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Ce que la reprise en main des services de sécurité par Bouteflika révèle sur ceux qui détiennent vraiment le pouvoir en Algérie
©Reuters

Une question primordiale

Le président Algérien Abdelaziz Bouteflika a crée une nouvelle Direction des services sécuritaires, rattachée à la présidence. Un acte qui intervient quelques semaines après la présentation d'un avant projet de réforme de la Constitution. Alors que le pays subit une grave crise économique, le président algérien prépare sa succession pas à pas.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Atlantico : Le président algérien Abdelaziz Bouteflika a décidé de dissoudre le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), pour créer la Direction des services sécuritaires, rattachée à la présidence. En plaçant les services de renseignements sous sa coupe, que cherche à faire le président ?

Pierre Vermeren :Si la réforme se limitait à un changement de consonnes, DRS devenant DSS, on en resterait au symbole : car le DRS connote en Algérie la « décennie noire », comme avant lui la SM (Sécurité militaire) renvoie aux années Boumediene. Le service de sécurité de l’État, chargé à la fois de la police politique, du renseignement et des actions extérieures et de contre-espionnage, symbolise la toute puissance de l’Etat militaire algérien, tel qu’il s’est forgé dans la violence et l’adversité de la guerre d’indépendance (1954-1962), sur fond de guerre froide et du nationalisme arabe porté par les Etats.

Symboliquement ou effectivement, l’avenir le dira, la réforme en cours tend à faire passer le plus puissant service de l’Etat sous le contrôle du politique, en l’occurrence sous la tutelle de la présidence (la Mouradia). N’oublions pas que c’est le DRS qui est allé chercher Bouteflika, comme ses prédécesseurs, puis qui l’a fait élire. Depuis l’assassinat d’Aban Ramdane en décembre 1957 par les sécuritaires du FLN, le militaire prédomine en Algérie sur le politique : on observe donc en apparence un tournant séculaire…

Plusieurs réformes que l’on a découvert dans la presse algérienne ces derniers mois confortent cette évolution : les principaux chefs du DRS ont été écartés, ses services ont été découpés et placés sous diverses tutelles, l’armée et la présidence ont repris la main sur cette administration, et son grand chef depuis trente ans, le mystérieux Toufiq, a été mis à la retraite. Cette mesure est donc la dernière partie d’un jeu de billard à plusieurs bandes.

Qui détient le pouvoir réel en Algérie ? Bouteflika ne risque-t-il pas de se faire des ennemis ? 

That is the question… Sous Boumediene, dans les années soixante-dix, le président détenait seul le pouvoir, ou a minima avec son alter ego Kasdi Merbah, chef de la SM. Puis des présidents se sont succédés, avec moins de charisme, et la guerre civile (« décennie noire ») des années 1992-2001 a frappé un pays de plus en plus tétanisé. Pour arracher le pays au chaos programmé, les services spéciaux et l’armée ont eu carte blanche, et ont incontestablement repris l’ascendant sur la Mouradia, sur le FLN et sur les divers centres de pouvoir. Le président Boudiaf aurait été assassiné en 1992 pour avoir tenté de débloquer le dossier saharien sans l’aval de l’armée. Cette thèse dont l’histoire dira la valeur, met à jour cette toute puissance.

Bouteflika le sait, lorsqu’il accepte de présider l’Algérie. Lui aussi est un politique, un grand politique, qui a toute sa vie été diplomate, au service de la révolution, de Ben Bella puis de Boumediene, avant de sillonner le monde et de séjourner dans le Golfe. Ronge-t-il son frein depuis 1999 et ses quatre mandats, rêvant de reprendre le pouvoir politique confisqué par l’armée et le DRS ? C’est incontestablement ce scénario qui est mis en scène, sorte de storytelling à l’algérienne, pour rendre le régime plus présentable à l’approche de l’inéluctable succession (rappelons que le président Bouteflika a 78 ans, est malade, et a annoncé il y a quelques années la fin du règne de sa génération).

Le pouvoir est donc partagé entre plusieurs instances, l’armée, les services de sécurité, la présidence et ses proches, le FLN, les réseaux économiques calés sur la rente pétrolière etc. Bouteflika est parfaitement connu dans ce petit monde : en tant que survivant de sa génération, même affaibli, il a l’avantage de pouvoir poser des actes et imposer des hommes sans faire trop de vagues. Tout est millimétré, et quand les choses sont annoncées dans la presse, tout a été avalisé dans le sérail. Est-ce que les mécontents se taisent en attendant leur heure, ou acceptent leur sort car leurs intérêts (et leurs enfants) sont préservés, nous le saurons un jour.

