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Prisonnière du présent : cette femme est incapable de se souvenir du moindre moment passé… et elle le vit bien, merci
©Allan Ajifo / Flickr

Devoir de mémoire

N’avoir aucune mémoire, est-ce la meilleure manière de vivre au jour le jour ? En tout cas, cela vous garantit contre les spoilers.

Il y a une femme aux Etats-Unis qui est la première victime observée d’une maladie rarissime. Susie McKinnon est une conseillère financière de 60 ans, atteinte du syndrome de la "mémoire autobiographique gravement déficiente" (SDAM).

Le reporter du magazine Wired qui l’a rencontrée témoigne de sa surprise et de sa fascination. En effet, Mme McKinnon est formelle : de ses voyages dans le golfe du Mexique, de son enfance, du jour de son mariage, de ses anciens amis, elle n’a aucun souvenir.

Comment sait-elle qu’elle s’appelle Susie McKinnon, qu’elle est une femme blanche de gauche mariée à un homme noir malgré les récriminations de son père ? A vrai dire, ce qui lui manque précisément, c’est la faculté de revivre les instants de sa vie. Elle n’a que les faits en tête, à la manière d’une histoire qu’elle aurait appris par cœur. En somme, tout ce qu’elle sait de sa vie lui a été raconté.

Ce qui flanche, c’est sa "mémoire épisodique". Mme McKinnon n’est pas capable de reconstituer ses souvenirs comme des petits films tournés à la première personne. Le reporter de Wired prend une autre métaphore : du livre de sa vie, elle n’a accès qu’à la table des matières.

Mais peut-on vivre sans mémoire ?

La mémoire est une chose très complexe. Le professeur qui a diagnostiqué Mme McKinnon, Endel Tulving, a publié en 1972 une étude charnière dans la recherche mémorielle : la mémoire de long-terme se déplie en différentes formes. Une d’entre elles est dite "mémoire sémantique", et elle permet par exemple de se rappeler comment on épelle un mot. Une autre est la "mémoire épisodique", et c’est elle qui permet de se rappeler où et quand on a appris à épeler un mot.

La musique, par exemple, pose un cas particulier. Mme McKinnon chante dans un ensemble choral, et elle peut tout à fait régaler les oreilles du reporter quand il le lui demande, puisqu’elle n’a pas oublié les paroles ; mais quand elle écoute l’enregistrement du spectacle que son ensemble a donné, elle le vit comme la première fois.

A l’exception de ce syndrome, Mme McKinnon est en parfaite santé. C’est la raison pour laquelle son cas est si rare : elle défie précisément les conceptions communes au sujet de la mémoire. Le film d’animation Vice-Versa (Pete Docter, 2015), par exemple, présente les personnages comme existant précisément par les souvenirs qu’ils nous laissent, et laisse entendre que dans le cas où les souvenirs fondamentaux de l’héroïne disparaîtraient, ce sont ses "îles de personnalité" qui s’effondreraient.

Pourtant, pensez-y, sans mémoire, pas de traumatisme. Pas de rancunes. Pas de regrets. Pas de nostalgie. Pas d’obsession. Il y a eu le cas de Jill Price, dans les années 2000 : "La femme qui se souvient de (presque) tout", titraitLe Monde. Elle était atteinte du syndrome inverse de celui de Susie McKinnon, et elle avait fait sensation sur les plateaux télévisés. Mais rapidement, les journalistes avaient réalisé qu’elle avait des "lacunes sur les élections présidentielles", et que "sa mémoire n’[était] exceptionnelle que pour ce qui se rapport[ait] à elle-même". En témoignaient ses multiples cassettes et les 50 000 pages de son journal intime.

D’ailleurs, il faut remarquer que Susie McKinnon, quant à elle, n’a pas connu le quart d’heure de gloire des projecteurs. Cela pose la question de ce que notre société valorise : est-ce bien de ne jamais oublier ? Nous transportons en permanence un appareil photo dont la mémoire est encombrée de clichés. Et pourtant, ironiquement, à force de tout photographier, nous finissons par oublier plus facilement ce que nous avons vu. Des chercheurs américains ont en effet mis en évidence le "photo-taking impairment effect", particulièrement actif dans les musées où le nombre de photos prises est inversement corrélé au nombre d’objets mémorisés.

Susie McKinnon n’a pas d’obsession, et elle vit au présent mieux que chacun d’entre nous. Est-elle pourtant chanceuse ? Comme beaucoup d’amnésiques – dont elle partage les caractéristiques à l’exception des lésions cérébrales –, son imagination est gravement déficiente au passé ET au futur. Elle ne pourrait pas inventer une histoire – ni jouer aux échecs. Elle est rivée à l’instant. Alors, McKinnon a-t-elle été libérée d’une malédiction pour être chargée d’une autre ?

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