Libye : Pourquoi la partie est loin d'être gagnée pour l'Etat islamique<!-- --> | Atlantico.fr
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Des membres des forces pro-gouvernementales à Benghazi (Libye).
Des membres des forces pro-gouvernementales à Benghazi (Libye).
©Reuters

Vite, la paix !

Avec plus de 55 morts cette semaine dans 2 attentats, la Libye s'enfonce de plus en plus dans les affres d'un État failli. Ingouvernable avec ses deux gouvernements qui s'opposent, le vide politique profite aux partisans de l’État Islamique (EI) qui cherchent à s'implanter durablement aux portes de l'Europe. L'Union européenne fait pression pour un plan de paix de toute urgence.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Federica Mogherini, chef de la diplomatie européenne, a rencontré vendredi Fayez el-Serraj, le Premier ministre du gouvernement d'union nationale et plusieurs acteurs politiques libyens favorables à l'accord politique proposé par l'ONU et a promis de l’argent et un soutien militaire aussitôt le gouvernement d'union nationale mis en place.

Atlantico - Une fois de plus, la Libye tient le haut de l'actualité avec deux attentats et l'incapacité des politiques à se mettre d'accord sur un gouvernement d'union nationale. Chaque jour, le danger se fait plus en plus pressant. Depuis Syrte, l'EI apparaît comme l'un des principaux facteurs de déstabilisation du pays. Quel intérêt représente la Libye pour l'EI?

Alain Rodier : Le problème n’est pas tellement la puissance de Daesh en Libye (qui est certaine comme nous le verrons plus loin) mais l’impossibilité des forces qui devraient s’y opposer à s’unir pour mener un combat cohérent. Comme vous le soulignez fort justement, bien qu’un gouvernement d’union nationale ait théoriquement été formé sous l’égide de l’ONU après l’accord signé à Skhirat au Maroc le 17 décembre, le « premier ministre » Fayez Sarraj ne parvient pas à constituer son cabinet en raison de luttes internes exacerbées. Résultat, le pays est toujours divisé entre deux gouvernements, celui de Tobrouk reconnu jusqu’ici par la communauté internationale et celui de Tripoli soutenu en sous-main par une alliance qataro-turque qui défend les intérêts des Frères musulmans.

Pour compliquer le tout, il existe une scission dans le camp du gouvernement de Tobrouk : le général Khalifa Haftar qui est le chef de l’« armée » légale est en froid avec Ibrahim al Jadhran, le responsable de la Petroleum Facilities Guard (PFG), l’importante milice chargée de protéger les installations pétrochimiques de Cyrénaïque. Ce dernier vient de s’opposer à l’offensive lancée par l’Etat Islamique contre les ports d’Es Sider et de Ras Lanouf. A noter que les installations pétrolières y sont fermées depuis plus d’un an. Même son fief d’Ajdabiya est menacé, certains membres de milices locales ayant prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi. Et pendant ce temps là, les troupes du général Haftar restent l’arme au pied en comptant les points ! Il faut dire que le bouillant général n’accepte pas le poste qui lui est proposé par Martin Kobler, l’émissaire de l’ONU, dans le gouvernement de transition. Il souhaite devenir ministre de la défense et pas se contenter uniquement à continuer à diriger l’« opération dignité » (qui consiste à lutter contre l’EI en Cyrénaïque). A l’évidence, l’EI profite de l’opportunité qui lui est ainsi offerte sur un plateau en divisant les forces de l’adversaire pour passer à l’offensive.

L’État Islamique (Daesh) a étendu sa « wilaya » (province) à partir de Syrte la « capitale » autoproclamée sur 250 kilomètres de côtes aux alentours. Il a également poussé vers le Sud espérant récupérer des champs pétroliers de Mabrouk et de Jofra qui pourraient lui apporter les ressources financières dont il a besoin. Comme dans la région de Derna en Cyrénaïque, il se heurte aux Petroleum Facilities Guards, d’al-Jadhran.

Toutefois Daesh ne rencontre pas tous les succès auxquels il pouvait s'attendre en Libye. Cela est dû à plusieurs facteurs. Tout d'abord, la population ne lui est pas globalement favorable car il ne propose pas une guerre sainte contre un pouvoir central tyrannique et pour cause car, pour le moment, il n'y en n'a pas. Ensuite, dans la région, il n'y a pas de chiites que l’EI haït car il voit en eux des « apostats ».

Quant aux Occidentaux (les « juifs et les croisés » naturellement honnis par les salafistes-djihadistes), ils brillent par leur absence. Il n'y a donc pas d'ennemi très clair à désigner, ce qui n'est pas très motivant pour ses adeptes. Pour mémoire, sur le front syro-irakien, l'EI lutte contre les pouvoirs alaouite et chiite appuyés par les infidèles américains, russes, européens qui « maltraitent » les populations sunnites. Ça, c’est une cause porteuse et enthousiasmante !

De plus, de nombreuses milices locales, même islamistes radicales, voient d'un mauvais œil ces « étrangers » venir leur faire la leçon. Cela explique en partie que Daesh n'ait pas réussi à conquérir Derna car il s'est retrouvé opposé aux milices locales soutenues par la majorité de la population.

Ensuite, ses effectifs restent relativement faibles, compris entre 5 000 et 10 000 combattants, avec pour l’instant assez peu d'apports extérieurs.

Enfin, il manque de ressources financières ne contrôlant que peu de populations qui peuvent verser l'impôt. Daesh n'a pas accès pour l'instant aux richesses en hydrocarbures et aux trafics qui sont l'apanage des deux gouvernements de Tripoli et de Tobrouk et de différentes autres milices.

