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La France championne d’Europe des dividendes versés en 2015, pourquoi y voir les excès d’un capitalisme fou passe à côté du problème
©Reuters

Balle dans le pied

Une étude de Henderson Global Investment montre que la France est le pays de la zone euro qui a versé le plus de dividendes à ses actionnaires en 2015 (47 milliards de dollars). Un chiffre élevé qui a fait beaucoup de bruit. Or, un dividende représente plus que ce que certains pensent.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Le rapport annuel de Henderson Global Investment montre qu'en 2015, la France est le 4e pays du monde à avoir versé le plus de dividendes à ses actionnaires avec 47 milliards de dollars (derrière les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon). Comment expliquer que les entreprises du CAC40 versent autant d'argent à leurs actionnaires ?

Philippe Crevel : Il y a trois grandes raisons selon moi.

La première réside dans le fait que la France, tout comme les États-Unis, a comme caractéristique d'avoir de très grandes entreprises. Nous avons par exemple plus de grandes entreprises que l'Allemagne. Dans le classement des 500 premières entreprises mondiales, la France arrive devant l'Allemagne, juste derrière les États-Unis et dans un mouchoir de poche avec le Royaume-Uni et le Japon. Par définition, les grandes entreprises sont celles qui versent en général les dividendes les plus importants, ce qui explique ce montant élevé de dividendes forcés.

La deuxième raison tient au fait qu'en France, nous n'avons pas de fonds de pension. Pour attirer des capitaux, les entreprises sont forcées de mieux les rémunérer. Il n'y a pas de clientèle intérieure comme au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas, etc. De ce fait, il faut sur-rémunérer les capitaux étrangers, car ceux-ci ne choisissent pas la France de manière instinctive. Ils vont chercher du rendement par rapport à leur marché intérieur. Le fait que les fonds de pension vont chasser à l'extérieur de leurs frontières n'est d'ailleurs pas spécifique à la France. Ils vont demander une prise de risque supplémentaire et une meilleure rémunération car ils connaissent moins bien le marché. C'est un phénomène financier assez classique.

Enfin, on peut rajouter un troisième facteur en soulignant que les grandes entreprises françaises ont plutôt bien résisté à la crise et sont dans une situation économique globalement positive. Même les secteurs en difficulté depuis des années, comme l'automobile, se sont rétablis en 2015. Le secteur bancaire dégage également des bénéfices importants, on l'a vu avec BNP-Paribas.

Ces trois facteurs contribuent à ce résultats qui peut paraître anormal, mais qui est en fait assez logique.

Jean-Paul Betbèze : De fait, la France a été, selon cette étude, le plus important distributeur de dividendes d’Europe : 47 milliards de dollars contre 34 pour l’Allemagne par exemple. Mais c’est aussi en liaison avec une baisse de 15,8% des dividendes venant de France sur l’année, contre une baisse de 13,3% pour l’Allemagne ! Une baisse dont on ne parle pas !! Pour être plus précis, il faut noter que cette baisse des dividendes vient largement de la montée du dollar, les dividendes en euros ayant assez peu monté. Selon l’étude, la hausse des dividendes sous-jacents, autrement-dit hors effet de change, est ainsi de 7,7% en 2015, avec un effet de change de -18% sur l’année. En outre, pour comparer la France à l’Allemagne, il faut savoir que la bourse de Paris est détenue à plus de 46% par des mains étrangères (en 2013) et le DAX à plus de 55% (2012).

En fait, les entreprises françaises, comme les allemandes, ont augmenté l’an dernier leurs dividendes en euros pour compenser sa baisse par rapport au dollar et tenir ainsi leurs cours. Ceci est d’autant plus nécessaire que la baisse des bourses inquiète, plus les questions sur l’Europe et la zone euro. Alors, "payer" des dividendes est une sorte d’assurance (psychologique) de rentabilité et de rendement dans la durée. Ce qui est plus important encore, c'est qu’en 2015 (donc sans les inquiétudes sur Volkswagen et Deutsche Bank), cette "prime en dividende" était moins importante pour les entreprises allemandes que pour les françaises, ceci sans doute avec leur notoriété et leur emprise à l’exportation. Il va falloir voir comment ceci va évoluer, côté allemand.

