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"Délitement de l’Europe" : que peut encore faire la France (et qui pour le faire) pour répondre à l’alerte lancée par François Fillon sur la catastrophe causée par l’effacement français ?
©Pixabay

Allô Paris, ici Bruxelles, répondez, répondez !

Lors d'une interview donnée à Jean-Pierre Elkabbach pour Europe 1, François Fillon a détaillé son plan pour l'avenir, lequel s'articule d'après lui autour de la nation française et de l'Europe. Face à une Allemagne fragilisée, la France est face à une occasion de tirer son épingle du jeu et, peut-être, de se reconstruire au travers d'une nouvelle Europe.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Partout dans la presse est fait le constat d'un affaiblissement de l'influence allemande… Est-il temps pour la France de tirer son épingle du jeu ? Jusqu'où et comment la France peut-elle se lancer dans la reconquête d'une certaine aura ? Se reconstruire au travers de l'Europe ?

Christophe Bouillaud : Il me semble qu’une telle manœuvre serait très difficile sous la présente présidence de la République. En effet, François Hollande, alors qu’il avait promis à ses électeurs de réorienter la politique européenne en ne faisant pas ratifier le TSCG en l’état, n’a pas cru bon d’honorer cette promesse. Le TSCG a été ratifié tel qu’il avait été négocié et signé par Nicolas Sarkozy, François Hollande a alors raté l’opportunité de réorienter l’Europe. Par la suite, en dépit de toutes ses déclarations en sens contraire, François Hollande s’est en fait aligné sur les positions allemandes. Encore à l’été 2015, lorsque des négociations ont été menées avec la Grèce d’Alexis Tsipras, la France s’est contenté de jouer le "good cop" aux côtés de l’Allemagne qui restait dans son habituel rôle de "bad cop". L’accord trouvé avec la Grèce le 13 juillet 2015 ne rompt en effet en rien avec les erreurs précédentes en matière de politique économique et sociale pour ce pays, et cela va d’ailleurs bientôt commencer à se voir avec un approfondissement inévitable de la récession en Grèce. Le tandem Merkel-Sarkozy avait été moqué comme le "Merkozy", or, sous la présidence Hollande, cela ne change guère. Seul un nouveau président français pourra rompre avec cet alignement sur l’Allemagne, et il faudra aussi que les choses aient changé en Allemagne. Malheureusement, en 2017, il sera déjà peut-être déjà trop tard pour l’Union européenne.

Quant à ce que la France se reconstruise à travers l’Europe, je vois très mal comment. En effet, nos dirigeants n’ont cessé d’exalter au cours de l’année 2015, surtout après les attentats du 13 novembre 2015, la patrie, la nation, la France, l’ineffable identité française qui constitue un phare pour l’humanité.  François Hollande a certes appelé à l’aide nos partenaires européens en utilisant la procédure prévue à cet effet dans les Traités européens, mais cela ne compense en rien l’exaltation patriotique à laquelle lui-même et son Premier ministre, Manuel Valls, nous ont tous conviés. Et les oppositions n’ont pas été en reste : la droite, et bien sûr l’extrême-droite, n’ont pu qu’approuver cet appel au sursaut patriotique. Malheureusement, c’est là souligner que les sentiments d’empathie de nos concitoyens sur lesquels les dirigeants veulent s’appuyer sont exclusivement nationaux. Les morts du 13 novembre ont été présentés comme la fine fleur de la jeunesse française lâchement assassinée par des barbares, et non pas comme une partie de la jeunesse européenne, ce qui aurait été possible au vu du nombre d’Européens non français parmi les victimes. La proposition de réformer la Constitution pour y introduire la possibilité de déchoir de leur nationalité française les terroristes binationaux définitivement condamnés n’a fait que renforcer cette ambiance d’exaltation patriotique où seule la France compte et où le fait d’être Français est un honneur tel que même un terroriste djihadiste pourrait reculer devant son crime face à la perspective de perdre cette éminente qualité. Au total, on ne peut pas en effet  exalter les sentiments patriotiques français à la manière de la Guerre de 1914 pour contrer les pulsions extrémistes de droite et espérer en même temps que les Français se découvrent prêts à sacrifier cette même nation sur l’autel d’un devenir européen.

