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La grande stagnation des classes moyennes : et si les électeurs des candidats anti-système (et les marchés financiers) voyaient ce qui échappe aux autres ?
©Reuters

La Finance a peur

Selon un article publié par Bloomberg, il y aurait un lien entre la potentielle victoire électorale de candidats populistes, tels que Donald Trump, et l'effondrement des marchés financiers. Pourtant, cette causalité ne tient pas et masque au contraire des causes beaucoup plus terre à terre.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Dans un article publié par Bloomberg, un éditorialiste, Justin Fox, propose de faire le lien entre chute des marchés financiers et une potentielle victoire de Donald Trump, et, à travers lui, d’autres mouvements populistes à travers le monde. Ce lien est-il pertinent ?

Matthieu Mucherie : Justin Fox se trompe. La correction des marchés financiers ne date pas d’hier, et aussi bien chronologiquement que substantiellement on ne voit pas bien le rapport avec Trump ou Le Pen ou d’autres. Pour rappel : dans un cycle de déflation, tout est monétaire, et les marchés ne regardent plus que du côté des banques centrales. En 2008, la fin de l’incertitude électorale n’a pas mis fin à la chute des marchés. Ces derniers ne se sont repris qu’à partir de début mars 2009, quand le QE1 de la FED est entré en application. Fin août 2012, la proximité de l’élection présidentielle n’a pas empêché Ben Bernanke d’annoncer à Jackson Hole l’ouverture prochaine d’un QE3 : l’idée traditionnelle d’une trêve dans les initiatives monétaires au voisinage d’élections majeures n’est plus qu’un vestige. Les seules échéances politiques en Occident qui ont fait bouger les marchés en 2015 ont été celles du Portugal et de la Grèce, on l’a vu sur les spread de taux, mais c’est au moins autant une interrogation sur la fonction de réaction de la BCE à leur endroit qu’une interrogation sur ces démocraties ; la preuve avec l’Espagne, mieux en cours à Francfort, où le bazar politique (Catalogne, puis élections serrées, puis incertitudes gouvernementales…) n’ont pas eu beaucoup d’impact à ce jour sur les marchés. On veut nous faire croire que le « Brexit » pourrait avoir un impact significatif, mais concrètement on ne voit rien venir.   

Le SP500 fait du sur-place depuis décembre 2013 (quand la FED a confirmé l’extinction progressive du QE3). Les matières premières ont chuté depuis la mi-2014 (quand le QE3 a été retiré et qu’il est devenu évident que le dollar allait devenir plus rare et plus cher). Les répercussions sur le segment "high yield" ont été importantes. La Chine et tout ce qui en dépend sont chahutés en bourse depuis (au moins !) août 2015, sur fond de doutes quant à la stratégie de changes semi-fixes de Pékin. La relativement bonne résistance des indices eurolandais début 2015 ne s’explique que par le QE1 de Mario Draghi, et a fait long feu quand nous avons compris début décembre que la BCE souhaitait faire une pause au pire moment. La semaine suivante, la FED, qui nous bassinait depuis des trimestres entiers avec des menaces de hausse des taux, a fait un mouvement surréaliste de +25bps incompatible avec les dernières données économiques et financières : les marchés n’ont pas du tout apprécié. Depuis, rien n’a vraiment changé, et c’est pour cela que la correction continue, le marché aime bien que ses signaux soient perçus : la Chine n’a pas clarifié sa communication sur le Yuan ; la FED nous donne toujours une visibilité nulle et laisse faire le squeeze de liquidité en dollar, elle affiche ses différents et semble se mettre en stand-by pour mars mais sans capituler complètement ; la Banque du Japon se lance dans les taux négatifs mais avec retard et par surprise ; et la BCE cumule comme d’habitude tous ces handicaps : indécision érigée en vertu, communication totalement ratée, prévisions "irénistes" qui tombent aussitôt à l’eau (il faut dire qu’elle misait sur un baril à 65$ cet hiver…), réactions allemandes contre le risque de « bulle » en pleine chute verticale des marchés. Voilà pourquoi les marchés s’inquiètent : leurs maîtres, les banquiers centraux, ne savent pas où ils vont, ne savent pas comment le dire, suivent des indicateurs fallacieux (taux de chômage, CPI, crédit) au lieu de regarder des indicateurs qui ont fait leurs preuves (PIB nominal, taux de changes effectifs), et se regardent tous, à qui bougera le premier.

