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Ce que pourrait coûter à la société française la fracture entre les jeunes défavorisés et l’information
©www.flickr.com/photos/darounet

Loin, si loin

D'après une enquête récente, les jeunes en décrochage scolaire sont bien plus enclins que les autres à s'informer via les réseaux sociaux ou de courtes vidéos sur Internet. Une évolution qui pose de nombreuses questions, Internet n'étant pas forcément le vecteur d'information le plus fiable.

Olivier Galland

Olivier Galland

Olivier Galland est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il est spécialiste des questions sur la jeunesse.

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Sylvie Octobre

Sylvie Octobre

Sylvie Octobre est sociologue au département des études, de la prospective et des statistiques, du ministère de la Culture et de la communication. Ses travaux portent sur les liens entre jeunes et culture(s), la transmission et les inégalités, notamment de genre. Son dernier ouvrage : Deux pouces et des neurones, les cultures juvéniles de l'ère médiatique à l'ère numérique, Paris, MCC, 2014

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Atlantico : Une enquête de la sociologue Monique Dagnaud sur des jeunes en décrochage scolaire montre que ces derniers sont trois fois moins habitués aux sites d’information que les autres jeunes (8% au lieu de 24%), mais rivés à leur smartphone et deux fois plus amateurs de courtes vidéos (44% d'entre eux). Comment expliquer cette évolution selon vous ?

Olivier Galland : Ce n'est pas très étonnant. Les jeunes en décrochage scolaire le sont, en partie, parce qu'ils répudient ou se sentent très éloignés de la culture scolaire qui est une culture de l'écrit. Leur culture, comme celle de tous les jeunes aujourd'hui, est une culture communicationnelle qui passe par les réseaux sociaux, les images, les vidéos. Les jeunes de milieux favorisés parviennent sans trop de difficultés à compenser cette distance culturelle avec l'école, car ils savent faire leur "métier" d'élève et ils connaissent les codes, grâce à leurs familles et au capital culturel qu'elle transmet malgré tout. L'effet est beaucoup plus désastreux pour les jeunes de milieux défavorisés. Rien ne vient compenser chez eux le clivage culturel avec l'école.

Sylvie Octobre : Les jeunes sont immergés dans une culture numérique, de flux d'images et de textes, dans laquelle le fait d'être au courant vaut autant sinon plus que le fait de savoir. En effet, la notoriété, qui obéit aux jeux des industries culturelles de masse, permet des gains dans les relations entre pairs : on peut parler des mêmes musiques, séries... Peu importe si on s'y connait vraiment pour entrer dans la conversation. Le mode conversationnel qui s'est développé a pris le pas sur le mode discursif : les tweets de quelques signes ont peu à peu pris la place des blogs, qui eux-mêmes se substituaient aux lettres, les courtes brèves se substituent aux articles… On peut même ne communiquer quasiment que par images, fixes ou animées (Snapchat ou Dubsmash par exemple). La réduction de la discussion à la conversation est également basée sur une valorisation des émotions partagées au détriment des savoirs validés. Emotions qui font les beaux jours des likes, et des émoticones qui sont devenus des codes de communication largement partagés par les jeunes. Ces émotions circulent en masse sur les réseaux sociaux et via les smartphones, qui deviennent des extensions émotionnelles des jeunes… L’attention émotionnelle est devenue dominante dans la télévision également, ainsi que dans une partie de la presse sur le mode de la presse people ou de l’infotainment. Le divertissement et le sérieux se mêlent, sans pouvoir être départagés, et l’important c’est de faire le buzz plus que de contribuer à une compréhension partagée des événements.

Le fait de s’informer essentiellement par des images et des courtes séquences trouvées sur le Net, où l’information est parfois tronquée, pastichée ou parfaitement anecdotique, est-il regrettable ?

Olivier Galland : Il y a des aspects positifs et négatifs. Ces échanges intenses créent une culture de génération. Ils ont aussi un effet désinhibant : ils peuvent aiguiser le regard critique, on le voit bien avec le regard des jeunes sur les partis et les discours politiques. Le côté négatif est qu'il n'y a pas de "juge de paix" de la qualité de l'information, il y a une sorte d'équivalence généralisée de tout ce qui circule sur le Net. Cela peut conduire à de la désinformation, et dans le pire des cas, à de la manipulation. On connaît les théories du complot qui ont sévi au sujet de divers évènements. Ceci étant, je ne crois pas que le Net exerce en lui-même un effet massif de recul de la capacité de jugement.