Alain Wallon : Il est vrai que l’Allemagne a vu sa propre aura – pour ne pas dire son auréole - pâlir quelque peu, notamment depuis que la crise migratoire est venue écorner l’image d’un pays qui apparaissait sûr de ses choix et le titulaire indétrônable du rôle de meilleur élève, voire de professeur de bonne gouvernance pour tous les autres pays européens. La France, de son côté, a su saisir sa chance il y a six mois de marquer un point décisif en matière de leadership dans la précédente crise, celle de la dette grecque, en empêchant que la Grèce soit contrainte à sortir de la zone euro. Le gouvernement allemand était divisé sur l’attitude à prendre, entre la ligne strictement comptable conduite par Wolfgang Schaüble et l’orientation plus modérée mais aussi plus communautaire, plus politique de la chancelière Angela Merkel. Ce fut là une preuve très nette de la capacité que peut avoir la France à reprendre l’ascendant au sein du Conseil européen. Ses partenaires au sein de l’UE peuvent maintenant juger, avec déjà plusieurs mois de recul, de la pertinence de l’option défendue par la France de faire confiance à Alexis Tsipras plutôt que de faire le saut dans l’inconnu d’une brèche béante ouverte au flanc de la zone euro. Non seulement le gouvernement grec a jusqu’ici honoré scrupuleusement ses engagements malgré des conditions très difficiles, mais chacun peut imaginer aussi combien aurait pesé lourd aujourd’hui le constat d’une zone euro amputée d’un de ses Etats membres au moment de tenter de convaincre les citoyens du Royaume-Uni de ne pas quitter l’Union européenne. Ensuite, la situation de la France après les attentats sanglants qu’elle a subis en 2015, si elle ne lui confère aucun statut spécial, oblige les autres Etats membres à remiser provisoirement au placard leurs critiques récurrentes de l’ "arrogance française" et à devoir se justifier sur leur frilosité à apporter un soutien effectif aux engagements de la France contre les menaces terroristes en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Donc, la réponse est oui : il y a bien un momentum que notre pays peut saisir pour, non tant marquer sa différence - ou, pire encore, tenter d’en profiter pour faire oublier sa copie de mauvais élève de la réduction du déficit - , mais pour définir haut et clair les choix stratégiques à proposer à ses partenaires européens, à la fois face aux crises en cours et pour les années qui viennent. Nul doute qu’un tel engagement permettrait à notre pays de trouver une raison de retrouver foi en lui-même et en l’avenir, plutôt que de se contenter d’un second rôle ou d’un changement permanent de rôles de composition au fil de l’eau qui nous font souvent désespérer d’être européens…

Christophe de Voogd : J'ai bien peur que ce "constat" soit en fait un vœu de la presse française, un wishful thinking. Un peu comme "le déclin américain", dont j'entends parler depuis des décennies. Certes Angela Merkel est ébranlée par sa gestion de la crise migratoire. Certes il y a le scandale Volkswagen. Mais les éléments objectifs de la puissance allemande sont toujours là... et peut-être même renforcé par l'afflux d'une nouvelle main d'œuvre. Voyons dans les commentaires des médias français avant tout le reflet de notre propre anxiété par rapport au déclin, lui objectif et évident de notre poids influence en Europe : les chiffres et les faits sont sans appel, du PNB au taux de chômage en passant par les investissements. 

La France peut-elle espérer prendre le leadership en Europe ? Jusqu'à quel point l'attelage avec l'Allemagne est-il une nécessité ? N'y a-t-il de leadership possible qu'en fonction du poids économique du pays ?