Il existe juste une hypothèse sur les marchés, selon laquelle la FED aurait frappé en décembre, malgré l’avalanche de preuves dans le sens contraire (inflation sous la cible, anticipations vers le bas, ISM et autres enquêtes en chute, dollar haussier, etc.), pour se constituer des « munitions » ou un « rempart » contre des attaques ultérieures (surtout républicaines), en prévision d’une campagne qui s’annonce musclée et anti-FED, surtout depuis que Sarah Palin (qui en 2012 voyait un prochain retour de l’inflation…) a rallié le clan Trump. Janet Yellen aurait ainsi voulu sortir de son taux à 0% pratiqué depuis fin 2008 pour se dédouaner un peu à l’avance, et éviter à son institution le reproche d’argent gratuit. Possible, qui sait, je n’y crois pas mais je n’ai pas de preuves ; mais, dans ce cas, cela témoignerait une nouvelle fois de la nullité analytique qui règne à la FED depuis quelques temps, et il est vrai que cela ne me rendrait pas très optimiste sur le destin des marchés financiers à court et à moyen terme. Il faudrait avoir les transcripts de la FED en temps réel, pas avec 5 années de délai (ou 50 ans pour la BCE…) !!       

Nicolas Goetzmann : Le lien de causalité entre chute des marchés des financiers et une victoire potentielle de Donald Trump, ou d’autres candidats "hors système" ne tient pas. D’autres considérations purement économiques suffisent à justifier les inquiétudes des bourses mondiales, entre erreurs manifestes de politique économique, le ralentissement chinois, et la baisse des prix du pétrole. Les causes ne manquent pas. Cependant il existe bien un lien entre les deux phénomènes; ils sont tous deux révélateurs d’un échec économique qui se construit lentement depuis 30 ans, et que la crise de 2008 a révélé à un point tel qu’il est aujourd’hui dangereux de l’ignorer : le potentiel de croissance mondial, principalement dans les pays développés, n’est pas exploité pleinement. Or, une faible croissance conduit à la formation d’inégalités, et celles-ci sont une poudrière politique. Ce que certains qualifient faussement de "néolibéralisme", mais qui correspond plus exactement à un libéralisme mal mis en œuvre, amputé de son efficacité à améliorer la situation de l’ensemble de la population, a produit des sociétés occidentales qui ne parviennent plus à partager la croissance. Il ne s’agit pas d’obtenir un résultat égalitaire, mais équitable. Sous le double effet de politiques économiques restrictives et de la mondialisation, les classes moyennes et les classes populaires ont vu leurs revenus stagner sur une période longue, alors que les plus riches ont pu profiter d’une croissance forte de leurs revenus, au même titre que les classes "laborieuses" des pays émergents. Les "perdants", dans cette histoire, ce sont ces populations occidentales dont le niveau de vie dépend de leur travail exclusif. En France, lors des dernières élections régionales, la population active, c’est-à-dire la classe d’âge entre 25 et 64 ans, a voté en priorité Front National. Entre des classes ouvrières frappées par un taux de chômage de 20%, et des cadres qui voient leurs conditions de travail se dégrader dans le temps, le monde du travail français, au même titre que les autres pays occidentaux, est à bout. Ce phénomène est latent depuis une quinzaine d’années et a explosé avec la crise de 2008. Pourtant, si le Front National identifie correctement cette fracture, les réponses proposées aux électeurs par ce mouvement ne permettent en rien d’apporter une solution crédible. Les autres partis politiques doivent donc être capables de répondre à ces attentes, non pas en copiant les réponses proposées par les différents courants populistes, mais au moins en essayant de comprendre ce nouveau monde. Mais pour le moment, les solutions proposées consistent à maintenir le système actuel en l’état. L’offre politique est donc tout naturellement déconnectée des attentes de la population.

Sur le plus long terme, et puisque les Etats unis sont en situation de plein emploi, comment comprendre, économiquement parlant, cette poussée des candidats hors système ?

