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Dans les coulisses de Téhéran : pourquoi l’Iran applique l’accord sur le nucléaire plus vite que prévu… par les Américains
©Reuters

A la vitesse de l’atome

Il y a six mois cette semaine, l'Iran signait l'accord de Vienne garantissant son renoncement à se doter de l'arme nucléaire, en échange d'une levée progressive des sanctions. Il devrait entrer pleinement en vigueur au plus tard dimanche, a déclaré mercredi un négociateur iranien, appuyé par John Kerry qui table sur une mise en oeuvre dans "les prochains jours". Une application dans les règles qui surprend plus d'un analyste, notamment outre-Atlantique. Ce n'est pas sans liens avec la situation politique intérieure.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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Atlantico : 6 mois après la signature de l'accord de Vienne, comment avance l'application du processus de démantèlement du programme nucléaire ? On dit qu'il avance plus vite qu'attendu, qu'en dites vous ? Si oui pourquoi ?

Thierry Coville : Je ne crois pas que le démantèlement du programme nucléaire iranien avance plus vite que prévu. Les estimations usuelles évoquaient une levée des sanctions début 2016. On est donc dans les temps. Il est vrai que l'Iran n'a pas perdu de temps depuis la signature de l'accord en juillet 2015. Toutes les questions en suspens ont été graduellement résolues. Il y a d'abord eu un accord avec l'AIEA quant à la question des actions passées de l'Iran visant à militariser son programme nucléaire : les autorités iraniennes ont admis qu'il y a eu des actions dans ce sens mais l'AIEA a reconnu que tout s'était arrêté après 2003. Par ailleurs, l'Iran a transféré en Russie une grande partie de son stock d'uranium enrichi pour ne garder que 300 kg d'uranium faiblement enrichi tout en procédant à la réduction du nombre de ses centrifugeuses. Il doit être procédé à l'enlèvement du coeur du réacteur d'eau lourde d'arak dans les prochains jours. 

Il est logique que certains analystes outre-Atlantique qui croient que depuis des années, "on ne peut pas faire confiance à l'Iran" soient surpris. Par ailleurs, on peut aussi penser que compte tenu de l'opposition forcenée des milieux républicains à cet accord sur le nucléaire, il y ait une certaine déception par rapport à une situation démontrant que cet accord semble fonctionner ...

Par ailleurs, les autorités iraniennes avaient tout intérêt à tenir leurs engagements puisque cela devrait conduire à une levée prochaine des sanctions. Hassan Rohani s'est fait élire président d'abord en promettant de négocier sur le nucléaire pour obtenir la fin des sanctions.  Or des élections législatives ainsi que d'autres portant sur l'assemblée des experts (assemblée ayant notamment le pouvoir de choisir le Guide et de contrôler son action) sont prévues fin février 2016. Le président a donc besoin pour des raisons électorales que les sanctions soient levées le plus tôt possible. D'autre part, le Guide a depuis le début validé et encouragé les négociations sur le nucléaire. Il est donc logique qu'il soit d'accord avec la mise en place de l'accord.

Quel est l'impact de la question du nucléaire sur la politique intérieure iranienne ? En quoi cela joue-t-il sur les rapports de force et clivages politiques en Iran ? Comment se dessine le clivage politique autour de la question du nucléaire ? 

Pour simplifier, il y a un camp des durs qui refuse cet accord, qui considère que l'Iran a fait trop de concessions et s'est trop rapproché des Etats-Unis. Ces conservateurs très radicaux sont majoritaires au Parlement. Ils sont également bien implantés dans le milieu judiciaire. Un certain nombre de dirigeants des Pasdarans en font également partie. Ils s'opposent à la politique de normalisation de Hassan Rohani avec l'occident, et notamment avec les Etats-Unis. Ce même groupe est vent debout contre toute ouverture politique en interne. Ils veulent une application très sévère de la morale islamique et sont contre toute réforme visant à améliorer la situation des droits de l'homme et accroître les libertés individuelles (notamment chez les femmes et les jeunes). On comprend donc que ce groupe soit complètement opposé à cet accord sur le nucléaire. Ils étaient partisans d'une politique visant à passer en force et à "imposer" sans concessions le programme nucléaire iranien au reste du monde.

On peut également penser que ce groupe voit dans cet accord le début d'une normalisation des relations avec les Etats-Unis, possibilité qu'ils rejettent de toutes leurs forces. L'anti-américanisme a été un des fondements de l'idéologie de la république islamique d'Iran. Il faut se rappeler que l'approbation par l'Imam Khomeini de la prise d'otages de l'ambassade des Etats-Unis a été un tournant politique capital qui a permis à l'Imam de se "débarrasser" de tous les modérés et radicaliser le mouvement révolutionnaire. Une reprise des relations même modeste avec les Etats-Unis signerait (signe déjà ?) la fin d'une époque. Il est difficile de résumer en quelques mots les motifs qui poussent ce groupe à agir ainsi. Certains sont de vrais idéologues convaincus que l'Iran doit rester "révolutionnaire". D'autres adoptent cette ligne idéologique car ils profitent largement du système économique mis en place depuis la révolution ...