Christophe Bouillaud : Le poids économique joue bien sûr en défaveur d’un leadership français, mais ce n’est sans doute pas l’élément le plus défavorable à ce dernier : la France est surtout victime de l’écart entre des élites partisanes de droite et de gauche alliées aux élites économiques qui ont fait l’intégration européenne et les sentiments populaires à l’égard de cette même intégration européenne. Le référendum de 2005 a été en ce sens fondateur, et rien de ce qu'il s’est passé ensuite n’a démenti l’existence de cet écart. Sur la longue durée, les Français n’ont pas été clairement préparés à l’idée que la finalité de l’intégration européenne ne pouvait être que la fédération européenne - en particulier avec l’existence d’une monnaie comme l’Euro -, et du coup, ils n’y sont aucunement prêts, et l’Europe entière le sait ! Cette déficience intellectuelle des élites dirigeantes me parait particulièrement nette sur la question de l’Euro : comme les historiens de l’intégration européenne, ce sont les dirigeants français de la fin des années 1980 et du début des années 1990 qui ont imposé à l’Allemagne la création de l’Euro pour prix de sa réunification, sans que ces mêmes dirigeants français (dont un Jacques Delors par exemple) aient réfléchi sérieusement aux réelles possibilités de fédération européenne que l’existence même de cette future monnaie unique impliquait. Les problèmes de l’Europe actuelle, très largement liés au ratage que constitue la monnaie unique, est donc aussi le fruit des erreurs commises par les dirigeants français du passé. De ce fait, cela place la France dans une fort mauvaise posture pour venir donner des leçons aux autres pays, quels que soient par ailleurs les dirigeants français du moment.

Par ailleurs, l’idée même d’un leadership français en Europe me semble très peu probable, parce que, dans l’Europe actuelle, il est très difficile d’imposer un leadership national quel qu’il soit, parce que les intérêts et les idéologies des dirigeants des différents pays membres sont toujours aussi différents. L’Allemagne a dominé les dernières années moins par sa force que par la faiblesse des pays auxquels elle imposait sa loi, et surtout par l’adhésion des élites de ces pays aux idées venues de l’ "ordo-libéralisme" allemand : les dirigeants espagnols, portugais, irlandais, italiens, grecs, et avant eux estoniens, lettons, etc., ont accepté la ligne allemande de l’austérité qui résout tout aussi parce qu’ils croyaient eux-mêmes à l’austérité. Or, ce qu'il se passe avec la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie avec la "crise des migrants" montre que les dirigeants de ces pays ne sont plus prêts à se laisser dominer par ceux des pays qui ont dirigé historiquement l’intégration européenne, à savoir en particulier le "couple franco-allemand", pour des raisons à la fois idéologiques et géopolitiques. L’attelage franco-allemand s’avère de fait de moins en moins capable de faire avancer l’ensemble de l’Union européenne dans la direction souhaitée et surtout de régler les crises européennes qui s’accumulent depuis quelques années. Il serait bien étonnant que la France seule fasse mieux que le binôme franco-allemand. D’ailleurs, il me semble que, vu le passif de ce couple qui se trouve largement co-responsable du marasme actuel, l’intégration européenne ne pourra être relancée que par des dirigeants nationaux qui ne soient justement, ni français, ni allemands. Après tout, pourquoi ne pas laisser faire les Suédois, les Tchèques ou les Italiens ?

