Bachar el-Assad en passe de sauver son régime ? Le dernier coup de maître de la très longue et improbable histoire des alaouites<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président syrien Bachar el-Assad.
Le président syrien Bachar el-Assad.
©Reuters

Chevalier protecteur

La communauté alaouite, actuellement au pouvoir en Syrie, est dirigée par Bachar al-Assad. Malgré de nombreuses critiques, le président Syrien est érigé par un pan de la communauté alaouite comme un rempart qui les a protégés... Du moins, depuis qu'il n'a plus d'autre choix.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Même si tous les alaouites n'apprécient pas le président Syrien, le savoir alaouite les rassurent... Jusqu'où, aujourd'hui, la population alaouite de Syrie doit-elle sa survie à Bachar al-Assad ?

Alexandre del Valle : C'est une question très délicate. Pour les uns, parmi les alaouites, Bachar al-Assad mérite une certaine forme de gratitude en cela qu'il permet leur survie. Pour les autres, à l'inverse, il est responsable de la situation actuelle et de la mauvaise image de la communauté alaouïte. Ceux-là soulignent sa présidence dictatoriale, ses refus de dialogue avec l'opposition quand c'était encore possible. A leurs yeux, il a discrédité le régime, et donc les alaouites. Il serait responsable de la perte de crédibilité de nombreux alaouites au gouvernement. Ce qui, malheureusement, a une répercussion sur sa population : beaucoup de sunnites radicalisés estiment aujourd'hui que les alaouites ne sont rien de plus que des diables, des mécréants et des apostats ; responsables de leurs persécutions. C'est faux.

Bachar al-Assad, pas plus que son père, ne représente les alaouites. Il n'est pas alaouite à proprement parler, même s'il est d'origine alaouite, puisqu'il n'a jamais été initié – il est bègue, ce qui a toujours bloqué son initiation dans cette religion ésotérique et secrète à plusieurs niveaux d’initiation et si mal connue. Certes, beaucoup sont solidaires, mais on ne peut pas dire du Président Syrien qu'il ait agi comme un alaouite ou en tant que tel, sauf malgré lui, depuis 2012. Il est important de souligner que les Assad se sont même convertis au sunnisme à l’époque de Hafez, certes de façon tactique en vertu de la taqiyya, mais dans le cadre d’une véritable tentative de rapprochement avec les sunnites, cherchant à faire oublier par tous les moyens leur appartenance au courant alaouite. Les deux visions co-existent donc au sein de la communauté alaouite, ce qui rend d'autant plus difficile la réponse à cette question. Il est compliqué de fournir une opinion à la fois objective et tranchée.

Dans les années 1920, le choix des alaouites a été tantôt soit de profiter du Mandat français sur le pays pour oeuvrer à une séparation communautaire et territoriale, tantôt de jouer la carte nationaliste syrienne et panarabe puis d'infiltrer l'Etat via l’armée et d'en prendre peu à peu le contrôle. En utilisant le nationalisme arabe et en passant par le parti Baas, les Alaouites ont su s'installer au sommet du pays. Cette stratégie a contribué à les sauver pendant un temps, dans la mesure où il n'apparaissaient pas comme alaouites et étaient en quelque sorte protégés et dilués dans le nationalisme arabe-syrien fédérateur. Ils faisaient partie du nationalisme arabe face aux ennemis sionistes-occidentaux. Cette manœuvre était assez habile et efficace jadis, jusqu’à ce que le pays se réislamise comme le reste du monde arabe et que les Frères musulmans et les salafistes wahhabites ne distillent leur poison théocratique au sein des masses sunnites. Sous l'empire Ottoman, il existait un véritable ressentiment des sunnites à l'égard des alaouites. Aussitôt que les premiers ont estimé que les seconds étaient à l'origine de leur persécution, ce ressentiment est revenu.