Nicolas Goetzmann : Les Etats Unis, avec un taux de chômage de 5%, sont effectivement dans une situation proche du plein emploi. Mais un tel contexte cache d’autres stigmates de la crise, comme la stagnation des salaires, un faible taux d’emploi qui se justifie par le décrochage d’une partie de la population active, une forte pression sur les salariés, et la croissance des inégalités. En dehors du chômage, ces stigmates sont présents dans la majeure partie des pays occidentaux et servent de moteur aux mouvements populistes.

Ce résultat économique n’est que la conséquence à long terme de la forte protection dont bénéficient les retraités, à travers les politiques de stabilité des prix. L’inflation, au niveau mondial,  est historiquement basse, ce qui permet de protéger les épargnants, mais cette protection est payée par la population active. La protection du capital est permise par un niveau d’activité inférieur au potentiel de croissance, et cet écart entre réalité et potentiel est payée par les salariés. Il n’est pas étonnant de voir le monde du travail se manifester à ce propos. Le plus curieux, en France, est de voir les partis revendiquer la "valeur travail", proposer une politique qui contribue à fragiliser cette valeur. Il ne s’agit évidemment pas de proposer des politiques inflationnistes, mais de trouver un équilibre, et cet équilibre s’appelle le plein emploi.

Matthieu Mucherie : Justement : l’Amérique n’est pas au plein-emploi. Toujours cette tendance à se focaliser sur le taux de chômage, alors qu’il faudrait aussi raisonner avec le taux de participation au marché du travail. De plus, la productivité est au point mort. Cela signifie qu’il y a quelque chose de pourrie dans les 200 000 créations nettes mensuelles d’emplois dans le secteur privé ; on est plutôt à la veille d’une chute de cet indicateur qui était le dernier encore dans le vert. Rien à voir avec la fin des années 90, où le chômage à 4,5% se faisait avec des gains de productivité de +3%/an et ne cachait pas une inactivité massive. Pour autant, ce n’est pas l’économie qui alimente le plus gros de la tendance populiste, des deux cotés.

Il est assez logique de voir émerger un candidat très à gauche comme Sanders : aux yeux de nombreux démocrates et en particulier des plus jeunes, Hillary Clinton est assimilée aux intérêts de l’establishment et de Wall Street. Dans sa chance, elle tombe sur un vieux sénateur, peu financé et peu connu en dehors du New Hampshire, blanc et athée, ce qui devrait lui permettre de passer en dépit d’une popularité digne du virus zika. Ce qui est plus étonnant, c’est la déferlante populiste chez les républicains, après des années Obama qui auraient dû les conforter et leur laisser le temps de faire émerger des champions crédibles, et en plus avec une figure montante qui n’est ni Tea Party ni religieuse, et qui ne manque ni d’aspérités ni de casseroles. Pour résoudre l’énigme, certains échafaudent des théories pour relier ce phénomène à la prétendue stagnation des revenus dans la classe moyenne inférieure, ou vont encore plus loin dans les spéculations (« fin de la fin de l’Histoire », « revanche raciste »), etc.). Je crois pour l’heure que tout ceci est fort hasardeux. Les emplois crées depuis 2010 ne sont pas des mini-jobs, les statistiques sont très complètes aux USA et elles montrent que les salaires réels ne sont pas indécents (et au dessus des gains de productivité soit dit en passant). Les dysfonctionnements du marché politique semblent être plus importants encore que les dysfonctionnements de l’économie.

A ce sujet il faut tout de même revenir sur la question de la corruption. Le grand argument de Trump est qu’il ne sera l’otage d’aucun lobby, vu l’autofinancement de sa campagne. C’est en creux le message de Sanders face à Clinton, l’autofinancement en moins. C’est dire si la confiance règne. Mais, au risque de me fâcher avec tous les lecteurs français, je dirais que le coût des campagnes US à un ou deux ou trois milliards de dollars ne me choque pas du tout. Les Américains dépensent chaque année 40 milliards de dollars pour acheter du chewing-gum, et 65 milliards chaque année pour l’alimentation de leurs chiens et de leurs chats. L’organisation tous les 4 ans de l’élection la plus matricielle (pour le pays et pour le monde) ne vaut-elle pas 10% de ces sommes ? Et on peut trahir les lobbys une fois installé dans le bureau ovale, les exemples sont nombreux. Non, ce n’est pas qu’une question de financement électoral, c’est plus large que cela : les électeurs veulent des gens qui croient à ce qu’ils racontent, et à ce stade de la campagne cela donne un grand avantage à ceux qui se sont affranchis un peu des agences de comm’.          