Pourquoi le contrôle des services secrets est-il essentiel pour le pouvoir algérien ? Quels intérêts se cachent derrière ? 


L’Algérie n’est pas une démocratie, et la population est très remontée (c’est un euphémisme) contre le pouvoir et tous les dirigeants. La situation économique très favorable depuis 10 ans, est en train de se retourner, avec l’effondrement du pétrole, et alors que toute l’économie repose sur cette rente. Quelques maquis islamistes sont toujours présents en Algérie, l’islam révolutionnaire a encore incontestablement des partisans, et le feu couve au Sahara, chez les voisins libyens, sahéliens et même un peu en Tunisie. Autant dire que la situation est potentiellement instable.

Dans ces conditions, l’Etat algérien est établi sur un appareil sécuritaire très performant, très professionnel et tentaculaire. Diriger les services en Algérie, c’est contrôler l’Etat, la population et prévenir les crises. Sans cet appareil, l’Etat n’aurait pas pu traverser la crise des années 1990, qui n’a fait que le renforcer en retour. Dès lors, l’armée et la présidence, qui constituent avec l’ancien DRS le triangle du pouvoir algérien, s’observent, se surveillent et pactisent. Il n’y a pas d’acteur caché car tout remonte à ce niveau : les intérêts économiques, pétroliers et financiers, car ils sont la condition d’existence du système ; il en va de même de la rente politique du FLN-RND et des associations de moudjahiddines et de leurs descendants, qui sont associés à ce triangle de fer.

Cet acte intervient quelques semaines après la présentation de l’avant-projet de réforme de la Constitution. Bouteflika continue-t-il de préparer sa succession ?

C’est une évidence : ou bien il la prépare lui-même, ce qui semble être le cas, ou bien ses proches le font dans l’ombre. Tout se qui se passe en Algérie depuis 2010 conduit à la préparation de la succession du président. Le scandale de la Sonatrach qui éclabousse en 2010 des proches du président annonce l’entrée dans la guerre de succession. C’est peut-être là qu’ont commencé les actions visant à contenir puis démanteler le DRS. Puis en 2010, alors que s’intensifiait dans le pays la rumeur d’une succession programmée pour le frère du président, Saïd, le printemps arabe, qui fut très bref à Alger, a levé l’hypothèque. Avec les accidents vasculaires cérébraux qui frappent le président à partir de 2013, il y a bientôt trois ans, on entre dans une nouvelle phase. Cela n’a pas empêché la réélection surréaliste de 2014 ! Depuis, le président, toujours aussi invisible, réforme l’armée, les services, la constitution et l’Etat par petites touches. Ses proches tiennent tous les pôles de pouvoir, ce qui facilite les choses.

Ces réformes interviennent alors que l’état de santé du président Bouteflika est fragile comme vous les mentionnez, qui plus est dans un contexte de grave crise économique. Y-a-il un risque d’explosion, en cas de décès du président ? 

C’est évidemment une inconnue de taille. Car sur le papier, tout est possible, sous réserve que l’expérience traumatisante de la violence ait immunisé la société, rendue prudente, désabusée et méfiante. Mais les générations passent et les jeunes qui ont 15 ans aujourd’hui n’ont pas connu la guerre… Ce qui est certain, c’est que tous les clignotants sont au rouge : la démographie est au plus haut dans un pays qui ne nourrit pas sa population ; le « tout pétrole » est terminé, alors que toute l’économie repose sur lui ; la rente pétrolière et les réserves de changes s’effondrent alors que l’Etat en dépend ; la guerre couve chez certains voisins sahariens de l’Algérie, alors que ce pays a de grandes responsabilités régionales ; et la classe politique semble totalement coupée d’un peuple qui est particulièrement défiant et rétif à ses mots d’ordre…

C’est pourquoi on assiste depuis des mois à la mise en place de mécanismes politiques et institutionnels visant à changer le visage de l’Etat sans heurter les Algériens : réforme constitutionnelle, place plus grande promise à la langue berbère (pour calmer les Kabyles), mise sous tutelle politique de la police politique, réformes économiques atténuées au maximum, mise en veilleuse des tensions avec la France et les autres puissances occidentales et arabes etc. Tout cela annonce une volonté de calmer le jeu pour le jour où… 2019 est le terme de l’actuel mandat.

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