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Le racisme en Corse à l’égard des populations d’origine maghrébine : une très longue histoire
©PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Tête de maure

Le ressentiment de certains Corses à l'égard des populations maghrébines n'est pas tant dû au contexte actuel qu'à une vielle histoire à laquelle sont mêlés ces deux peuples. A travers les Maghrébins, c'est l'Etat qui est visé. Il est accusé d'avoir spolié les Corses de leurs terres agricoles il y a plusieurs décennies au profit des pieds noirs et leurs ouvriers arabes.

Gilles Casanova

Gilles Casanova

Gilles Casanova est l'ancien conseiller de Jean-Pierre Chevènement au ministère de l'Intérieur. Il est également le secrétaire général adjoint de l'Union de démocrates et écologistes.

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Atlantico : Le récent mitraillage d'une boucherie hallal à Propriano fait écho aux événements de décembre dernier, lorsque des centaines de Corses avaient violemment pris d'assaut deux quartiers d'Ajaccio, visant spécifiquement la population d'origine maghrébine locale, en réaction à l'agression de pompiers pendant la nuit de Noël. Comment se fait-il que de tels débordements racistes se produisent en Corse, alors qu'ils semblent inimaginables dans les autres régions françaises ?

Gilles Casanova : Pendant des années, les statistiques ont montré que près de la moitié des actes racistes recensés en France (65 millions d’habitants) étaient commis dans l’île, qui compte pourtant moins de 300 000 habitants. Il s'agit d'actes qui visent spécifiquement la communauté maghrébine et cela, sans rapport avec la religion musulmane ou les récents attentats commis par des djihadistes sur le continent.

Ce serait cependant une erreur de penser qu'il existe une xénophobie consubstantielle aux Corses. Si c'était le cas, on déplorerait tout autant de violences à l'égard des noirs ou des asiatiques, ce qui n'est pas le cas.

Ces actes qu'il faut condamner sans équivoque, trouvent leurs racines dans un ressentiment vieux de plusieurs décennies lié à une affaire peu connue sur le continent : la question de la vente des terres agricoles de la plaine orientale après le remembrement ordonné par le général de Gaulle dans les années 60. Les Maghrébins y ont joué un rôle indirect et involontaire, mais des tensions également liées à l'émergence du nationalisme corse se sont cristallisées autour de la question de leur présence en Corse.

Racontez-nous !

Il faut remonter à avant 1914, une époque où la Corse avait une production de blé particulièrement importante. Tout comme la Sicile, l’île était un véritable grenier à blé. Elle vendait alors la grande majorité de ses récoltes à l’extérieur. Le blé était cultivé dans les montagnes dans des cultures en escalier. Cette localisation particulière des cultures était liée à deux raisons : la première c’est que l’ensoleillement en altitude est plus important, ce qui est favorable pour le blé. La deuxième raison c’est que la grande plaine corse de la côte orientale était alors marécageuse et totalement infestée dès le printemps par la malaria. On ne pouvait donc pas y faire de cultures et il était très difficile d’y vivre. Seules les montagnes permettaient donc les cultures agricoles.

Par conséquent, lors des héritages, on léguait aux hommes les terres les plus riches, celles des montagnes, et aux femmes celles des plaines insalubres et infertiles. Or, il faut se rappeler que jusqu’il y a peu, la Corse avait un droit spécifique en matière de succession (les arrêts Miot). On n’y payait aucune taxe sur les héritages et il n’y avait donc aucune obligation de les déclarer, donc d'établir d'actes notariés.

Mais alors, comment est-ce que les gens savaient ce qui leur appartenait et ce qui ne leur appartenait pas ? Et surtout comment pouvaient-ils le prouver ?

Justement, c'est là que les problèmes commencent. En ce qui concerne les hommes et leurs terres riches de montagne, malgré l’indivision les droits de propriété étaient bien établis et connus de tous car il fallait bien savoir qui a le droit de cultiver telle ou telle parcelle. En revanche, l’indivision entre les femmes était le plus souvent très floue car personne ne se souciait de savoir qui possédait une parcelle d’une terre inexploitable.

Et donc ?

Le résultat est une fragmentation extrême de ces terres de la côte orientale que personne n’a intérêt à regrouper et qui ne font donc l’objet d’aucune espèce de transaction.

Mais revenons à l'histoire :

A l’issue de la première guerre mondiale, la Corse importe la grande majorité de son blé tandis qu’elle en exportait la même quantité avant. La guerre a éloigné les hommes des champs pendant plusieurs années et emporté bon nombre d’entre eux. Ceux qui en reviennent constatent qu’en leur absence, et en l’absence des efforts colossaux et continus que l’entretien que les terrasses réclamaient, les espaces de cultures ont été détruits. Ils n’ont plus les moyens d’y faire pousser du blé. La richesse agricole corse est morte. Dans le même temps, les progrès techniques sur le continent rendent moins compétitive la production de montagne subsistante.

De 1920 à 1945, la Corse n’a donc plus guère de capacités agricoles. En 1945, après la Seconde guerre mondiale, les Américains installent une base militaire à Solenzara qui est un endroit stratégique de la Méditerranée, d’où nous sommes d’ailleurs intervenus récemment en Libye.

Pourtant, ne disiez-vous pas que la zone était infestée par la malaria ?

Si, et ce fut très vite un gros problème pour les autorités américaines. Face aux nombreux cas de malaria contractés par leurs soldats, il est décidé d’assainir la zone de façon à la rendre salubre. De 1946 à 1956, vont donc être déversées des quantités astronomiques de DDT (insecticide utilisé contre les moustiques véhiculant le paludisme, ndlr) sur ces marécages qui auront le mérite d’éradiquer totalement cette maladie de la région. A partir de là, la IVème République se rend compte que ces terres sont les terres arables parmi les plus fertiles d’Europe et qu’il serait très regrettable de ne pas les remembrer pour permettre le retour de l’agriculture dans l’île qui en manque cruellement.

