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Michel Maffesoli : "Il est nécessaire de penser cette pulsion radicaliste musulmane et d’imaginer d’autres modes de prévention que le déni du besoin communautaire"
©Reuters

Mosaïque

Dans "la France étroite", le sociologue Michel Maffesoli et l'Inspectrice générale Honoraire, Hélène Strohl, expliquent que l’idéal républicain doit être remplacé par l’idéal communautaire, plus ouvert à la diversité sociologique et culturelle de notre pays. Voilà de quoi accentuer encore plus le clivage politique entre souverainistes et mondialistes.

Isabelle Marchandier

Isabelle Marchandier

Chroniqueuse pour le site et le mensuel Causeur, Isabelle Marchandier a été attachée de presse pour les Editions du Cerf après avoir été journaliste à Valeurs Actuelles et programmatrice à RMC.

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Le dernier essai de Michel Maffesoli, coécrit avec Hélène Strohl, Inspectrice générale Honoraire, a de quoi enflammer encore plus le débat déjà bien électrique entre les thuriféraires du modèle républicain et les tenants du modèle multiculturel et d’accentuer le clivage politique entre les souverainistes et les mondialistes. Dans la « France étroite », le sociologue des tribus et le fin observateur de notre postmodernité, explique que l’idéal républicain n’est plus valable pour unifier dans un Tout transcendant un tas d’individus différents et qu’il doit être remplacé par l’idéal communautaire, plus ouvert à la diversité sociologique et culturelle de notre pays. Dans un style léger et sarcastique, Michel Maffesoli s’amuse à clouer le bec aux défenseurs du « monothéisme républicain » tellement obsédés par l’unicité d’une république indivisible qu’ils sont incapables de constater l’existence effective de communautés et brise l’amalgame entre communauté et communautarisme, faisant de la communauté un lieu d’ouverture où s’exerce l’empathie et l’altruisme et non pas cet espace fermé dans lequel l’individu est prisonnier de son appartenance culturelle. Mais si cette distinction est salutaire, elle ne doit pourtant pas occulter la progression des revendications islamistes à l’école, sur le lieu de travail qui fragmentent de plus en plus la cohésion nationale.

Atlantico : Vous expliquez dans votre livre que "les principes varient selon les époques", que le principe républicain de l’époque moderne est saturé et doit être remplacé par le principe communautaire propre à notre postmodernité, les communautés ont-elles remplacé le peuple? Le peuple, la nation, la souveraineté sont-ils des concepts dépassés incapables de décrire la réalité de la France contemporaine ? 

Michel Maffesoli : Puis-je d’abord préciser, afin d’éviter toute ambiguïté, que j’ai toujours été tenant, dans la perspective développée par Max Weber, d’une "neutralité axiologique." Il est important de rappeler cela, au moment où le sociologue se veut militant et s’emploie à dire ce que devrait être la société alors qu’il pourrait se contenter de dire ce qu’elle est. Ce qui m’a conduit à développer, tout au long de ma carrière, une pensée non judicative et non normative. Deuxième remarque préalable qui relève du bon sens : à l’encontre du mythe du progrès, comme je l’avais analysé dans ma thèse d’État (La Violence totalitaire, 1979), on remarque que, sur la longue durée des histoires humaines, il y a une succession d’époques qui ne se ressemblent pas et qui mettent l’accent sur des valeurs qui peuvent être différentes, voire antagonistes. Enfin, rappelons, en effet, que pour saisir chacune de ces époques et les spécificités qui sont les siennes, il faut savoir repérer le principe sur lequel elle repose et autour duquel elle s’organise.

Époque, ne l’oublions pas, signifie étymologiquement parenthèse. Et comme chacun sait, le propre d’une parenthèse est d’ouvrir et de fermer. C’est en ce sens que je considère que la parenthèse moderne est en train de s’achever et qu’une autre parenthèse – ce qu’on appelle faute de mieux postmodernité – est entrain de s’ouvrir. C’est aussi en ce sens que l’on peut comprendre que le principe de l’époque moderne, que l’on peut résumer dans la formule d’Auguste Conte : reductio ad unum, est entrain de s’achever. La République une et indivisible laisse dès lors la place à la résurgence des communautés. Et pour essayer de comprendre cette résurgence et les conséquences qui seront, inéluctablement les siennes, je propose de parler d’idéal communautaire. C’est-à-dire l’apprentissage que nous sommes entrain de faire, tant bien que mal, avec crainte et tremblement, de l’ajustement des communautés, ou tribus, les unes par rapport aux autres.