En quoi le traitement médiatique de ce genre d'informations contribue-t-il à accentuer l'impopularité des dirigeants des grandes entreprises, alors que celles-ci cherchent simplement à rassurer les investisseurs face au climat ambiant en France ?

Jean-Paul Betbèze : Il faut bien expliquer ce qu'il se passe, ne pas caricaturer et encore moins se tromper, autrement on marque contre son camp. Si les entreprises françaises doivent distribuer plus, quitte à réduire leur croissance et leurs investissements, c’est d’abord, comme toutes les entreprises de la zone euro, pas seulement de la France, pour rester dans les portefeuilles des investisseurs internationaux au moment où baisse l’euro et où la reprise inquiète. Ces investisseurs, notamment les fonds de pension, ont des perspectives longues et ne réagissent pas trop vite. En revanche, si les performances françaises (et zone euro) ne sont durablement pas suffisantes, ceci peut impliquer des ventes destinées à rééquilibrer des portefeuilles. Ce risque de réallocation est important. Il s’agit donc d’expliquer ce qu'il se passe en zone euro et en France d’abord, puis dans les entreprises. Les dividendes sont une composante obligatoire de cette campagne, si on veut éviter ici un krach boursier pire encore, avec ses effets sur l’emploi.

Philippe Crevel : La publication de ce genre d'études ou l'annonce du montant de ces dividendes alimente à chaque fois un certain nombre de fantasmes. Cela donne l'impression que certains s'enrichissent en ne faisant rien sur le dos des travailleurs, faisant écho à un discours très idéologique et marxiste. Mais il faut prendre en compte certains éléments.

Il faut distinguer les bénéfices et les dividendes reversés. Les bénéfices peuvent être partagés au sein de l'entreprise et peuvent servir à l'investissement, et les dividendes sont versés aux actionnaires. Or, il y a plusieurs types d'actionnaires ! Aujourd'hui, les entreprises se "possèdent" souvent entre elles, à travers toute une série de participation croisées. Les dividendes sont donc versés à d'autres entreprises qui peuvent soit investir, soit acquérir d'autres entreprises. Il y a aujourd'hui de moins en moins d'actionnaires tels qu'on les imaginait avant. Il y a seulement trois millions de petits porteurs en France, quatre millions en Allemagne. C'est en train de disparaître au profit d'actionnaires plus institutionnels (banques, compagnies d'assurance, fonds de pension, fonds souverains, etc.). En France, la Caisse des dépôts est l'un des principaux actionnaires et va récupérer des dividendes de différentes participations dans des entreprises françaises. Le fonds de réserve des retraites, qui sert à financer la caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES), touche aussi des dividendes. Donc les Français touchent aussi des dividendes ! Et d'ailleurs, l’État est l'un des grands bénéficiaires des dividendes des entreprises publiques (on pense notamment à Renault quand Renault fait des bénéfices).

Le chiffre cache donc autre chose que l'enrichissement de quelques-uns. Chacun d'entre nous en bénéficie, à travers nos assurances-vie, nos SICAV, nos fonds communs de placement, etc. Ce que l'on peut regretter, c'est que cela va bénéficier aussi aux retraités étrangers. Aujourd'hui, plus de 50% des entreprises françaises du CAC40 sont détenues par des fonds étrangers, donc une partie des bénéfices sert à financer les retraites des Américains, des Anglais, des Hollandais, etc. Ce ne sont pas forcément des gens richissimes.

Au-delà de la raison psychologique de ces dividendes (rassurer les actionnaires et les inciter à rester), peut-on également expliquer ce montant par l'état actuel de l'économie française ? Face à l'incertitude économique qui ne favorise pas l'investissement, les dirigeants ont-ils vraiment d'autres solutions que de rétribuer leurs actionnaires ?

Philippe Crevel : Il y a aujourd'hui une aversion générale au risque. C'est pourquoi les investisseurs choisissent souvent les obligations d’État, même à taux négatif. Ils refusent de prendre des risques, compte tenu des incertitudes et de la faiblesse de la croissance. Pour conserver les capitaux dans une entreprise, il faut donc donner une véritable prime. C'est un peu la contrepartie de ce rejet du risque, de ce principe de précaution financière qui ne favorise pas l'investissement et la projection dans l'avenir.