Alain Wallon : Dans une Europe à 28, il faut savoir d’abord convaincre, tisser des liens, former des alliances. N’oublions pas que les Traités sont adoptés à l’unanimité des Etats membres et que si, dans bien des domaines, la majorité qualifiée est devenue la règle, c’est votre capacité à créer du consensus qui vous désigne comme un "moteur" de ce train européen qui roule lentement, trop lentement à bien des égards, mais ne s’arrête jamais. Mais la longueur et le poids de ce train impose un attelage de tête, suffisamment puissant pour tirer l’ensemble, suffisamment convaincant pour que tous adhèrent à ce leadership ou en tout cas ne puissent à tout moment le mettre en cause. A l’évidence, comme cela aurait toujours dû le rester depuis la création de la CECA en 1951 sur proposition de la France, c’est la locomotive franco-allemande, seule véritable armature de la construction européenne, qui doit continuer à ouvrir la voie. Les tentatives d’Angela Merkel de jouer la carte anglaise pour se poser au centre d’un ménage à trois, obligeant la France à des contorsions intenables, ont fait long feu et donné le lamentable résultat que l’on sait : l’Angleterre au bord de la sortie, avec le chantage d’un David Cameron jouant au jeu du "Retenez-moi ou je fais un malheur", et l’Allemagne acculée à une Ostpolitik inattendue, la Hongrie et l’Autriche, puis la Pologne bloquant au maximum toute répartition organisée au plan européen de quotas de réfugiés. Comme la France, l’Allemagne a tout intérêt a reprendre le chemin de la construction plus solide d’un leadership partagé, le seul possible et viable sur le long terme. Bien sûr, le poids économique est primordial, même s’il ne suffit pas à s’imposer tant les dossiers européens sont variés et nécessitent pour avancer des arguments calibrés. Mais quelle que soit la largeur du coin de ciel bleu qui s’ouvre pour la France dans la reconquête d’une part perdue de son leadership ou de son aura aux côtés de l’Allemagne, elle ne pourra s’y redéployer qu’à la condition d’être crédible dans le respect de ses engagements économiques dans le cadre de l’UE. Aucun Etat d’urgence, même reconduit une nouvelle fois, même s’il répond à des raisons légitimes, ne pourra masquer ni reléguer trop longtemps cet impératif.

Christophe de Voogd : Sur l'attelage avec l'Allemagne, je demande quelle est la solution alternative ? L'on a bien essayé le tandem avec l'Angleterre mais le moins qu'on puisse dire c'est que ça ne peut  pas marcher, compte tenu des positions britanniques peu "constructives". Ce n'est pas tant le poids économique en soi mais le dynamisme qui compte. Là encore les chiffres français parlent...Toutefois je crois qu'un rapprochement avec l'Italie de Renzi aurait du sens : non pas comme alternative mais comme un contrepoids à utiliser tactiquement vis à vis de la Commission et de l'Allemagne. Mais la France préfère jouer cavalier seul, non par souci de sa "grandeur" même si l'on utilise encore cette rhétorique, mais pour une raison moins avouable : passer sous le radar de la vigilance européenne pour continuer ses déficits budgétaires. Renzi, lui, peut parler haut et fort, car il fait les réformes. 

La France est-elle suffisamment active dans les instances européennes ? A la Commission, au Parlement, dans le lobbying ?

Christophe Bouillaud : La France occupe la place qui est la sienne dans une Europe élargie. Le seul vrai problème en matière d’influence de notre pays se pose au Parlement européen, où la victoire du Front national aux élections européennes de 2014 a privé la France de beaucoup de députés qui auraient pu s’investir dans l’un des deux grands groupes du Parlement européen (celui du PSE et celui du PPE) où tout se décide. Il faut cependant souligner que le Parlement européen reste l’institution la moins décisive du "triangle institutionnel", contrairement au Conseil de l’Union européenne, au Conseil européen ou à la Commission. En matière de lobbying, nos grands groupes du CAC40 ne sont d’ailleurs pas moins actifs à Bruxelles que leurs équivalents allemands, britanniques, etc. Pour ce qui concerne l’Europe des négociations au jour le jour sur des sujets techniques, je ne suis pas sûr que l’influence française soit si en déclin qu’on ne le dit.