Clairement, depuis que Bachar al-Assad a demandé l'aide de la Russie et celle de l'Iran, il est perçu par beaucoup comme celui qui protège la communauté alaouite. Toutes ces forces que Bachar al-Assad a choisi de faire cohabiter aident indirectement ou directement – c'est selon – les alaouites. Mais c'est un sentier sur lequel il s'engage parce qu'il n'a plus d'autre choix. Il doit lutter contre la rébellion sunnite. Indéniablement, il est aujourd'hui le protecteur de cette minorité, mais il est difficile de prétendre que ce fut toujours le cas. Certains alaouites estiment en effet qu'en donnant un mauvais reflet de la communauté, al-Assad en fait une cible pour les sunnites. D'autres le voient comme un moindre mal : même si la Syrie était baassiste, nationaliste arabe et qu'il ne fallait pas faire état de religion ; un alaouite raisonne toujours comme un alaouite. A ce titre, un Président alaouite valait mieux qu'un Président Sunnite. Mais, encore une fois, les choses sont plus complexes et moins tranchées que cela dans la réalité;

Fondamentalement, qui sont les alaouites ? Quelle branche religieuse représentent-ils, quel rapport au pouvoir – en Syrie notamment – entre victimes et bourreaux au travers de l'Histoire ?

"Alaouite" vient du mot "Ali". Les alaouites sont rattachés aux chiites puisque, comme eux, ils donnent des caractéristiques particulières à Ali, parfois plus qu'à Mahomet, puis à la lignée des descendants inspirés de l’imam Ali et des ses enfants martyrs. A ce titre, ils peuvent être considérés comme une sous-branche du chiisme, quoi qu’étant très hétérodoxex. C'est en tout cas un état de fait ; pour l'alaouisme exotérique, populaire, il s’agit d’une branche du chiasme. C'est néanmoins beaucoup moins vrai pour l'alaouisme ésotérique, celui des initiés, qui pourrait être décrit comme "le vrai alaouisme". Les dignitaires alaouites sont très clairs à ce sujet : l'alaouisme est une religion secrète, syncrétique et initiatique qui ne se réduit pas du tout au seul islam. Quiconque accède à l'initiation alaouite supérieure sait qu'il n'est pas véritablement musulman. En clair, si pour l'alaouite lambda, l'alaouisme est une branche de l'islam chiiste – à raison, puisqu'il y a partage de cultes communs avec le chiisme, pour les grades plus élevés et connaisseurs des secrets, l’alaouisme est une religion à part, puisque d'autres cultes et croyances se mélangent au sein de l'alaouisme. De nombreux éléments extérieurs, qu'ils soient platoniciens, chrétiens, zoroastrien, bouddhistes, chamaniques, propres à l'alaouisme, diffèrent en effet radicalement de l’islam et s’y opposent même. C'est pourquoi les sunnites radicaux les persécutent depuis des siècles. Ils ne les considèrent pas musulmans, à juste titre, mais comme des mortaddin, des « apostats".

L'alaouisme débute à l'époque où une partie des musulmans prennent la défense d'Ali, le cousin, disciple et gendre du prophète, et lui prêtent des pouvoirs mystiques. La mouvance alarmiste apparait alors une branche au sein du chiisme et de la multitude des courants chiito-soufis qui y existent. Mais, dès lors qu'on analyse un peu plus l'alaouisme, il s'avère qu'il s'agit d'une religion qui professe une forme de syncrétisme hermétiste. Cette religion mélange la philosophie grecque platonicienne, l'astrologie, le judaïsme, le christianisme, le zoroastrisme, le chamanisme... En son sein existent une représentation de presque toutes les traditions ésotériques qui ont existé au Moyen-Orient.

Indéniablement, dans la longue Histoire, les alaouites ont davantage été du côté des victimes plutôt que des bourreaux. En vérité, ils ont cessé d'être des victimes, de n'être qu'une minorité persécutée, qu’avec l'arrivée des Français en Syrie. La Société des Nations avait alors confié un Mandat à la France sur la Syrie et le Liban. Nous avons alors joué la carte de l'émancipation des alaouites, de la même façon que cela a été fait avec les maronites au Liban. Mais les alaouites, au départ des Français, ont finalement massivement joué la carte du nationalisme arabe en prenant le contrôle du parti Baas. Et c'est seulement à partir des années 1960-1970 qu'ils sont arrivés à la tête d'un Etat, et par là même à une certaine influence politique. Auparavant, ils n'avaient pu sortir du rôle de minorité soumise, du début de l'Islam jusqu'aux années 1920. Sous l'empire Ottoman, les alaouites étaient interdits de séjours dans les villes, ils étaient relégués dans leur montagne du nord ouest. Les femmes étaient le plus souvent des proies, arrachées à leurs familles comme employées de maison, en fait comme quasi esclaves, régulièrement violées. Les hommes étaient quant à eux persécutés en permanence et se rebellaient régulièrement dans leurs fiefs au prix de répressions terribles. Le seul espace sécurisé correspondait aux montagnes du nord-ouest de la Syrie. Ils y restaient cloîtrés, au risque d'être assassinés par les sunnites qui les considéraient comme des mécréants, des apostas ou des chrétiens, car ils célèbrent toutes les fêtes chrétiennes.