Pourtant tous ces citoyens amoureux des traditions et de la culture française qui s'inquiètent de voir les stigmates de la mondialisation défigurer notre pays et le dysfonctionnement de l’intégration, semblent toujours attachés à ce que signifient la France et être français?

Ainsi que le rappelle Goethe, les civilisations en leur moment naissant sont paradoxales, c’est-à-dire qu’elles mettent l’accent sur des valeurs antagonistes. C’est ainsi qu’à côté de la mondialisation, qu’il est vain de nier et que l’on ne pourra pas freiner, l’accent peut être mis sur des valeurs très particularistes. Pour le dire d’une manière imagée et humoristique, "la macdonalisation du monde va de pair avec la résurgence du cassoulet.C’est ainsi que la France postmoderne est en train de mettre l’accent sur des localismes multiples et divers : régionalismes, nationalités au pluriel ou les revendications alsaciennes, bretonnes, catalanes, corses reprennent une indéniable force et vigueur. Je rappelle pour mémoire que c’est un processus identique que l’on peut observer en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni. Après tout, pourquoi ne peut-on pas envisager que la Respublica soit la cohésion a posteriori de spécificités locales. La métaphore de la mosaïque pourrait en ce sens nous aider à comprendre ce qui est en gestation.

Vous pointez l'hypocrisie des chiens de garde du républicanisme universaliste qui alertent sur les dangers du communautarisme tout en étant eux-mêmes membres d'une communauté (tribus universitaires, clans politiques …), on serait tous devenus communautaires sans le savoir ? 

Dans ces moments de profondes mutations, il y a toujours un décalage entre les élites et le peuple. C’est ce que dans un livre précédent (Michel Maffesoli, Hélène Strohl, Les Nouveaux bien-pensants, 2014) nous avions déjà noté. Dans La France étroite, nous persistons et signons en montrant que ces élites, chiens de garde du républicanisme, tout en étant déconnectées de ce qu’est la vie réelle et en défendant une République hors sol, ces élites sont elles-mêmes très tribalistes et fonctionnent dans un entre-soi qui est tout à la fois très fort et dangereux. Et ce que nous essayons de montrer, c’est l’hypocrisie d’une telle attitude.

Vous fustigez l’autisme de nos élites obsédées par l’idéal républicain qui par dogmatisme refuseraient de constater l’existence effective des communautés, pourtant ce sont ces mêmes élites qui voulant servir la lutte anti-raciste, ont soutenu un différentialisme communautaire qui aboutit au malaise identitaire que l’on connait. Le fanatisme ne serait-il pas plus à chercher du coté des défenseurs du modèle multiculturaliste que les tenants de l’universalisme républicain? 

C’est lorsqu'il y a une telle déconnection, que, pour reprendre un terme d’antique mémoire, le peuple fait sécession (secessio plebis). Dès lors, quand, si je reprends des expressions propres à Machiavel, la pensée de la place publique ne se reconnaît plus dans la pensée du palais, c’est à ce moment là donc qu’il peut y avoir des formes d’exacerbation immaîtrisables et le succès des discours de haine, de xénophobie et de racisme. Les élites modernistes, autre manière de dire "l’idéologie bobo", fonctionnent sur un logiciel propre au dix-huitième ou au dix-neuvième siècles, celui du contrat social et d’un rationalisme quelque peu abstrait. Ce qu’ils résument dans l’expression incantatoire : "les valeurs républicaines" Ils sont dès lors incapables de comprendre que, comme cela fut le cas à d’autres époques, une harmonie est entrain de s’établir, non pas a priori, mais a posteriori. À l’universalisme moderne est entrain de succéder l’uni-diversalisme postmoderne. Cela ne se fait pas sans heurts, mais il faut reconnaître que nombre de grandes cultures se sont fondées sur cet idéal communautaire.

Les communautés que vous décrivez portent les caractéristiques de la postmodernité : l’hédonisme, le tribalisme, le nomadisme, mais vous semblez évincer la dimension identitaire et les problèmes posés par l’exigence de reconnaissance formulée par les minorités culturelles, religieuses, sexuelles, linguistiques, raciales qui refusent de s’intégrer à la majorité culturelle d’une nation comme la nôtre, comme le montre le cas récent  à la RATP où certains agents refusent de saluer une femme ou arrivent en retard à cause de leur prière. Loin d’être un idéal, le modèle communautaire ne serait-il pas une menace concrète de dissolution du pacte républicain?