Alors que le contexte économique y est très diffèrent, comment expliquer le parallèle de la poussée populiste en Europe ?

Nicolas Goetzmann : Si les effets de cet absolutisme de "maîtrise des prix"sont partagés par l’ensemble de pays occidentaux, l’Europe arrive malgré tout à décrocher le pompon en termes de destruction de la "valeur travail". Politiquement, le cas de la France a quelque chose de désespérant. Les candidats des partis de gouvernement  n’ont de cesse de proposer des réductions massives de dépenses publiques et des réformes de l’offre sans que celles-ci ne soient jamais compensées par un soutien de la demande, ce qui conduit à une perspective de transformation de l’économie française en purgatoire. Les recettes proposées correspondent aux problématiques des années 80, mais sont inadaptées au contexte actuel. Car une réforme de l’offre peut être menée efficacement lorsque le pays est en situation de plein emploi, ce qui n’est pas exactement le cas de la France de 2016. Le double effet de cet entêtement et d’en arriver à une absence de résultats et à une logique défiance de la population. En continuant de la sorte, le risque est de voir la population jeter le bébé avec l’eau du bain.

Une autre difficulté tient à la volonté qu’ont les partis politiques à rejeter les propositions des uns et des autres par simple préjugé idéologique. Une proposition de droite sera rejetée car forcément néolibérale, et une proposition de gauche sera rejetée pour cause de marxisme, de keynésianisme, ou de collectivisme. Or, les deux approches, offre et demande,  ont aujourd’hui un sens. La France est confrontée à un réel problème d’offre mais aussi à un large choc de la demande. Si personne ne veut écouter l’autre pour le plaisir de continuer un débat stérile, le pays ne risque pas d’aller bien loin. Il s’agit de coordonner les deux approches dans un seul but ; l’efficacité. La paternité idéologique intéresse peu les électeurs, ce sont les résultats qui importent.

Matthieu Mucherie : Le populisme actuel un peu partout en Occident se nourrit certes de frustrations économiques (la déflation qui fait des ravages, qui magnifie la valeur réelle des dettes, qui casse les petites boites non-internationalisées, qui pousse aux erreurs fiscales et qui favorise les rentiers), mais pas seulement. Si les facteurs économiques étaient les seuls en cause, alors la montée du populisme serait bien plus forte en zone euro (comparativement aux pays anglo-saxons), et plus élevée en Italie qu’en France par exemple. Celui qui est très énervé, un peu partout, c’est le petit blanc. On lui a peut-être retiré des revenus et des emplois mais, plus sûrement, on lui retire chaque année un peu plus sa liberté d’expression, et on démonétise son bulletin de vote. C’est le politiquement correct et l’impuissance publique qui font monter le populisme.

Notre Président vient de demander un « référendum local » sur un sujet où les experts, les élus de tous bords et son propre gouvernement se sont prononcés clairement et depuis longtemps. Il y a quelques heures j’entendais un journaliste de France Info qualifier l’affaire Halimi (séquestration, tortures, meurtre) de « fait divers ». Deux jours avant, sur les mêmes ondes, un chroniqueur faisait remarquer que les migrants étaient installés dans des quartiers populaires, pas avenue Foch : réaction indignée des autres intervenants, il ne fallait pas sortir un argument aussi en phase avec la réalité. Un ministre qui habite place des Vosges fait l’éloge des tags et autres spontanéités urbaines, mais il ne les subit pas. Voilà des mois que les « décideurs » débattent d’un (hypothétique) retrait de la nationalité pour les terroristes, sans jamais envisager des mesures plus déplaisantes à leur endroit, et sans pratiquement rien tenter contre eux en Syrie ou ailleurs (à quoi sert notre armée ?) : une société où on doit ouvrir son sac pour rentrer dans une FNAC, et où on n’envisage pas de mater rapidement 25 000 crapules Bac-4 à trois heures de vol d’ici, au prétexte qu’elles sont encadrées par (tenez vous bien) « des cadres de l’armée de Saddam Hussein » (ce qui devrait nous faire rire au lieu de nous faire peur). 