Quelle doctrine suivent-ils et dans quelle mesure diffère-t-elle de celle de la majorité sunnite ?

Cette doctrine ne diffère pas seulement de la majorité sunnite, mais également de la majorité chiite en ce sens que les chiites – qu'on trouve en grand nombre en Iran, au Liban et en Irak – sont très religieux. Le clergé y est très fort, la charia existe, malgré la distinction qui est faite entre le pouvoir législatif et le pouvoir spirituel. Rien de tout cela chez les alaouites, qui ne se réunissent pas dans des mosquées, n’ont pas de charria, accordent une supériorité spirituelle et morale aux femmes et sont fermés et hostiles à tout prosélytisme.  Les alaouites ne sont pas véritablement musulmans. Comme expliqué précédemment, il s'agit d'une religion très syncrétique et quasiment païenne. En outre, ils n'ont jamais été régis par une loi religieuse. Il est beaucoup plus probable de trouver un alaouite dans un mouvement de gauche, d'extrême gauche ou nationaliste, en Syrie comme en Turquie ou ailleurs, car ils n'ont pas pour tradition d'obéir à une loi religieuse et ont toujours souffert de la charria.

C'est d'autant plus vrai vis-à-vis du sunnisme. S'il existe des points communs entre alaouites et chiites, comme le culte d'Ali – le cousin et gendre de Mahomet – il n'en existe pas à proprement parler entre les sunnites et les alaouites. Sunnites et alaouites n'ont pratiquement rien en commun.

Ces différences suffisent-t-elles à expliquer le profond ressentiment qui existe entre sunnites et alaouites en Syrie ? Comment expliquer la situation actuelle ; et le danger qui pèse sur la communauté alaouite ?

Un énorme danger pèse effectivement sur la communauté alaouite. A tort ou à raison, elle est aujourd'hui totalement associée au régime de Bachar al-Assad. En dehors du Hezbollah, des Russes et des Iraniens, les légions les plus combattantes en Syrie sont, de fait, des milices para-gouvernementales dirigées par des chefs de guerre alaouites.

Pour une majorité de sunnites, derrière le nationalisme arabe se cache un clan alaouite dont l'objectif serait de massacrer les sunnites. C'est une vision profondément dangereuse pour les alaouites, puisqu'elle motive les combattants sunnites. En revanche, pour être tout à fait honnête il faut rappeler que les alaouites proches des dirigeant Assad ont longtemps cherché à cohabiter avec les sunnites. Mais aujourd’hui, plus la guerre avance, moins il est possible de coopérer : chacun s'enferme dans une position de plus en plus religieuse ou communautariste et vindicative qui empêche toute communication. Le nationalisme arabe avait su réconcilier sunnites et alaouites. Il est désormais discrédité au profit de l'islamisme.

Le risque d'une sécession sunnite a toujours fait partie des risques, depuis l'arrivée des alaouites au pouvoir en Syrie. Comment s'y sont-ils préparés ?

Durant l'occupation Syrienne au Liban, un militaire Syrien – alaouite – m'avait expliqué que sa communauté s'attendait à un potentiel soulèvement des sunnites. Dans ce cas de figure, les alaouites envisageaient d'ores et déjà de se replier dans l'ouest de la Syrie. Pour tout un pan des alaouites, cette domination qu'ils exercent sur un pays majoritairement sunnite tient de l'anomalie en cela qu'elle ne peut pas être durable. Or, il existe effectivement une possibilité, pour la communauté alaouite, de se réfugier dans les montagnes que nous évoquions plus tôt : c'est d'ailleurs la stratégie que les troupes Russes mettent en place de facto en consolidant le nord et l’ouest alaouite et non sunnite puis la "Syrie utile" ! Vladimir Poutine n’a jamais vraiment cherché à s'en prendre aux djihadistes installés dans les désert à l'est, il a par contre toujours essayé de se débarrasser de ceux plus proches, à l'ouest. Il cherche à sauver la Syrie dite "utile". C'est elle, la plus riche et la plus peuplée en minorités non sunnites, donc la moins sunnite, qu'il faut sauver. Si jamais il fallait que le régime abandonne une partie de la Syrie, c'est de celle de l'est, désertique et peuplée de sunnites, dont son regard se détournerait.

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