En effet, le triptyque propre à la postmodernité : hédonisme, tribalisme, nomadisme ne peut se résumer dans le faux concept d’identité. Ce qu’il est difficile d’admettre c’est qu’il puisse y avoir ce que j’ai nommé des "identifications multiples" ou pour le dire d’une manière plus familière, "des sincérités successives". Mais on ne redira jamais assez que le passage d’un principe à un autre, d’une époque à une autre, n’est pas un long fleuve tranquille. Ne l’oublions pas, tout apprentissage repose sur des épreuves symboliques que l’on est entrain de vivre. Mais rien n’empêche de penser que cela n’aboutisse pas à une "harmonie conflictuelle", c’est-à-dire une architechtonique sociale ne reposant pas sur le dépassement des tensions, mais sur le maintien de ces mêmes tensions, assurant la solidité de l’ensemble. De ce point de vue, il n’est peut-être pas judicieux de mettre l’accent sur les revendications exacerbées de telle ou telle minorité (revendications religieuses, culturelles, vestimentaires) mais de voir qu’à côté des exemples paroxystiques, fanatiques et parfois sanglants, il existe dans le corps social, voire dans l’inconscient collectif une réelle tolérance. Et il serait aisé de donner de multiples exemples, très concrets et quotidiens de cette tolérance, exprimant de nouvelles formes de solidarités, de nouvelles formes de générosité assurant l’assise d’un nouveau vivre ensemble. Je rappelle que l’idéal communautaire est alternatif à ce qu’était le contrat social a priori et très rationnel, mais qu’il rend attentif au pacte sociétal qui lui est émotionnel et repose sur le sentiment d’appartenance. 

Que pensez-vous des centres de déradicalisation qui vont être lancés en début 2016 dans le cadre de la lutte contre le communautarisme islamiste?

N’oublions pas que radicalité vient de racines. C’est à dire qu’il faut comprendre la pulsion radicale de certains jeunes comme une tentative souvent désespérée de se trouver des racines qui de manière réelle ou symbolique ne leur ont pas été données dans leur enfance. Et ce qu’ils appartiennent à des familles d’origine musulmane ou qu’ils se soient convertis récemment. En ce sens je pense que le terme de "déradicalisation" résonne comme celui de "communautarisme" : il se trompe de cible ou en tout cas de stratégie. C’est bien l’absence d’ancrage communautaire pluraliste qui produit ces personnalités déracinées, prêtes à se jeter dans les bras et à se laisser manipuler à quiconque leur propose une identification. Fût-elle hystérique et sanguinaire comme celle proposée par Daech. Autant il faut bien sûr condamner et réprimer tous les actes de violence, autant il est nécessaire de penser cette pulsion radicaliste et d’imaginer d’autres modes de prévention que le déni du besoin communautaire. Je pense qu’il nous faut justement tirer parti des formes postmodernes d’idéal communautaire, c’est à dire l’appartenance à une pluralité de communautés pour lutter contre le communautarisme, conçu comme enfermement sectaire dans une seule communauté, enfermement mortifère et sanguinaire.

Vous faites du relativisme l’arme pour combattre toute forme d’intégrisme : tolérer la diversité des cultures permettrait de désamorçer le conflit identitaire. Pourtant, si toutes les cultures se valent, comment celui qui vient d’ailleurs peut-il s’intégrer à une communauté nationale dont l’identité collective se dilue et qui n’affirme pas ses valeurs dont dépend une intégration réussie ?

Il est vrai qu’en français le terme relativisme connote très souvent soit une abdication de l’esprit, soit l’idée fort simpliste du "tout se vaut". En prenant quelque peu de hauteur, je rappelle, pour ma part, que le relativisme renvoie à la négation d’une vérité unique, c’est-à-dire la relativisation les unes par les autres des vérités partielles et en même temps de ces diverses vérités. On peut donc penser que l’intégration ne se fasse pas par la négation de ses propres valeurs, mais par le fait que ces valeurs particulières, ainsi que je viens de le dire précédemment, se complètent, se nuancent, se relativisent les unes par rapport aux autres. Il faut cesser de penser l’intégration comme étant une tabula rasa, cette table rase qui fait abstraction des sentiments, des émotions, des affects, mais au contraire comme une architechtonique, quelque peu baroque où les diverses cultures s’enrichissant les unes par rapport aux autres contribuent à l’harmonie globale. Encore une fois il faut se purger du concept moderne d’identité unique, et mettre l’accent sur la fécondité des identifications multiples.

Vous évoquez la spiritualité des communautés de l’économie collaborative. Pourtant Blablacar, Airbnb semblent être plus caractérisés par un pragmatisme économique que par des valeurs spirituelles...