Sylvie Octobre : La transformation de l’information en infotainment pose de véritables questions au fonctionnement démocratique. Le libéralisme et l’individualisme qui président aux nouveaux modes de participation (chaque voix se vaut sur tous les sujets, même sur ceux auxquels on ne connaît rien) mêlés aux règles de l’audimat (où attirer vaut plus que produire des contenus de qualité) produit une paupérisation du débat public, qui se concentre sur des épiphénomènes, souvent totalement internes aux médias eux mêmes. La pitoyable "affaire" des nouilles dans le slip le montre une fois de plus : la télé parle à la télé de ce qui se passe à la télé et finit, en occupant l’espace médiatique, par faire parler d’elle. Ce mode d’infotainment a également hybridé le sérieux à l’humour ou la provocation : le gag voire le clash sont des modes de gestion de l’attention médiatique de plus en plus fréquents, des politiques aux peoples en passant par les professionnels des médias, notamment audiovisuels. Par ailleurs, les temps dédiés aux explications se réduisent et se raccourcissent : le nombre d’émissions de débats réels baisse, les sujets-reportages sont traités sous l’angle de l’émotion (individuelle et collective)… Une question lancinante dans la presse écrite est celle de la "bonne taille" des articles : trop longs, ils ne seraient pas lus, trop courts, ils ne diraient rien… Le succès de la presse gratuite, aux articles de taille réduite, proche des dépêches AFP, a fini de semer le trouble.

L’information par l’image, on le sait, est d’une nature à la fois éminemment émotionnelle et complexe. Décoder une image est un art d’autant plus difficile que l’image provoque des émotions fortes. Qu’on se souvienne de l’image terrible du petit Aylan, qui a largement circulé, a été retravaillée, récupérée, détournée… et des débats qu’elle a suscités. L’image ne discourt pas d’elle-même, elle parle… Et ce n’est pas la même chose. Pourtant, les possibilités de recombinaisons, de transformations, et in fine d’expressions permises par les outils numériques sont bien réelles, mais elles ne sont pas partagées par tous les jeunes. Car pour (re)construire une information dans le flot continu de données dans lequel nous sommes baignés, il faut détenir des compétences complexes, de traitement, de sélection, de validation et in fine de mise en forme qui sont très loin d’être simples, alors même que les outils eux, sont faciles d’accès.

Cette nouvelle manière de s'informer touche surtout les jeunes en difficulté scolaire. Est-ce significatif selon vous ? Cela peut-il favoriser leur épanouissement personnel, ou au contraire les desservir dans leur parcours ?

Olivier Galland : Encore une fois, le côté positif c'est que les jeunes de cette génération, y compris les jeunes en difficulté scolaire, s'expriment à travers les réseaux sociaux. Ils ne sont pas seulement des réceptacles passifs de messages incontrôlés. Ils produisent aussi des messages, souvent sous une forme ludique ou satirique, et c'est une forme d'inventivité et d'expressivité. Mais on sait que la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux présente aussi des risques et pas seulement des risques de manipulation ou d'emprise, mais également des risques sur l'image et l'estime de soi. Lorsqu'on se soumet au jugement de ses pairs, le retour de bâton peut être parfois très cruel et cela peut déstabiliser les jeunes les plus fragiles.

Sylvie Octobre : Il existe chez les jeunes une forme de disqualification du monde des adultes et des promesses auxquelles il est adossé : perte de croyance dans le politique et dans les médias (d’où la théorie du complot, notamment quand sur les réseaux circulent des vidéos amateurs et des analyses profanes qui contredisent les informations "officielles"), perte de croyance dans l’efficacité du système scolaire pour protéger du chômage, perte de croyance dans la parole institutionnelle, supposée elle aussi manipulée en faveur d’intérêt de lobby… Ces pertes de croyance entraînent avec elle une disqualification des réseaux d’information traditionnels, au profit des modes de circulation de l’information perçus comme "alternatifs", ou "libres" parce que chacun peut y contribuer, et qui ne semblent pas obéir à un programme informationnel d’ensemble (comme le font les principaux médias audiovisuels ou de presse, en se positionnant sur un échiquier politique par exemple). Le paradoxe est que ces médias considérés comme alternatifs ne le sont pas, en réalité. Ils obéissent aux règles capitalistes du classement des informations en fonction du volume des likes, des citations… et à aucun argument qualitatif. Ils obéissent également à des régulations dont on sait in fine peu de choses, les algorithmes et les arbitrages des webmasters étant des "secrets" industriels bien gardés.

Puisque de plus en plus de jeunes s'informent via les réseaux sociaux et Internet, se dirige-t-on à l'avenir vers une société du tout-numérique en termes d'information ?

Sylvie Octobre : Les effets du numérique ne se voient pas tant en termes de remplacement/disparition que de segmentation : les marchés de l'information se différencient entre information-dépêche, information-buzz, information-analyse.... Certains journaux ont fait des arbitrages éditoriaux pour fidéliser des publics sur des modes de lectures différenciés : entre les lecteurs du Monde papier et internet, de Libé papier ou internet ou de 20 minutes, ce sont des rapports différents à l'information qui se déploient, qui peuvent parfois être complémentaires. L'information Internet est par nature plus réactive, l'information papier prend (ou peut prendre) le temps de la distance critique. Par ailleurs, dans la surinformation du numérique, les supports s'organisent par zones de compétences thématiques : la presse magazine comme les sites spécialisés "souffrent" moins de la concurrence des divers niveaux d'information.

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