Il y a vraiment de quoi s’énerver, au quotidien, sur 1000 sujets où la tartufferie et la lâcheté de nos élites politiques et médiatiques ne semblent connaître aucune borne. Or les élites savent décoder la novlangue politiquement correcte, après tout elles l’ont inventé, sur les campus américains puis partout ailleurs. Elles s’en servent pour intimider le populo, et ce dernier dans sa rage impuissante n’a plus qu’à se tourner vers les extrêmes, des gens au langage moins policé, « qui appellent un chat un chat », qui parlent de voyous et non de « jeunes de banlieue », qui parlent de viols et non de faits divers, et qui se proposent de redonner de virilité à la puissance publique. L’embauche d’énarques par Marine Le Pen est donc une excellente nouvelle : si cette tendance se confirme, c’est le début de la fin pour le FN.

Mais les populismes sont très très différents. Juste quelques exemples.

Le FN a été crée par Francisque Mitterrand pour diviser la droite, pour recycler les anciens cocos et accessoirement pour fixer vers le PS les principales victimes de sa politique (les jeunes et les immigrés en particulier, condamnés par les socialistes à un chômage de masse compte tenu de la rigidification et de renchérissement du marché du travail). Le FN a œuvré en faveur de son fondateur pendant des années : en limitant un peu les déroutes socialistes de 1986 et de 1993, en participant aux victoires de 1988 et plus encore de 1997. Conduit par un borgne dans un pays d’aveugles, cette antenne de la gauche dure a récupéré la fonction tribunitienne du PCF, et a fait passer les libéraux hostiles à l’euro pour des fachos. Mis à part le coup de boomerang de 2002, le FN a fait ce qu’on attendait de lui rue de Solferino, et pour 2017 le seul espoir de Hollande (qui a tout fait durant son mandat pour favoriser le FN, mise à part la proportionnelle) est bien entendu de rejoindre son alliée objective, Marine, au 2e tour. Cette stratégie dépend certes aussi de la nullité de l’extrême-gauche et des verts, et de guerres picrocholines à droite, mais, comment dire ? ces deux derniers paris ne sont pas irréalistes.     

Les dérives populistes sont bien moins malsaines chez nos voisins ou aux USA ; les stratégies de triangulation existent bien sûr, mais Trump n’est pas le rejeton du clan Clinton, et l’AfD n’est pas le fruit du SPD. Les extrêmes sont parfois instrumentalisés, mais pas téléguidés comme chez nous. Mises à part des situations spécifiques, plus ou moins séparatistes (Belgique, Espagne…), les populistes se limitent à des positions identitaires butées (le parti des « vrais finlandais »…) ou à une gestion du pays qui n’est pas pire que les précédentes (Siriza). Il y a bien sûr de vrais dingues, les nazis d’Aube dorée par exemple, mais il est rare qu’ils comptent vraiment. Après 7 années de déflation, on aurait pu s’attendre à un tableau bien pire.         

Le UKIP n’est pas du tout comparable au Front National des frenchies. C’est un parti assez thatchérien dans son esprit, favorable au libre-échange et donc assez raisonnable. Rien à voir avec nos dégénérés franchouillards, protectionnistes et ultra-étatistes.

On ne peut pas comparer non plus les gouvernements droitistes de Pologne et de Hongrie avec les gouvernements autoritaires du type Erdogan ou Poutine. Dans les deux premiers, les banques centrales sont remises à leur place, mais il n’y a pas d’inflation, le risque est limité ; en Turquie et en Russie, l’inflation tourne autour de 10%/an, ce n’est pas du tout la même histoire. Si vous manifestez à Varsovie ou à Budapest contre le pouvoir, vous n’êtes pas automatiquement fiché/fiscalisé/intimidé/licencié/etc. On reproche au nouveau pouvoir Polonais des nominations dans les médias publics : une chose impensable à Paris bien entendu ; notre CSA (dirigé par l’ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin) s’opposerait à une telle dérive faaasciste. Et c’est tout de même moins grave qu’en Russie, où il arrive des accidents aux rares journalistes dissidents.