Alain Wallon :Constatons que la présence française dans les cabinets des commissaires reste élevée. Mais aussi que les postes les plus stratégiques, ceux de chef et chef adjoint de cabinet des portefeuilles clés lui échappent en grande partie. Ce n'est pas une surprise car on est là dans la continuité d'un repli qui remonte au "grand élargissement" de 2004 suivi de celui de 2007, soit un total de 12 pays, le double d'Etats membres d'avant 1994, le triple de l'Europe des pays fondateurs ! Il y a eu insu combinaison de plusieurs facteurs, notamment politique et linguistique, en interaction mutuelle. Le centre de gravité de l'UE s'est décentré vers le Nord et l'Est, au détriment d'un équilibre où la France se trouvait au milieu du balancier entre les polarités  latines et anglo-saxonnes. La langue française, longtemps langue prédominante, à du rendre du terrain à l'anglais. Et la tradition de fonctionnement de la haute administration française, sur laquelle s'était modelé celui de la Commission européenne, à été peu à peu rongée par les méthodes de management anglo-saxonnes.

Pour ce qui est des parlementaires, il est de notoriété publique que tous ne sont pas assez actifs, voire même que certains détournent à d’autres fins que l’action de député européen les possibilités, les avantages et les privilèges que leur confère leur mandat. Les critiques dans ce domaine ne visent pas que les « eurosceptiques » français. Mais à part ces comportements récurrents, les eurodéputés français sont, selon un rapport récent (cf. le site VoteWatch Europe), dans la bonne moyenne, sans pour autant atteindre le niveau d’assiduité de leurs collègues d’Outre-Rhin. Les Allemands, très présents en commission, ont également investi les instances de direction du Parlement où, très implantés, ils occupent les postes essentiels dans une proportion très supérieure aux Français qui, eux, tendent à quitter rapidement ces fonctions. Le problème français est pourtant ailleurs : les chefs de parti se servent du PE comme d’une tribune et désertent le travail en commission, là où se fait pourtant l’essentiel du travail, et se contentent souvent de leur statut, fort bien rémunéré, de « recasés » de la politique nationale. Les ex-ministres et autres exilés, frustrés d’être éloignés des plateaux télévisés, effectuent donc un service minimum… ce qui ne risque pas de galvaniser leurs troupes au Parlement européen ! Tout cela contribue à la perte d’influence de la France dans l’hémicycle de Strasbourg et à Bruxelles où beaucoup de coups se jouent et se donnent lors des navettes entre le Parlement et le Conseil, ainsi qu’avec la Commission. L’enjeu est même interne à la délégation française puisque, aujourd’hui fort de ses 23 élus et ayant réussi à former un groupe, le FN entend désormais remplacer l’absentéisme par une présence active au PE, présence vouée ouvertement à une critique virulente de l’Europe. La violente apostrophe de Marine Le Pen contre François Hollande lors de son discours conjoint avec celui d’Angela Merkel le 7 octobre dernier en a donné un spectaculaire aperçu. En résumé, il y a beaucoup de pain sur la planche – et de l’eau à passer sous le pont de Kehl – avant que la présence française au Parlement de Strasbourg et dans ses autres sites permette d’y peser à nouveau de façon forte, structurée et constructive. La verve et la combativité d’un Dany Cohn-Bendit pouvait, en tous cas vus de loin, donner le change. L’arbre désormais ne cache plus la forêt.

Christophe de Voogd : Regardez les postes importants, les cabinets des commissaires et du Président du Conseil et du Parlement et cherchez les Français... Il faut sortir un peu de l'hexagone et l'on verra que la tonalité générale est claire même chez les plus proches de nous : nous ne sommes plus pris au sérieux. Seule notre énergie diplomatique nous permet de sauver les meubles comme lors de la crise grecque. Mais là encore la décision finale a été allemande, ou plus exactement "merkelienne", car il faudrait s'aviser qu'il y a en Allemagne des voix divergentes et qu'Angela Merkel est assurément la plus favorable à l'Europe. Ceux là meme qui la critiquent en France seront les mêmes à la regretter.

