruire près de 30 000 emplois. En France, la situation est la même, le secteur tertiaire a créé 150 000 emplois alors que l'industrie au sens strict (hors intérim) en a détruit 40 000. Ainsi, la France crée maintenant des emplois, mais pas assez pour faire reculer le chômage du fait de la dynamique de la population active, qui amène de l'ordre de 140 000 nouvelles travailleuses ou travailleurs chaque année. 

Dans un monde de croissance faible, les réservoirs de création d'emploi sont dans les secteurs à faible productivité et à faible rémunération. Encore une fois, le diagnostic sur la croissance est central. 

Toujours selon Daniel Alpert, une solution permettant de remédier à cette problématique serait de soutenir massivement les dépenses publiques en infrastructures, (autoroutes, ponts etc.). Une telle proposition est-elle adaptée ? Comment résoudre le problème du financement, notamment au regard des questions de déficits publics et de dette ?

Gilbert Cette : Il est pertinent de développer des infrastructures quand il y a un manque d'infrastructures. Dans certains pays, c'est le cas, et il y a généralement des moyens de les financer. Dans d'autres pays comme la France, c'est un peu plus compliqué : on peut les financer de façon publique ; dans des pays comme l'Allemagne en revanche, il y a plus de marge de manœuvre, car il y a une demande en infrastructure importante. Il y a une marge de financement pour ces pays-là. Et puis par ailleurs, au niveau international, il existe des modalités de financement qui sont engagées par exemple dans le plan Juncker, avec une part de financement public, qui reste minoritaire, et un effet de levier par des financement privés, pour des dépense d'infrastructures dont le retour se fait sur 10, 20, ou 30 ans. C'est quelque chose de tout à fait envisageable ; cependant, il faut éviter le piège de dépenses d'infrastructures inadaptées et qui donc n'amèneraient pas un quelconque mieux-être des citoyens à court, moyen et long terme. Il faut développer les infrastructures quand elles sont utiles. C'est la condition primordiale. 

Xavier Ragot : De part le monde, deux pistes sont débattues. La première est une hausse du salaire minimum pour soutenir la consommation des salariés les plus pauvres. On l'observe en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis. Ce retour planétaire du salaire minimum est fascinant.

La seconde piste est effectivement l'investissement dans les infrastructures. Cette proposition est défendue par Larry Summers, Bad Delong, Krugman et d'autres aux Etats-Unis. Alpert s'inscrit dans cette perspective. Le débat est caricatural en Europe. Oui il faut investir dans les infrastructures susceptibles de générer de la croissance : transport, énergie, transition énergétique, enseignement supérieur et université (investir enfin dans la jeunesse ! ), fibre optique, etc. Le financement peut se faire pas une dette spéciale, une dette de croissance, qui ne serait pas comptabilisée sur le plan maastrichien et qui bénéficierait des taux bas actuels car les marchés financiers comprendraient la nature de cette dette. Cela a été une proposition italienne de Mateo Renzi, qui n'a pas été reprise. Le plan Juncker est bien trop faible pour les enjeux que l'on décrit. Ce qui m'impressionne c'est le degré élevé de tensions politiques en Europe qui paralyse l'action : l'économie politique paralyse la politique économique. Investir dans la croissance ne signifie pas jeter de l'argent public par la fenêtre : il faut bien choisir les investissements et le faire vite.

Selon d'autres études, notamment celle de Frey Et Osborne publiée en 2013 (ici), 47% des emplois actuels sont susceptibles de disparaître à un horizon de 15 ans, et seuls les emplois "créatifs" seront réellement préservés. Au regard de ce prochain défi, quelles sont les actions à mettre en place par les pouvoirs publics afin de faire face ? 

Gilbert Cette : Il y a des mutations de technologie qui sont en cours. Leurs effets sur l'emploi sont très sérieusement étudiés aujourd'hui. Quelqu'un comme Auter a beaucoup travaillé sur cela, et me semble convainquant. Il montre que les emplois touchés par le bouleversement technologique sont des emplois extrêmement qualifiés, ou des emplois très faiblement qualifiés. La partie centrale des emplois, elle, souffre d'un déficit de qualification. Cela signifie que cette transformation ne doit pas créer d'anxiété particulière. On doit adapter nos emplois à ces évolutions. C'est au fond une bonne chose.  

Sur ce dernier point, des historiens de l'économie comme James Mokyr ont montré que cela depuis que le progrès technologique existe, on rencontre la peur de la disparition de l'emploi. Alors oui, des emplois disparaissent, mais d'autres apparaissent ! Et heureusement. Alfred Sauvy donnait un exemple très intéressant. A Paris, à la fin du XIXe siècle, il y avait 20.000 porteurs d'eau à Paris. Pour que les gens puissent boire ou faire leur toilette ou à manger, il y avait partout ces porteurs d'eau partout qui se déplaçaient à pied ou en carriole. Vous imaginez les conditions d'hygiène ! 20.000 porteurs : maintenant on tourne le robinet et ça sort. Mais cela n'était pas le cas il y a cent ans. Ces emplois ont disparus, c'est une bonne chose. D'autres emplois sont apparus : c'est une mutation qui fait partie de celles accompagnant l'augmentation générale de notre niveau de vie. L'eau aujourd'hui ne coute presque plus rien, car il n'y a plus de porteurs d'eau. Cela nous permet d'acheter d'autres biens, qui sont produits par d'autres emplois. Il faut donc accompagner ces mutations : c'est une chose qui doit-être réfléchie, mais qui existe depuis que le progrès technique existe. Rien de nouveau dans cette affaire. 

Xavier Ragot : Les économies de marché ont connu de nombreux chocs technologiques de grande ampleur, comme l'augmentation de la productivité agricole, puis industrielle au siècle dernier. Je ne partage donc pas le pessimisme sur la fin du travail, qui me semble plus conjoncturelle que structurelle. Cependant, les nouvelles technologies demandent un effort de formation, qualification et de polyvalence Il est illusoire de penser que l'on peut savoir aujourd'hui quelle sera la nature précise des emplois crées. Cependant, donner à tous les capacités d'utiliser les technologies à venir est la condition pour lutter contre la segmentation du marché du travail.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

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