Trump certes est un drôle d’animal, mais ce n’est pas Marine Le Pen. Un décideur c’est certain, un bon décideur c’est moins certain. Il est aux antipodes d’Obama, et ce n’est pas un hasard après deux mandats aussi pusillanimes. Un ploutocrate populiste, capable de rebonds improbables dans les affaires (mais n’ayant rien construit de très beau), et doué pour jouer la comédie dans les médias : on croirait le portrait de Bernard Tapie, en moins amusant. Le fait qu’il soit encore si haut à la veille du super-Tuesday en dit long sur la dégradation intellectuelle chez les républicains. Le parti de Lincoln, d’Eisenhower et de Reagan est tombé très bas ; les éléphants se Trump(ent) énormément. Il faut espérer qu’ils se reprennent un peu (Rubio ?), surtout dans le domaine monétaire qui est déterminant pour les marchés et où l’influence de Ron Paul et autres partisans de l’étalon-or se fait hélas sentir depuis 2010. Les derniers transcripts publiés de la FED, pour 2010 justement, sont révélateurs. Au secours Milton Friedman, ils sont devenus fous ! (Petite anecdote : dans un comité de la FED début 2010 consacré à la question de la sortie des dispositifs d’urgence, car certains dès cette époque croyaient que la crise était terminée et l’inflation à nos portes, un président d’une FED régionale particulièrement faucon termine son plaidoyer pour un resserrement monétaire en arguant que, dans des circonstances comparables, Friedman aurait sans doute vu un risque inflationniste. Petit rappel à l’ordre de Bernanke, qui en bon professeur précise que Friedman avait considéré comme une grave faute le retrait trop rapide en 1937 des dispositifs de soutien de la FED. Tout le passage est savoureux, mais hélas cette saveur échappera totalement aux partisans du Tea Party et à Donald Trump).

Mais n’enterrons pas trop vite les républicains classiques, ni Hillary la multi-revenante… ni ensuite les divers contre-pouvoirs, qui sont puissants chez eux.

Cette situation est-elle tout simplement gérable politiquement? La défiance vis à vis du "système" actuel, et sa victoire dans les urnes, serait-elle une fatalité?

Matthieu Mucherie : Il n’y a aucune fatalité. On pourrait très bien imaginer des solutions, au moins sur la partie économique du problème. Par exemple, les "petits blancs" sont souvent coincés par les dettes. Les libérer d’une partie du fardeau les rendrait moins hargneux vis-à-vis de la finance, des banques centrales, du « système ». J’ai déjà parlé plusieurs fois ici des propositions de Gérard Thoris pour une remise des dettes publiques, il serait sans doute possible de l’étendre aux dettes privées en ciblant les petits revenus ; mais il est vrai qu’il faudrait une implication de la BCE qui irait à l’encontre des positions allemandes. Sans doute ne savent-ils pas que nous sommes dans une année de Jubilée. Dans le même esprit, je reste persuadé que l’euro est maintenu artificiellement trop cher, et que depuis une décennie c’est un fabuleux accélérateur de désindustrialisation et de paupérisation (sauf pour les cadres sups, qui voyagent beaucoup et restent très vigilants vis-à-vis de leur pouvoir d’achat à l’étranger). Là aussi, quelques efforts de la BCE (des taux courts plus suisses, un QE plus japonais) suffiraient, et là aussi il faudra vaincre l’opposition allemande. Quand on voit la montée de l’AfD, c’est plutôt mal parti. Sur le terrain non-économique, il sera plus difficile encore de contenter le peuple : la machine à créer des interdictions sur la route, des réformes langagières et des droits pour les minorités est trop bien partie. Evitons au moins de jeter de l’huile sur le feu avec une nouvelle vague migratoire. Mais là encore nous dépendons d’un partenaire situé à l’Est du Rhin, qui ne nous écoute pas plus sur ce sujet que sur le reste. Peut-être écoutera-t-il un peu plus les femmes de Cologne et d’ailleurs, mais ce n’est pas certain. Une voie plus constructive serait de dynamiser la démocratie locale avec plus de consultations, même si c’est loin de notre culture : les gens pourraient s’exprimer plus souvent, cela servirait de défouloir sans faire trop de casse, comme on le voit souvent aux USA ou en Suisse. Mais je ne parle pas bien sûr d’un referendum local sur un aéroport étatique dont les résultats sont déjà contestés.

Une victoire des tendances populistes dans les urnes ? C’est assez peu probable aux USA.