Aujourd'hui, nous sommes plutôt court-termistes, nous regardons la pointe de nos pieds et nous avons du mal à voir plus loin. Après, il faut tout de même regarder le rendement des actions, à savoir combien rapporte une action par rapport à 100 euros. Or, nous n'arrivons pas aux 15% que certains imaginent. Nous en sommes loin, plutôt aux alentours de 4-5% généralement. Ce n'est pas aussi fabuleux que certains peuvent rêver.

Jean-Paul Betbèze : La bourse est un reflet complexe de ce qu'il se passe dans une entreprise, une économie, une société, une zone monétaire… On comprend donc à quel point mettre l’accent sur les dividendes sans comprendre ce qui motive leur augmentation ne va pas seulement contre les dirigeants, mais contre l’emploi de tous – ce qui n’est pas souhaitable ! Rétribuer les actionnaires par les dividendes, et plus encore leur permettre d’augmenter leur patrimoine avec la montée des titres en participant aux risques de la société, est ce qu'il se passe en général. Aujourd’hui que le futur est inquiétant, les titres baissent. Outre parler et expliquer plus, il n’y a pas beaucoup mieux que la preuve par le dividende.

Au niveau mondial, le montant des dividendes versés par les 1200 plus importantes capitalisations boursières atteint les 1 150 milliards de dollars (en baisse de 2,2% en raison du niveau du dollar, mais en hausse de 9,9% hors effets de change). Doit-on s'attendre à voir ce chiffre augmenter à l'avenir ? En quoi des dividendes élevés ne sont pas forcément le signe d'une économie en bonne santé ?

Jean-Paul Betbèze : En théorie, si la situation s’améliore dans le futur, plus d’acheteurs viennent sur le marché et les cours montent. Pas besoin d’augmenter alors les dividendes : ce sont les plus-values qui importent. Apple, pendant des années, n’a pas distribué. Ce n’est que depuis peu qu’elle le fait, depuis la mort de Steve Jobs. Distribuer n’est cependant pas nécessairement un aveu de faiblesse, notamment pour des entreprises "classiques". C’est de plus en plus la prise en compte d’un contexte plus tendu (reprise lente, guerres, populisme…) et l’engagement de continuer à distribuer, donc à croître. Le dividende est ainsi de plus en plus une double assurance, tout comme le rachat d’actions : augmenter le dividende aujourd’hui, c’est à la fois rassurer et s’engager à le tenir demain. Quand les choses iront mieux, ceci changera, mais ce n’est pas pour tout de suite. Dans une économie où la croissance, l’emploi et les retraites reposent sur les entreprises et leur rentabilité, plus vite on le comprend, mieux c’est.

Philippe Crevel : Nous sommes dans une situation économique compliquée. Il y a un ralentissement en Chine, nous ne savons pas si les Etats-Unis sont en fin ou en milieu de cycle de croissance. Et nous espérons que l'Europe soit au début d'un cycle. En général, les bénéfices augmentent quand nous sommes au cœur du cycle et que nous commençons à récupérer les investissements réalisés. C'est difficile aujourd'hui, compte tenu de l'état panoramique mondial, de dire si les bénéfices vont augmenter ou pas dans les deux-trois prochaines années. Logiquement, ça devrait : une reprise de l'économie mondiale est espérée. Mais tout dépend des incertitudes économiques à venir...

Pour le deuxième point de votre question, le trop fort bénéfice peut effectivement être considéré comme une rente de situation. Dans la théorie économique libérale, le bénéfice a vocation à tendre vers 0 car dans un système concurrentiel, avec la diffusion des connaissances, le bénéfice a vocation à disparaître. Aujourd'hui, nous pouvons considérer que le marché n'est pas assez concurrentiel et que certaines entreprises bénéficient de situations de rente. A titre d'exemple, on peut se poser la question de savoir si Google ou Apple ne génèrent pas de bénéfices trop forts, et si l'argent ainsi récupéré est bien utilisé. Ils investissent dans les nouvelles technologies, mais nous ne sommes pas sûrs de la très bonne rentabilité de ces investissements... Théoriquement, dans un système très concurrentiel et performant, les bénéfices devraient se réduire et tendre vers 0. Ce serait un bon signe d'amélioration de l'économie mondiale.

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