Dans son interview chez Europe 1 le 21 janvier, François Fillon a détaillé son nouveau projet européen. Celui-ci s'articule autour d'une Union Européenne aux fonctions resserrées (défense, énergie, monnaie, frontières, etc…) qui verrait la France à sa tête. Jusqu'où ce modèle peut-il fonctionner ? Par ailleurs, revenir sur une Europe à deux vitesses pourrait-il s'avérer salutaire pour une union mise à mal ?

Christophe Bouillaud : En réalité, l’Europe est déjà à plusieurs vitesses. Il y a par exemple déjà une division majeure entre les Etats membres de la zone Euro et les autres. L’enjeu de la renégociation avec les Britanniques de leur statut dans l’Union européenne porte d’ailleurs largement sur ce fait de la pluralité monétaire de l’Union, tout en maintenant un marché unique. Il me semble que l’idée de François Fillon est de se consacrer à quelques politiques (monnaie, énergie, etc.), et de rapatrier le reste au niveau national. Ce qu'il ne semble pas vouloir voir, c’est que pour faire fonctionner ces quelques politiques, quelles qu’elles soient d’ailleurs, il faut être d’abord d’accord entre Etats membres. Pour prendre un exemple, le Traité de Rome parlait déjà d’une politique commune de l’énergie, et, d’ailleurs, la CECA était en partie une communauté de l’énergie autour du charbon. Or, finalement, depuis les années 1960 avec le déclin du charbon, il n’y a jamais eu de politique commune de l’énergie (ou plutôt des énergies). C’est encore plus évident aujourd’hui : la France tient à son parc électronucléaire et elle est prête à développer son EPR, alors que l’Allemagne vise à abandonner totalement son parc nucléaire depuis 2011. On peut prendre tous les grands sujets les uns après les autres, il n’y a pas de miracle à attendre : l’état actuel des politiques de l’Union européenne correspond toujours au maximum du compromis possible entre des Etats aux idées et intérêts différents sur chaque sujet. Ce n’est pas parce que la France prendrait l’initiative qu’elle tirerait derrière elle par sa seule magie "gaullienne", la majorité, ni même une minorité consistante, des Etats européens. Par exemple, il n’y a pas d’armée européenne, ni même d’armée commune entre plusieurs Etats de l’Union, parce que les Etats membres n’en veulent tout bonnement pas.

Alain Wallon :Il faudrait commencer par faire en sorte que la France donne des gages suffisants de sa capacité à mener, en duo avec l’Allemagne, une véritable refondation du projet européen, seule susceptible de redonner confiance aux citoyens des Etats membres dans les objectifs et les moyens de ce projet. Pas simple ! Ainsi, la dernière chose à faire serait d’accentuer encore plus le niveau intergouvernemental au détriment du communautaire, ainsi que l’avaient fait hélas Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy et son premier ministre François Fillon. Parvenir à tisser des solidarités entre Etats membres dans les domaines régaliens pour lesquels la délégation de souveraineté est la plus difficile ne serait pas une mince affaire. Si en même temps, en espérant simplifier le complexe système réglementaire européen on laisse à nouveau au marché la bride sur le cou dans des domaines où la construction communautaire avait œuvré pour l’harmonisation et le contrôle des conditions de la concurrence, on risque d’obtenir une crispation des égoïsmes nationaux. Une Europe à deux vitesses est inacceptable pour beaucoup d’Etats membres, les plus petits et les moins riches s’y opposeront car ils ne voudront pas se voir réserver une Europe au rabais. Or, les Traités se signent et se modifient à l’unanimité. En revanche, comme je l’ai souvent souligné, ces mêmes Traités permettent des "coopérations renforcées", qui donnent un cadre légal aux coopérations que certains Etats membres voudraient approfondir entre eux et que d’autres pays de l’UE peuvent rejoindre ultérieurement. C’est plutôt de cette façon, sans risquer de voir rejeter par le vote populaire des Traités modifiés, qu’il serait possible aujourd’hui d’opérer. La France peut tout à fait se montrer leader dans plusieurs des domaines les plus essentiels en tant qu’initiateur ou co-initiateur de telles coopérations au sein de l’UE.