Je l’ai dit souvent, nous sommes passés d’une époque de logique disjonctive (ou bien ou bien, économique ou spirituelle) à une logique conjonctive (et, et). Certes, il ne faut pas nier l’aspect économique d’entreprises telles "blabla car" ou "Airbnb". D’une part leurs initiateurs les conduisent dans une logique de profit, ils ont trouvé là un créneau de production de services tout à fait rentable. D’autre part, l’aspect pragmatique et économique est un des moteurs des usagers de ces plateformes, qu’ils proposent le partage ou qu’ils en soient utilisateurs. Il n’empêche : un voyage en Blablacar n’est pas un voyage en voiture de location : une rencontre se fait, le rapport entre le propriétaire de la voiture et son passager est différent de celui d’un chauffeur professionnel avec son client. De même, habiter dans les appartements momentanément laissés à leur usage par les résidents habituels aux quatre coins du monde, constitue une nouvelle manière de visiter un pays, d’y découvrir la vie quotidienne des personnes. Bien sûr, l’économie de partage, l’économie collaborative est ancrée dans la logique capitaliste de recherche de l’optimisation du profit. Mais elle est aussi une entorse à la propriété privée, au repli sur soi, à l’individualisme.La postmodernité met en relief le clair-obscur de l’existence. Sachons le comprendre avec nuances.

Pour vous l’islam radical est le retour du refoulé, une réponse perverse au "désenchementement du monde" cher à Marcel Gauchet, à cette perte de spiritualité. Mais cette "empathie locale", ce "matérialisme spirituel" de ces communautés digitales et collaborative que vous décrivez, est-il assez puissant pour combler ce vide spirituel et pour donner envie de s’intégrer à une communauté plus grande, la communauté nationale? 

En effet, je considère que les formes perverses, sanguinaires et totalement immaîtrisables de l’islamisme radical peuvent être considérées comme étant dans le sens habituel et familier du terme un retour du refoulé. Ne l’oublions pas, à partir du dix-septième siècle ce qui fut privilégié fut un rationalisme, de plus en plus désincarné. C’est-à-dire une exacerbation et une systématisation de la raison souveraine, évacuant ou déniant tous les autres aspects de la vie sociale : ludique, festif, onirique, mythique. Pour reprendre l’expression de Max Weber, c'est le fameux "désenchantement du monde". Pour ma part et en écho avec ce que je viens de dire dans la remarque précédente, il me semble qu’il y a un retour de ce que l’on avait voulu dénier. L’importance du terme empathie en rend compte. Pour le dire à travers une expression oxymoronique, c’est le matérialisme spirituel ou le corporéisme mystique qui semble prévaloir chez les jeunes générations. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces conjonctions de choses opposées trouvent l’aide du développement technologique. Ainsi dans mon livre Le Réenchantement du monde (2003), j’avais indiqué qu’on pouvait définir la postmodernité comme étant : "la synergie de l’archaïque et du développement technologique", c’est-à-dire la démultiplication des effets entre l’archaïque, ce qui est premier, fondamental et le développement technologique. En termes plus familiers : les tribus et Internet. Cette perspective du partage, des échanges, de la collaboration peut créer une autre manière de penser la communauté nationale comme étant la conjonction de communautés diverses. Je rends à ce sujet attentif au développement de tout ce qui a trait au covoiturage, colocation, coworking, qui rappelle avec justesse que c’est le préfixe "cum", avec, qui tend à prévaloir.

Ainsi au-delà de l’enfermement de l’État nation, qui certainement a fait son temps, on va voir se développer l’idée impériale, par exemple l’Europe, comme étant la conjonction a posteriori de choses opposées. On peut en termes plus soutenus exprimer cela au travers des concepts philosophiques : à l’unité fermée et exclusive répond l’unicité, c’est-à-dire l’accord en pointillé de valeurs, de manières d’être, de penser et de se comporter diverses. Je rappelle encore que la métaphore de la mosaïque repose sur la cohésion d’éléments pluriels, arrivant à se maintenir ensemble. 

Comment refonder une cohésion nationale, fondée sur un sentiment d’appartenance et qui s’enracine dans une tradition commune à partir de cette agrégation de communautés ( les gamers, les tweetos, les fans de rock métal, les amateurs de tango, de vins, de cigare, les végétariens, végétariens …) qui sont par essence hors sol, transitoires et sans passé? N’avez vous pas confondu tribu et communauté?

