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La Turquie, ce nouveau Pakistan : pourquoi il sera difficile de vaincre l’Etat islamique tant qu’Erdogan sera au pouvoir
©Reuters

Pas clair

Au début du conflit syrien, la Turquie a mobilisé différentes factions islamistes arabes et a laissé certaines de ses bourgades limitrophes de la Syrie devenir des bases arrière de ces mouvements djihadistes. Cette compromission de l'Etat turc dans des opérations terroristes rappelle en bien des aspects le jeu pakistanais vis-à-vis des talibans.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Le président turc Recep Tayyip Erdogan était à Washington jeudi et vendredi pour un sommet consacré à la sécurité nucléaire. Une large partie des discussions ont été consacrées à la lutte contre la menace djihadiste et les stratégies à mettre en œuvre face à l'Etat islamique. Au début du conflit syrien, Recep Tayyip Erdogan s'est vu reprocher son double jeu et sa complicité "passive" dans le passage de djihadistes à la frontière turco-syrienne. Allié officiel de l'Occident dans la lutte contre le terrorisme islamiste mais soupçonné d'une certaine indulgence à son égard, dans quelle mesure les évolutions de la Turquie sous Erdogan peuvent-elles évoquer la situation pakistanaise ? 

Laurent Leylekian : Il me semble que c’est déjà le cas et depuis longtemps. Il est peut-être utile de rappeler ce que signifie la "pakistanisation". Il s’agit de ce processus par lequel le complexe de sécurité national d’un Etat comptant interférer et arbitrer diverses factions insurrectionnelles dans un Etat voisin – pour le Pakistan, il s’agissait bien sûr de l’Afghanistan – se trouve lui-même contaminé et compromis dans des opérations terroristes. On finit alors par ne plus distinguer un service étatique censé assurer la sécurité de ses citoyens d’un mouvement terroriste qui les menacerait. Corrélativement, le pouvoir central de l’Etat en question, loin de sécuriser les territoires limitrophes au sein de l’Etat failli voisin, finit par perdre le contrôle sur des pans entiers de son propre territoire ou de celui qu’il revendique comme tel. 

C’est bien là où nous en sommes en Turquie. Ankara a mobilisé différentes factions islamistes arabes – notamment Jabhat al-Nosra au début du conflit syrien. D’innombrables témoignages attestent que des bourgades limitrophes comme Reyhanli ou Kilis ont constitué des plaques tournantes ou des bases arrière de ces mouvements terroristes. En outre, dans un pays fondé sur une identité ethnique comme la Turquie, il est significatif que des mouvements nationalistes turcs aient servis de courroie de transmission entre les services secrets d’Ankara et les mouvements djihadistes syriens. Dans un tel contexte belliqueux, il était quasiment inévitable que la mobilisation de forces souterraines débouche sur des accès de violence contre les citoyens turcs qui ne partagent pas les conceptions militaristes et impérialistes de ces forces ou qui sont perçus par elles comme des corps étrangers à une société fantasmée comme homogène. D’où les attentats d’Ankara, de Suruç et de Diyabakir voilà plus d’un an pour ne rien dire de l’état de guerre civile imposée par le pouvoir aux régions à dominantes kurdes comme celles des villes de Cizre, Sirnak ou Diyarbakir. La seule question qu’on peut se poser, c’est celle de l’implication délibérée ou non du gouvernement et du Président Erdogan dans les attentats initiaux. Mais quelle que soit la réponse, leur responsabilité politique est écrasante.

Outre cette absence de contrôle de la frontière avec la Syrie, de quelle(s) autre(s) façon(s), la politique et les choix d'Erdogan ont-ils profité à l'Etat islamique ? 

C’est un jeu de dupe qui s’est joué et qui continue de se jouer. Erdogan entendait se servir de l’Etat islamique pour asseoir sa domination sur l’Irak et la Syrie. C’est un échec pour différentes raisons mais le fait est que le soutien de la Turquie à l’Etat islamique ne s’est pas limité à fermer les yeux sur les transferts de combattants et de matériel militaire. Plusieurs rapports documentés montrent que l’Etat islamique a bénéficié de la complicité d’institutions financières turques. 