Il est bien rare que l’élection ne se gagne pas au centre, à proximité de l’électeur médian. Les Wallace, les Goldwater, n’ont pas fait de gros scores. OK, Reagan a gagné à droite face à Bush père en 1980, mais on s’efforcerait en vain de trouver d’autres exemples probants. Il est assez peu probable que Trump aille jusqu’au bout. Certes, Hillary est à peu près aussi populaire que la syphilis. Mais si Trump reste Trump, sa victoire signifierait un net déplacement vers la droite de l’électeur médian, ou une campagne beaucoup trop à gauche du candidat démocrate. Peu probable. Espérons que son destin soit celui de Ross Perrot, autre ploutocrate protectionniste : mais faire perdre son camp n’est pas idéal quand on voit qu’en face ce n’est plus Bill mais Hillary. Indubitablement, une présidence Trump serait un échec pour le pays : on voit mal les républicains traditionnels travailler avec lui, on voit mal comment il mettrait en œuvre les principaux axes de son « programme », au Congrès, à la FED, à la Cour Suprême. Et, parce que les dernières présidences n’ont guère été brillantes (to say the less), ce mandat raté ferait très mal à tout le monde, surtout s’il débouche sur une guerre commerciale avec la Chine. L’empire romain pouvait se permettre de mauvais empereurs, l’Amérique peut se permettre de mauvais présidents ; mais après les années Obama la coupe est pleine.

Au Royaume-Uni, les conservateurs sont là pour un moment. D’une part, ils gèrent le pays mollement, presque au centre. D’autre part, les travaillistes en confiant la direction du parti à un homme d’extrême gauche, anti-OTAN et anti-royauté, ont clairement dit qu’ils ne souhaitaient pas revenir au pouvoir avant longtemps. Voilà un pays où les extrêmes s’expriment mais ne font pas encore trop de dégâts.  

Il en va différemment en France, avec son nouveau système fou à 3 partis. Le FN exerce déjà une influence pernicieuse, et aidera encore au « vote utile » à gauche. Ensuite, le FN a peu de chance de gagner, du moins en 2017. S’il se dirige vers l’électeur médian, il s’étire et perd de sa force ; s’il campe sur ses positions, il est limité à 30% environ, et il faut 50% plus une voix pour l’emporter. Je ne parle même pas de gouverner, car si Trump peut envisager de le faire, cahin-caha, Marine le Pen se heurterait directement à des impossibilités fondamentales : politiques (les législatives…), juridiques (Conseil d’Etat, Conseil constitutionnel…), européennes. Pour appliquer son « programme », il lui faudrait donc sortir des Traités (la frange la moins extrême de son électorat ne la suivrait peut-être pas), changer de constitution et/ou gouverner par referendums. La visibilité serait ainsi très réduite, et nous en viendrions à regretter les années Hollande !! Le plus probable est une victoire de Juppé, avec à la clé cinq années de gestion chloroformique, et ensuite un déchaînement populiste en 2022. C’est au fond ce que les français souhaitent : aucune thérapie de choc, aucun rapport de force avec l’Allemagne ou avec la BCE, et la remise à plus tard des sujets qui fâchent. Après un exercice raté de pédalo dans le sable, un gros dodo, avec peut-être un jour un réveil difficile.   

Nicolas Goetzmann : Concernant le France, la réponse ne peut être qu’européenne, ce qui suppose une volonté politique nationale de réformer les institutions de l’Union et de la zone euro. Et une logique "discussion" avec l’Allemagne et les autres pays du nord. Pour qu’une refonte soit possible sans que l’ensemble européen n’explose, il s’agit de faire des concessions. La France peut réformer plus, se libéraliser, en finir avec de nombreuses situations de rente, et simplifier son droit du travail Mais un tel projet  réformateur ne peut avoir de sens, aussi bien économiquement que politiquement, que si la "demande" européenne est massivement soutenue. Ce qui suppose une totale remise en cause de la gestion actuelle de l’euro par la BCE. L’autorité monétaire doit soutenir le plein emploi, se fixer un objectif de croissance correspondant au potentiel économique du continent, ce qui permettra d’équilibrer la distribution de revenus entre capital et travail. Si un tel cadre est mis en place, alors les réformes deviennent possibles et même souhaitables. Il appartient aux différentes formations politiques de s’adapter à cette nouvelle réalité.

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