Je dis souvent que les époques se succèdent non pas sur une ligne continue du progrès, ni sur le retour cyclique du même, mais dans un mouvement de spirale : on reprend des éléments anciens, archaïques (premiers), mais on les agence différemment, on les tord. C’est exactement la différence que j’ai voulu marquer en lançant en 1988 cette métaphore de la tribu (Le Temps des tribus, le déclin de l’idéologie individualiste) pour parler de la résurgence de l’idéal communautaire. En effet, les tribus que vous citez (et il en existe une légion d’autres, il n’est qu’à regarder un kiosque à journaux et les innombrables revues "de niche" par exemple) ne sont pas les communautés d’avant la Révolution française, prémodernes. Celles-ci déterminaient l’ensemble de la vie des personnes y appartenant, d’ailleurs le plus souvent non par choix, mais par naissance. On s’habillait, on mangeait, on vivait comme les membres de sa communauté. 

Il n’en est pas de même avec les tribus postmodernes, car on peut certes appartenir à la tribu du «rock métal", mais en même temps à celle des collectionneurs de motos anciennes ou à celle des adeptes de tel ou tel culte, même traditionnel. On peut appartenir à une CSP dite supérieure et se retrouver régulièrement avec des personnes de classes très populaires dans tel ou tel événement sportif, musical, solidaire. Ce qui ne veut pas dire que ces tribus soient comme vous le dîtes "hors sol". J’ai parlé dans mes premiers travaux d’enracinement dynamique. Qu’est-ce à dire sinon que le rapport au temps a profondément changé. Dans les sociétés traditionnelles, le passé est l’élément déterminant : on est ce qu’ont été ses ancêtres. Dans la modernité, "du passé faisons table rase", on se projette vers le futur. 

Je pense que nous vivons actuellement une densification du présent par l’intégration du passé (on ne le dépasse pas, on l’intègre) et que ce présent est gros de notre futur. Le futur est présent. Le caractère éphémère de nombre de rassemblements tribaux postmodernes (les mouvements de solidarité émotionnels et sans lendemain par exemple, les fêtes, jusqu’aux flashmobs) traduit plutôt l’intensité de l’instant que sa futilité. Il y a de l’énergie dans cette pulsion tribale, il y a une concentration du temps en un espace donné et par là l’instant acquiert une valeur d’éternité.

Vous titrez "La France étroite", comment la France peut-elle retrouver sa grandeur? 

 Il est délicat de "touiller dans les marmites de l’histoire", c’est-à-dire de prévoir avec certitude ce que sera la France de demain. Mais on peut rappeler que la grandeur de toute civilisation repose, essentiellement, sur sa capacité à intégrer, c’est-à-dire s’enrichir des différences. Les historiens rappellent que les grands moments culturels ont été la cristallisation de ces valeurs plurielles traduisant, tout simplement, la richesse de l’espèce humaine. La culture gréco-latine se fonde sur l’intense circulation au travers du pourtour méditerranéen. La richesse de ce grand moment que fut le Moyen-Âge reposait essentiellement sur le partage transfrontalier existant en Europe. De même celle-ci, comme Carl Schmitt le rappelle, s’est forgée à partir de la  "circumnavigation" que fut la découverte du Nouveau Monde. C’est quelque chose de cet ordre qui est en jeu actuellement. Pour reprendre quelques belles et vieilles expressions de la langue française, le commerce des biens est corrélatif du commerce amoureux.

Notre pays pourra retrouver sa grandeur, quand au travers et grâce à la circulation des élites, les bien-pensants modernes, cette intelligentsia qui a le pouvoir de dire et de faire, journalistes, politiques, experts en tous genres, aura laissé la place à une élite en gestation, celle des jeunes générations qui saura reconnaître que la saturation du progressisme dévastateur laisse la place à une écosophie autrement plus prospective, qu’au rationalisme désincarnée succède l’émergence d’une raison sensible plus à même de rendre compte de l’entièreté de l’être collectif et que les institutions uniformisées et étatistes totalement obsolètes sont progressivement remplacées par des formes instituantes. En bref, quand à la verticalité issue de notre vieux colbertisme ou jacobinisme de plus en plus abstrait se substitue l’horizontalité des réseaux sociaux. Il s’agit là de ce que je nomme les formes élémentaires de la postmodernité et c’est uniquement si l’on sait prendre acte de celle-ci que la France pourra retrouver la place qui lui revient au-delà de la sinistrose et du catastrophisme ambiant. Rappelons ici ce que disait Walter Benjamin, "chaque époque rêve la suivante".C’est uniquement si on sait accompagner ce rêve que celui-ci ne s’achèvera pas en un cauchemar des plus mortifère.

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