En avril 2015, Jonathan Schanzer, le vice-président de la Fondation de Recherche pour la Défense des Démocraties, a déclaré devant le Congrès américain que "les activités financières illicites de la Turquie […] ont permis la croissance de groupes de djihadistes tels que Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique" et que "la frontière sud-orientale de la Turquie ressemble à ce qu’était Peshawar dans les années 90, la principale passerelle pour l’actuelle génération de djihadistes". Mais surtout, il ajoute plus loin que la Turquie "a été impliquée dans le financement de l’EI par le biais du trafic illicite de pétrole" et que cet or noir de contrebande a été négocié par des intermédiaires turcs jusqu’à hauteur de un à deux milliards de dollars par jour ! On ne parle pas d’une paille. Le rapport de Schanzer mentionne également le trafic d’antiquités via Tel Abyad – dont 36 millions de dollars pour les seules pièces en provenance d’Al Nabouk.

Il y a quelques jours, Reza Zarrab, un "homme d’affaires" turco-irano-azerbaïdjanais a été arrêté par la justice américaine pour avoir illégalement contourné l’embargo iranien, pour fraude fiscale et pour blanchiment d’argent. Cet homme est apparemment un tout proche d’Erdogan et plusieurs ministres turcs ont dû démissionner suite à des scandales liés à ce Zarrab. Son arrestation aux Etats-Unis n’est a priori pas liée aux relations avec l’Iran ni avec l’Etat islamique. Toutefois, je ne serais pas surpris que cette arrestation conduise aussi à des révélations sur l’enrichissement de membres du clan Erdogan à travers les trafics menés par la Turquie en Syrie et en Irak. Du reste, son arrestation a fait grand bruit en Turquie.

Quel rapport Erdogan entretient-il aux autres groupes terroristes dans le monde ? Et au radicalisme sunnite en général ?

Votre question est délicate et la réponse est à nuancer. Il y a deux choses à distinguer : la Turquie est d’abord et avant un Etat qui, comme je l’ai déjà dit, fonde son identité sur des concepts raciaux. En conséquence, les opérations illégales qu’elle peut mener – en d’autres termes, des attaques terroristes qu’elles soient externes ou internes – ne concernent que les groupements qui sont perçus à tort ou à raison comme constituant une menace pour son intégrité raciale. Ce sont généralement des groupements kurdes, des partisans de l’extrême gauche turque ou, par le passé, des groupes arméniens. Lorsqu’elle agit ainsi, souvent par l’entremise de l’extrême-droite turque, Ankara présente toujours les groupes ciblés comme étant du PKK ou de l’ASALA. C’est normal car dans cette logique folle, être kurde, c’est être une menace pour la Turquie donc c’est être du PKK ; et pour la même raison, être arménien c’est être de l’ASALA même si ce groupe n’existe plus depuis plusieurs décennies. Parfois, les mouvements kurdes et turcs sont accusés d’être des instruments dans les mains des Arméniens ! C’est un peu la version turque du complot judéo-maçonnique.

Pour en revenir aux affaires religieuses, l’AKP et Erdogan se sont servis des mouvements fondamentalistes arabes pour tenter de pousser leurs revendications territoriales sur la partie septentrionale de Syrie et d’Irak. Mais il faut bien voir que la relation entre Erdogan et ces mouvements djihadistes est ambiguë, même en laissant de côté le ressentiment historique entre Turcs et Arabes et les questions personnelles de leadership entre al-Baghdadi et Erdogan. En fait, le radicalisme sunnite s’exprime actuellement par le biais de trois offres qui ne se distinguent pas dans leurs objectifs mais qui diffèrent dans leur tactique respective : l’offre djihadiste "révolutionnaire" qui est actuellement sous les feux de la rampe avec les attentats de Paris et Bruxelles, l’offre réactionnaire dépourvue d’ambitions extraterritoriales, incarnée par les puissances du Golfe ; et l’offre politique des Frères musulmans qui visent à subvertir les démocraties occidentales en utilisant leurs propres instruments. 

C’est ce dernier modèle qui a constitué le logiciel de l’AKP et de Recep Tayyip Erdogan. Et, avec le coup d’Etat en Egypte, la Turquie aurait pu en assurer seule le leadership comme elle l’a fait du reste avec succès jusqu’en 2005-2006. La dérive autoritaire d’Erdogan signe l’échec de la Turquie à assurer le leadership sur cette offre politique qui est aujourd’hui orpheline – à l’exception d’Ennahdha en Tunisie. Il n’en reste pas moins que – prise globalement – la tactique des Frères musulmans reste à mon avis la plus dangereuse – notamment en Occident – précisément par qu’elle est la moins violente et qu’elle s’insinue facilement dans nos sociétés démocratiques et rongées par l’atomisation individualiste. En ce sens, la dérive d’Erdogan et l’explosion de la violence en Turquie peuvent être également interprétées comme marquant l’impossibilité de faire coexister démocratie et conception théocratique de la société au-delà d’un certain stade.

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