Que décide alors de faire l’État ?

Un préfet est chargé de présider la Société pour la mise en valeur de la Corse (la Somivac). Cette dernière va alors s’employer à faire le tour de toutes les familles dont les femmes ont hérité d’une parcelle de ces terres afin de leur demander de leur signer la vente de leur terrain pour les remembrer et ainsi les rendre exploitables. L’engagement de la Somivac pour obtenir la signature des acheteurs était qu’une fois le remembrement réalisé, elle revendrait en priorité les parcelles aux familles anciennement propriétaires.

Comment ont réagi ces familles ?

Il y avait alors deux positions parmi ces familles : il y avait ceux qui voulaient exploiter la terre et donc vendaient leurs parcelles pour en racheter plus à l’issue et monter une exploitation agricole, et ceux qui vendaient leur terrain seulement dans la perspective d’en retirer un bénéfice puisque ces terrains avaient pris de la valeur. Dans les deux cas, ce remembrement s'avérait une opération aux perspectives de bénéfices alléchants.

La Somivac a ainsi fait ce travail pendant sept ans, de 1956 à 1963, le temps d’identifier toutes les parcelles, tous les propriétaires et de redessiner une géographie agricole. Un travail de titan, étant donné le morcellement dont je vous ai parlé et l'absence de droits de propriétés établis par écrit.

Une fois ce travail effectué, la Somivac a donc revendu la totalité des parcelles aux anciens propriétaires et aux nouveaux acquéreurs corses ?

Pas du tout, car à ce moment-là surviennent d’autres événements qui sont sans rapport direct avec cette affaire de remembrement, mais qui ne seront pas sans conséquences sur les propriétaires de ces terres anciennement pauvres et insalubres. En 1961, les généraux Challes, Salan, Jouhaud et Zeller font leur putsch à Alger et s’opposent militairement aux autorités de la République. Les seuls départements dont les autorités leurs prêtent alors allégeance sont l’Algérois, l’Oranais et le Constantinois concernant l'Algérie, mais également la Corse. Les trois premiers étant devenus l’Algérie algérienne après les accords d’Evian, la Corse restera le seul département ayant officiellement fait sécession avec la métropole pendant la guerre d’Algérie.

Que vient faire l'affaire du putsch d'Alger dans cette affaire de revente des terres de la plaine orientale corse ? Et quel est le rapport avec les actes de racisme anti-maghrébins en Corse ?

J'y viens. L'événement décisif se passe en 1963, lorsque le préfet qui préside la Somivac va remettre au général de Gaulle le rapport final de son action de remembrement qui devait également annoncer le début de la revente des terres. Le général de Gaulle, comme pour punir ces Corses à qui il reprochait de se sentir bien trop concernés par l’Algérie, lui enjoint alors de vendre 80% des terres aux pieds-noirs fraîchement rapatriés. Cela a pour conséquence de priver les Corses de 80% des terres, malgré le marché convenu à l’origine qui prévoyait que ces derniers pourraient racheter les parcelles remembrées.

Comment réagissent les Corses ?

Très mal. Ils vivent cela comme une spoliation, une escroquerie. Alors qu’ils se préparaient à devenir exploitants agricoles, on leur propose désormais d’être les ouvriers des rapatriés nouvellement propriétaires. Or il n’était pas concevable pour eux de passer de petit exploitant agricole à ouvriers agricoles. L’objectif au départ était d'accéder au rang de moyen ou grand exploitant agricole, certainement pas d'être ainsi rétrogradés dans la hiérarchie sociale. Ils ont donc massivement refusé de devenir ouvriers agricoles dans les propriétés des rapatriés d’Algérie. Ceux-ci ne trouvant pas de personnel pour faire tourner leurs affaires, ils vont se tourner vers leurs anciens employés agricoles et faire venir des Algériens ou Marocains.

C'est donc là qu'on en arrive à l'origine de l'existence d'un ressentiment spécifique contre les Maghrébins ?

Oui. Une main d’œuvre va donc être importée, remplaçant les Corses qui ne voulaient pas faire ces tâches. Les tensions montent entre les rapatriés et les Corses, ce qui aboutit en 1975 à l'occupation armée d’une exploitation viticole pied noir à Aléria par des autonomistes. Cela se soldera tout de même par deux morts chez les forces de l'ordre et un blessé grave chez les occupants.

Cette question des terres de la plaine occidentale va par ailleurs nourrir l’émergence de l'indépendantisme corse, dans lequel le rapport à l’arabe joue un rôle pivot. Les "nationalistes" n’auront de cesse de dénoncer ce qui est pour eux une invasion maghrébine qu’ils qualifient d’"allogène", par opposition aux indigènes, les Corses.

A l’origine, ce ressentiment vise l’État central jugé coupable de n’avoir pas tenu sa parole, mais il s’est cristallisé autour de l’arrivée massive de travailleurs agricoles maghrébins.

L’arrivée de ces populations maghrébine a été pour les Corses, la manifestation d’une spoliation. Ils ont été, injustement bien sûr, identifiés à cette spoliation.

A mon sens, ce qui s’est passé à Ajaccio en décembre, comme sans doute cette affaire de mitraillage d'une boucherie hallal, sont des événements à lire en ayant en tête l'histoire que je vous ai racontée. Absolument pas pour les excuser, mais pour mieux comprendre la spécificité de l'histoire des relations entre une partie de la population corse et les Maghrébins.

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