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Pourquoi François Mitterrand se considérait comme "le dernier des grands Présidents"
©Charles Platiau / Reuters

Bonnes feuilles

20 ans après la mort de François Mitterrand, une centaine d'entretiens inexploités ont décanté peu à peu dans l'esprit de Georges-Marc Benamou. Il nous livre ici ses inédits et répond à toutes les attaques... Le mystère Jean Moulin et la piste Bénouville, son anti-gaullisme, son obsession Mendès-France, les Juifs et la France, la déception Fabius, lui et la postérité avec cette curieuse prophétie : "Je suis le dernier des grands Présidents." Extrait de "Mitterrand : "Dites-leur que je ne suis pas le diable"." de Georges-Marc Benamou, aux éditions Plon 2/2

Georges-Marc Benamou

Georges-Marc Benamou

Georges-Marc Benamou est producteur de cinéma et journaliste. Ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, il est notamment l'auteur de Comédie française: Choses vues au coeur du pouvoir (octobre 2014, Fayard), ainsi que de "Dites-leur que je ne suis pas le diable" (janvier 2016, Plon).

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« Auriol fait ses sept ans et il ne se représente pas… René Coty sombre avec la IVe République, il doit céder la place à de Gaulle… De Gaulle démissionne trois ans avant la fin de son second mandat… Pompidou est fauché par la maladie après quatre années à l’Élysée… Giscard fait ses sept ans la première fois. Il croit être réélu quand je le bats. Aucun d’entre eux n’aura fait mieux que moi. »

Puis il se repose un instant en attendant le repas (oeuf mollet, etc.) ; la fatigue, l’émotion de la journée, tous ces comptes qu’il a faits. À un moment, il se redresse dans son fauteuil, il considère avec étonnement la chambre vide et ces caisses qui traînent encore. Et il reprend, guilleret après avoir été si solennel :

« Ce matin, en Conseil des ministres, j’observais Édouard Balladur qui me rendait hommage. Un hommage vraiment sincère – après tout, il n’était pas obligé… Je le regardais et je me disais qu’il avait bien failli y arriver, que, si près du but, c’était rageant de voir ainsi ses espoirs s’envoler… »

Le regret, s’il est sincère, est bien tardif quand on sait comment Mitterrand a fait chuter Balladur, héros des sondages, avec cette affaire Schuller-Maréchal.

On le disait mort ou presque. L’autre (Balladur) était déjà Président. Président-bis, disait-il. Ah ! Ils allaient voir ! Durant cet épisode, l’artiste montra son talent, poussa ses derniers feux machiavéliens. Il exécuta l’arrogant Balladur.

Il reprend, avec le même air réjoui cette fois, et vaguement moqueur : « Chirac a fini par y arriver… Chirac, Président, vous imaginez ? »

Il n’attend pas ma réponse, il continue à se demander à propos de Balladur : « De toute façon, Balladur est trop impopulaire… Mais avec lui ça aurait peut-être été du sérieux. »

Puis il en vient à ce dont je n’osais parler : le grand débat télévisé qui avait opposé, la veille, Chirac et Jospin. Je pensais qu’aborder ce sujet devait sentir la mort. Nous étions entre les deux tours. Chirac gagnerait.

« Hier soir, c’était vraiment un match nul. »

Il insiste sur le « nul » – j’ai compris. Pour la première fois dans la campagne à sa succession, il a l’air apaisé. Il n’est plus à cran lorsqu’on aborde le sujet, aigre à l’égard de Jospin, trop attentif à Chirac ou ressassant la trahison de Balladur, « l’étrangleur ottoman » ; amer dans tous les cas. Cette fois, il connaît son successeur, ce sera Chirac, et cette perspective a l’air de le rassurer.

Hier soir, après un tel « match nul » en effet, il a dû se coucher en paix. Le débat suintait l’ennui : platitudes, technicité, manque de passion, absence d’accrochages, assauts d’amabilités. Mitterrand n’avait pas participé à ce débat, mais il en était sorti grandi. On allait vite le regretter – il a dû le sentir. Alors il prend un ton nouveau, un air détaché :

« Il y avait trop de chiffres, et pas d’affrontement véritable. Chirac a été moins bon que contre moi en 1988. Il n’était pas stimulé – il n’en avait pas l’air. Quant à Jospin, il s’en est plutôt honnêtement tiré. Au bout du compte, un bon débat de ministres gestionnaires… »

Il dit « ministres gestionnaires », et c’est terrible. Il a eu le même ton d’ordinaire dédaigneux qu’il prend quand il parle de Rocard. Un jugement sans appel, un jugement d’expert. « C’est le niveau d’un bon ministre des PTT. »

Passe un silence désolé. Puis il me fait signe d’approcher. Il fronce les sourcils, l’oeil aigu ; le nez pincé par la volonté, il attend ma totale attention, avant de souffler cette phrase qui résonne encore : « En fait, je suis le dernier des grands Présidents… »

Il a dit ça vite, sans chercher ses mots, sans les classer ; grandiloquent puis aussitôt gêné ; inquiet que je le prenne pour un vieux fou. Il laisse passer un instant, et, en effet, j’en ai besoin pour réaliser l’énormité de l’aveu. Peut-être saisit-il mon trouble, il tente de rationaliser :

« Enfin, je veux dire le dernier… dans la lignée de De Gaulle… Après moi, il n’y en aura plus d’autres. »

Il ordonne ses idées, et en parlant étaye sa conviction :

« À cause de l’Europe…

À cause de la mondialisation…

À cause de l’évolution nécessaire des institutions…

Dans le futur, ce régime pourra toujours s’appeler la Ve République… Mais rien ne sera plus pareil. Le Président deviendra une sorte de super-Premier ministre, il sera fragile. Il sera obligé de cohabiter avec une Assemblée qui aura accumulé bien des rancoeurs et des rivalités et qui, à tout moment, pourra se rebeller. Et ce sera la cohabitation permanente, une sorte de retour à la IVe. »

Je relis ces phrases vingt ans après. Comme elles résonnent.

Extrait de "Mitterrand : "Dites-leur que je ne suis pas le diable"." de Georges-Marc Benamou, publié aux éditions Plon, 2016.  Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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