En face, il y a le groupe des modérés qui regroupe des conservateurs plus modérés ainsi que les partisans des réformateurs. Ces deux tendances sont favorables à une approche plus constructive avec l'occident. Ils veulent une normalisation des relations de l'Iran avec l'occident. Ils sont également "réalistes" notamment dans le domaine économique. Ils savaient qu'il n'était pas possible d'améliorer la situation économique de l'Iran sans une levée des sanctions, et cela passait par une reprise des relations avec les Etats-Unis. Ils considéraient également que le radicalisme de la politique étrangère sous Ahmadinejad avait plutôt isolé et affaibli l'Iran. On pourrait dire qu'ils sont partisans d'une politique étrangère classique basée sur la diplomatie. Toutefois, ces groupes restent farouchement nationalistes et veulent toujours renforcer l'influence régionale de l'Iran. Enfin, on sait que les réformateurs ont un agenda politique qui insiste plus sur l'ouverture démocratique et le respect des libertés individuelles que chez le camp des conservateurs modérés. Les réformateurs demandent également la libération de leurs deux anciens leaders, Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, toujours en résidence surveillée depuis les manifestations de 2009. Pour toutes ces raisons, on comprend pourquoi ce groupe soutient l'accord sur le nucléaire.

On se rend compte que l'accord sur le nucléaire est un vrai "marqueur" idéologique en Iran. Il fait en effet référence à des oppositions irréductibles entre modérées et radicaux en Iran : une politique étrangère constructive basée sur la diplomatie en opposition à une politique révolutionnaire sans concession, des relations normales avec les Etats-Unis ou l'antiaméricanisme, une vision réaliste des rapports de force ou la fidélité à des slogans révolutionnaires, etc. On voit également que ces deux camps ont bâti des stratégies politiques totalement opposées à partir de cet accord. Le camp des durs veut tout faire pour que cet accord ne conduise pas à une ouverture politique en interne et une normalisation rapide des relations avec les Etats-Unis. On peut également penser qu'ils s'opposeront à toute politique économique qui menace directement leurs intérêts économiques. Ils vont donc tout faire pour maintenir leur contrôle du parlement et de l'assemblée des experts.

Le Parlement a beaucoup de pouvoirs en Iran et l'Assemble des experts jouera un rôle clé en cas de décès d'Ali Khameini. Ces conservateurs radicaux comptent sur le rôle du Conseil des Gardiens, qui a le pouvoir de valider ou non les candidats à ces deux élections. Cette assemblée très conservatrice a souvent invalidé des candidatures trop modérées à son gout dans le passé. Elle vient ainsi de déclarer que le petit-fils de l'Imam Khomeini, personnalité proche des réformateurs, ne pourrait pas se présenter aux élections pour l'Assemblée des Experts car il a manqué un examen qui devait tester les connaissances religieuses des candidats ... De son côté, le camp de Rohani compte profiter du capital politique acquis grâce à cet accord (une très large majorité de la population iranienne soutient cet accord) pour asseoir son pouvoir politique à travers ces élections. En cas de victoire, il aura les mains libres pour lancer les réformes nécessaires pour libéraliser l'économie iranienne. On ne sait pas encore s'il lancera également des réformes plus politiques. Tout dépendra des futurs rapports de force en interne. Dans tous les cas, une bataille féroce s'annonce et le rôle d'Ali Khameini peut être ici décisif. Il ne faut pas toutefois négliger comme le font trop d'observateurs la pression que fait peser la société civile iranienne avide d'ouverture sur le système politique ...

Et a contrario, quel impact les enjeux de politique intérieure ont-ils sur la mise en oeuvre de l'accord ? Le bon avancement du démantèlement est-il lié à la situation politique iranienne ? Pourquoi ? 

En dépit de leur opposition à cet accord, ces conservateurs radicaux ne peuvent pas faire grand chose pour gêner son application. En effet, le Guide Ali Khameini a, depuis le début validé cet accord. le Guide a donc également intérêt à ce que cet accord soit appliqué. Il ne faut pas oublier que les décisions en matière de politique étrangère en Iran résultent d'un long processus de négociation entre les différents groupes. Ali Khameini a écouté tous les points de vue et a considéré, pour des raisons économiques (obtenir la fin des sanctions), stratégiques - mettre fin à l'isolement de l'Iran alors que l'Etat Islamique devenait une menace stratégique - et politiques - légitimer le régime en validant la politique d'ouverture de Rohani, il fallait négocier, notamment avec les Etats-Unis. le Guide a également tout intérêt à ce que cet accord soit appliqué.

Par contre, les plus radicaux font tout ce qu'ils peuvent pour s'opposer à la politique étrangère de normalisation de Rohani. Ils ont provoqué l'arrestation de plusieurs irano-américains. On peut également penser que les groupes les plus radicaux sont derrière l'attaque de l'ambassade de l'Arabie Saoudite à Téhéran et de son consulat à Mashad. Ils se moquent de ce qu'ils appellent "la politique du sourire" de Rohani et Zarif et estiment que du fait de cette politique, l'Iran n'est plus respecté. Ils n'arrêtent pas également de critiquer la politique économique de Rohani en arguant du fait que contrairement aux promesses du Président la situation économique s'est dégradée depuis la signature de l'accord (avec une croissance sans doute négative actuellement) ... oubliant de préciser que les sanctions n'ont pas été levées.

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