Il lui reste toutefois un moyen qu'il utilise abondamment : la terreur. C'est pour cette raison que Daesh se livre à des exécutions publiques, à des décapitations et des crucifixions, et à des actes terroristes sur l'ensemble de la Libye, mais aussi en Tunisie voisine. En effet, les activistes qui ont menés les attentats du Bardo, le 18 mars 2015 (22 tués dont 21 étrangers), de l'hôtel de Sousse, le 26 juin (38 tués dont 30 Britanniques) et de Tunis, contre le bus de la Garde présidentielle, le 24 novembres (13 tués dont le terroriste) auraient été formés en partie dans un camp d'entraînement situé à proximité de la ville côtière libyenne de Sabratha. Cela signifie qu'en dehors de Syrte et de sa région, Daesh profitant de ralliements de quelques groupes locaux, a établi quelques implantations dans des villes le long de la côte méditerranéenne. Bien sûr, en Libye même, il y a eu les attentats du 7 janvier contre l’école de police de Zliten (plus de 50 morts) et à Ras Lanouf (6 tués). Daesh ne va pas en rester là.

Toutefois, les responsables de Daesh sont ciblés par des opérations homo. Ainsi, les Américains ont neutralisé, le 13 novembre, Wisam Najm Abd zayd al Zubaydi (alias Abou Nabil), un Irakien chef militaire du mouvement. Il s'était particulièrement fait remarquer lors de la décapitation de 21 chrétiens coptes égyptiens en février 2015. La plus grande inquiétude porte aujourd'hui sur cinq otages de la compagnie autrichienne VAOS, encore retenus par Daesh après l'attaque du site pétrolier de Ghani (750 kilomètres au sud-est de Tripoli), début mars 2015.

Avec l'implantation de l'EI en Libye, l'Europe apparaît comme en première ligne. Le danger est-il vraiment plus important pour l'Europe que lorsque l'EI était cantonné au Proche-Orient?

L’avantage de la Libye pour Daesh, c’est incontestablement la proximité géographique de l’Europe. Par contre, cela ne veut pas dire que c’est plus facile pour des activistes de rejoindre le vieux continent depuis ce pays que depuis la Syrie car la Turquie joue  le rôle de plateforme de transit particulièrement efficace.

Cette situation complique le dossier des migrants. Comme du temps de Kadhafi, l'EI menace régulièrement l'Europe comme en février dernier de laisser passer des vagues de migrants vers le nord. L'EI a-t-il les moyens de créer un chaos sur ce point?

Daesh peut effectivement pousser les populations à fuir vers l’Europe par des actions de terreur. Il l’a d’ailleurs effectivement annoncé à plusieurs reprises. Il est possible que cela soit un bluff car ce n’est pas vraiment son intérêt de pousser les populations libyennes qu’il maintient sous sa coupe à l’exil. En effet, elles lui sont plus utiles en s’acquittant d’un impôt révolutionnaire qu’en payant un billet aller simple pour l’Europe.

Les réfugiés sont surtout rassemblés dans les grandes villes côtières en attente d’un embarquement aléatoire. Leur nombre est estimé à plus d’un million qui ne comporte pas que des Libyens mais majoritairement des ressortissants de tout le continent africain. Les passages seraient en phase de diminution car la route n’est pas considérée comme sûre. La plupart des migrants sont concentrés dans la région de Tripoli et de Tobrouk, donc sous l’autorité d’un des deux gouvernements actuellement aux affaires. Mais il y en a également qui sont coincés à Syrte tenue par Daesh. Leur nombre n’est pas connu puisqu’il n’y a pas d’observateur indépendant sur place.

La situation est inextricable, la Libye étant devenue une zone grise sans pouvoir central et à l’économie dévastée malgré les grandes richesses de son sous-sol. L’autorité est atomisée entre différentes milices qui contrôlent un bout de territoire, une ville ou même qu’un quartier. C’est le règne des chefs de guerre et de tribus qui se rançonnent les uns les autres. Daesh et Al-Qaida « canal historique » qui sont les deux organisations les plus structurées dans la zone en profitent pour étendre tentacules tout en se combattant mutuellement. Quant au « bonheur du peuple », il est passé aux pertes et profits.

Il est d’ailleurs sidérant d’entendre aujourd’hui les responsables politiques français aux affaires en 2011 affirmer qu’ils ne regrettent en aucune façon la responsabilité qui a été la leur dans l’ouverture de cette boîte de Pandore. Certes il fallait arrêter Kadhafi dans les opérations punitives qu’il avait déclenchées mais il y avait alors d’autres méthodes que de faire tomber brutalement son régime, mandat qui n’avait d’ailleurs pas été donné par l’ONU (les Russes et les Chinois nous en veulent encore). Il est inquiétant de voir que ces personnalités qui, au minimum, ont montré leur manque de clairvoyance à moyen et long termes, risquent de revenir à la conduite des affaires de l’Etat.

D’un autre côté, Paris n’a ensuite pas particulièrement brillé en Syrie(1). Il est impossible de revenir en arrière mais on peut poser la question : si la France n’était pas intervenue comme elle l’a fait en Libye (puis en Syrie), que se serait-il passé ? Les terroristes d’Al-Qaida « canal historique » et de Daesh (qui n’est qu’une branche dissidente de la nébuleuse) seraient-ils à nos portes et nous auraient-ils frappé ? La crise des migrants dont l’ampleur est imprévisible aurait-elle eu lieu ?

1 « les guerres, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entre-tuent parce que d’autres gens qui se connaissent très bien ne parviennent pas à se mettre d’accord » Paul Valery. A n’en pas douter, le président Sarkozy connaissait très bien Kadhafi et Bachar el-Assad.

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