Christophe de Voogd : François Fillon est plutôt un converti à l'Europe qu'un adepte de la première heure. Il a retenu la leçon fondamentale du gaullisme en la matière : il n'y a ni influence européenne ni internationale sans remise en ordre de sa propre maison. Faute de quoi, l'on n' a aucune crédibilité. D'où le plan Rueff au début de la Veme République. Même François Mitterrand l'avait compris en renonçant à son programme économique et en rétablissant d'abord la confiance dans le franc. Lui aussi était d'ailleurs pour une Europe à deux vitesses. Celle-ci est d'ailleurs un fait, de Schengen à l'euro...

Est-ce qu'un homme seul - un Français - peut créer cette dynamique de reconquête et de reconstruction de l'aura française à travers l'Europe ?

Christophe Bouillaud : Non, parce que, sur toute l’histoire de l’intégration européenne, ce ne fut jamais le cas. L’aura du Général De Gaulle s’est construite non pas tant à travers l’Europe que contre une certaine idée fédérale de l’Europe (par exemple avec la "crise de la chaise vide"). Les raisons du renouveau français à l’orée des années 1960 sont dues à des raisons presque exclusivement intérieures. Quant aux Pères de l’Europe de nationalité française (Jean Monnet par exemple, VGE, François Mitterrand, ou Jacques Delors), leur action n’a eu de succès que parce qu’ils s’inscrivaient dans une vaste convergence d’élites européennes décidées à faire avec eux l’Europe. Plus généralement, l’idée de l’homme providentiel à la manière française est totalement absurde dans le contexte européen, et en plus avec un Français, on peut être sûr que tous les Britanniques seront contre !

Alain Wallon :Je ne pense pas qu’un homme ou une femme providentiels, aussi inspirés soient-ils, soient la réponse au besoin tout à fait réel d’un engagement renouvelé de la France pour la relance de la construction européenne et d’un rayonnement fondé sur des réalisations actuelles, concrètes et non sur les lauriers anciens, pour certains bien fanés…Nous pouvons tous espérer que de véritables hommes et femmes d’Etat, intègres, dévoués à l’intérêt public, capables de s’inscrire dans des politiques de longue durée et de les projeter au-delà de leurs propres carrières, fassent leur apparition. Mais les conditions sont-elles réunies pour cela ? Que dire de la formation des élites en France, du cloisonnement de la technostructure et de la reproduction des pouvoirs, de l’électoralisme qui domine et phagocyte les agendas politiques ? La perte abyssale de crédibilité, auprès des Français, des politiques ne se résoudra pas par leur recyclage dans la machine européenne…Mais si des "hommes neufs" existent, à eux de faire la preuve de la validité de leur projet !

Finalement, en dehors du projet de François Fillon, quelles sont les modèles européens susceptibles de fonctionner et, potentiellement, de faire la France une grande nation européenne et internationale ?

Christophe Bouillaud : Votre question est en elle-même une illustration des contradictions insolubles dans lesquelles s’est enferrée l’Union européenne. Si les Européens veulent aller plus loin ensemble, il leur faudra passer au modèle fédéral, mais ce modèle signifie clairement qu’on ne parlera plus de la France comme une grande nation européenne et internationale. Le canton de Genève a un rôle dans le monde, mais c’est la Confédération helvétique qui est connue comme la nation européenne et internationale. Cette remarque vaut pour tous les Etats européens : la puissance de l’Europe suppose la fin des souverainetés nationales. Si une vraie fédération européenne existait, la crise des migrants aux frontières de la mer Egée aurait déjà été résolue par le déploiement des forces armées de la fédération, et par la création de camps de réfugiés gérés par le gouvernement fédéral, et la discussion avec la Turquie prendrait sans doute un autre ton, un peu plus viril.

En dehors de ce modèle fédéral, probablement impossible à atteindre, il faut malheureusement constater que l’Union européenne telle qu’elle est constituée le mieux de ce qui est réalisable. En effet, nous sommes prisonniers d’une histoire institutionnelle engagée dans les années 1950. Comme les dernières discussions entre Etats l’ont montré lors du Traité de Lisbonne, personne ne sait comment en sortir, on ne sait collectivement que construire des complications sur cette base posée dans le passé. Les Etats veulent garder la souveraineté de la souveraineté par exemple. Si l’Union européenne dans sa forme actuelle venait à s’écrouler, il est probable qu’il faudra des décennies pour passer à autre chose, parce que les rancœurs liées à l’écroulement seront telles qu’on ne pourra plus rien faire ensemble. C’est pour cela que je ne crois guère à un "grand soir" de l’Union européenne, porté par des dirigeants français aussi visionnaires soient-ils, mais plus à un lent ajustement collectif de la part des dirigeants européens, y compris les plus eurosceptiques, à la nécessité de sauver le projet européen. Le sauvetage de l’intégration européenne passera d’abord surtout par une vraie relance de l’économie européenne, et une vraie priorité donnée au bien-être des populations de tous les Etats membres. Cela peut se faire sans changer les institutions, mais en revoyant de fond en comble la politique économique. La récession mondiale qu’on sent poindre sera peut-être cette occasion de donner la priorité aux Européens.

Alain Wallon :Je vais sans doute vous décevoir mais je ne vois aucun "modèle" en vue susceptible de s’appliquer à court terme. Il n’y a pas de modèle allemand pour la France : nos histoires et nos cultures diffèrent, et nous avons, eux comme nous, encore pas mal de chemin à faire pour mieux comprendre l’autre et faire en sorte que les deux partenaires du tandem puissent pédaler dans le même sens. En revanche, nous pouvons faire avancer ensemble, eux et nous, plusieurs points décisifs de la construction européenne : l’Europe de la défense, dont la France ne peut continuer à porter seule ou presque l’essentiel des projections en Afrique ou au Moyen-Orient ; l’harmonisation fiscale sans laquelle le dumping minera toujours plus la confiance entre partenaires européens et ruinera les efforts engagés de coordination des politiques économiques et financières ; la protection mutualisée des frontières de l’Union, que le schéma actuel ne suffit pas à assurer, menaçant l’UE de déchirement interne, voire d’implosion pure et simple. D’autres chantiers, comme la gouvernance de la zone euro, attendent d’être activés par des gestes forts. Il ne faudrait pas qu’ils le soient comme encore hélas aujourd’hui, presqu’en catimini par peur de froisser les opinions publiques, par peur des tentations populistes mais au contraire qu’ils soient posés, expliqués au grand jour. C’est précisément ce que rejettent désormais les citoyens européens et qui fait le lit des populismes : l’opacité, les messes basses, les décisions sans débat public, l’absence de pédagogie et de confiance des administrateurs vis-à-vis des administrés. La France est et restera une grande nation européenne et son influence, son aura internationale ne peuvent que se redéployer en s’appuyant sur l’Europe, à la condition sine qua non que cette Europe refasse la démonstration concrète, sans arrogance mais le plus souvent possible d’une seule voix, de la pertinence, de la modernité de son projet humain, social, économique. Contrairement à ce que beaucoup disent, le courage politique paye. Et cette fois, il n’y a plus guère le choix…

Christophe de Voogd : That is the question ! Et elle est vaste. Commençons par la remise en ordre (en utilisant aussi les nombreux instruments européens pour cela) et comme par miracle, cela ira beaucoup mieux...

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