Il n'y a pas que l'Etat Islamique : ces événements passés largement inaperçus en 2015 mais qui pourraient bien être les clés de 2016<!-- --> | Atlantico.fr
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Les cartels ont plus tué que l'Etat islamique et ils se sont montrés aussi barbares, voire plus.
Les cartels ont plus tué que l'Etat islamique et ils se sont montrés aussi barbares, voire plus.
©Reuters

Conflits dans le monde

Les exactions quotidiennes de l'Etat islamique et la lutte contre celui-ci ont occupé tout l'espace médiatique parmi les conflits dans le monde en 2015. Pourtant certains conflits aussi sanglants, voire plus comme au Mexique, ont été mis de côté alors qu'ils sont extrêmement importants pour comprendre le monde actuel. La désinformation volontaire ou involontaire doit être dénoncée et c'est pourquoi faire un point sur les différentes zones de conflit dans le monde est absolument indispensable.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Afghanistan, une guerre interminable

Alain Rodier : Après une longue période d’incertitudes où toutes les rumeurs ont couru, le décès par maladie du mollah Omar, le fondateur des taliban (les étudiants en religion) survenue en avril 2013 a été officiellement reconnue à l’été 2015. La direction des taliban afghans avait délibérément caché cette disparition pour préserver l’unité du mouvement. Pour aller plus loin dans l’illusion, elle était allée jusqu’à diffuser des messages émanant du soi-disant mollah Omar alors qu’il était déjà mort et enterré. Après une période de flottement, presque tous les leaders taliban et, en particulier le frère et le fils du mollah Omar (Abdul Manan et Yacoub), ont reconnu l’autorité du nouvel émir désigné par la Choura, l’organe de commandement : le mollah Aktar Mohammad Mansour. Le temps pressait car l’Etat islamique (Daesh) tentait depuis des mois de s’établir dans ce qu’il désigne comme sa « wilayat Khorasan » située à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan. Depuis, les deux mouvements salafistes-djihadistes échangent des communiqués enflammés, l’EI tentant de faire basculer des taliban déçus dans son giron et les responsables de ces derniers niant le rôle de « calife » que s’est auto-attribué Abou Bakr al-Baghdadi en juin 2014.

Sur le terrain, les taliban n’attendent même pas que les forces de l’OTAN se retirent définitivement pour passer à l’offensive. Ils se sont même emparés temporairement de l’importante ville de Kunduz (nord-est) en octobre, ils ont attaqué l’aéroport de Kandahar en décembre et mené des opérations terroristes dans la capitale surprotégée, Kaboul. Les forces de sécurité afghanes ont le plus grand mal à faire face. C’est pour cette raison que le président Obama est revenu sur sa promesse de ramener les boys à la maison à la fin 2016. 9 800 seront présents jusqu’à la fin de l’année prochaine puis 5 500. Ils seront stationnés sur les bases de Bagram, Jalalabad, Kandahar en plus du complexe diplomatique de Kaboul.

Et dire que les Américains sont présents dans le pays depuis bientôt quinze ans ! Il est vrai que Washington s’est enfin convaincu que s’ils quittaient le pays, les taliban seraient plus vite à Kaboul que les différentes factions rebelles lors du retrait soviétique en 1989. Il leur avait alors fallu deux ans contre une armée régulière plus nombreuse et mieux équipée que celle d’aujourd’hui pour s’emparer de la capitale afghane. Officiellement, les soldats US ne mènent plus des missions de « combat » mais de l’antiterrorisme, de l’entraînement et du conseil… Tout est question de langage. Les taliban sont désormais principalement présents sur une ceinture qui va de l’Est en passant par le Sud puis au Nord-Ouest du pays en ajoutant la province de Kunduz. Al-Qaida « canal historique » dont l’émir, le docteur al-Zawahiri, a fait allégeance au mollah Mansour, et le réseau Haqqani sont leurs alliés.

La guerre va donc perdurer avec son cortège d’horreurs et, spécificité du pays, avec son trafic d’héroïne qui inonde l’Europe et les Etats-Unis. Pour le moment et comme ailleurs, les moudjahidines qui ont fait allégeance à Daesh vont s’opposer en premier lieu aux taliban et à Al-Qaida « canal historique ». A la différence de la Syrie, en Afghanistan, personne ne peut prétendre que l’EI est une création du pouvoir central pour affaiblir la rébellion. Cela se fait tout naturellement.

Le Yémen, théâtre de la guerre par procuration que mènent Ryad et Téhéran

Alain Rodier : La situation au Yémen est aujourd’hui catastrophique et, selon les Nations Unies, le pays connaît un véritable désastre humanitaire. Il est globalement coupé en deux entre les forces de la coalition militaire emmenée par l'Arabie saoudite (Arabie saoudite, Emirat arabes unis (EAU), Egypte, Soudan, Jordanie, Qatar, Bahreïn, Koweït et Maroc), qui soutient le président légal Mansour Hadi, et les rebelles al-Houthis alliés aux partisans de l'ancien président Ali Abdallah Saleh. Mais Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) et Daesh (Etat Islamique/EI) se sont installés entre les deux belligérants, occupant des portions des provinces d'Hadramaout, d'Al-Jawf, d'Al-Bayda et d'Aden qui sont devenues de véritables zones grises. Les partisans d'une partition Nord/Sud du Yémen du « Mouvement du Sud » (Al-Hirak) sont aussi présents dans la région d'Aden. Les combats alternent avec des négociations menées sous l’égide des Nations Unies et différents cessez-le-feu qui ne sont jamais respectés. Les rebelles tiennent tout l'ouest du pays qu'ils ont conquis début 2015 au départ de leur fief de Saada. Ils se sont emparés de la capitale Sanaa, puis de Taez, poussant jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb qui commande l'entrée de la mer Rouge.

A noter que l'île stratégique d'Hanish, située à l'entrée nord du détroit, a été reconquise par la coalition arabe emmenée par Riyad le 10 décembre. A l'été, cette coalition avait repris l'offensive, s'emparant du sud-ouest du pays et en particulier d'Aden en juillet 2015. Mais elle semble désormais piétiner malgré les bombardements intenses auxquels elle se livre. Selon l'ONU, ils auraient fait 6 000 tués, dont 50% de civils. Elle subit aussi des pertes notables. Les rebelles se payent même le luxe de taper en Arabie saoudite (certes pas loin de la frontière) en y lançant des missiles Scud où en y menant des raids de harcèlement. Ils ne semblent pas manquer d’armements allant du missile anti-chars au Scud. Par contre, il est étonnant de constater qu’ils n’emploient pas de missiles sol-air à courte portée. Il est possible que leurs sponsors iraniens ne leur en aient pas livrés. C’est aussi le cas en Syrie où les rebelles armés par l’Arabie saoudite ne paraissent pas en détenir non plus. Peut-être un marché donnant-donnant !

En dehors de la situation chaotique qui prévaut dans la région, l'inquiétude provient du fait qu’Al-Qaida « canal historique » et Daesh sont en concurrence pour attirer l'attention sur leur combat. Cela peut se traduire par une « course à l'attentat » où le Yémen joue un rôle de « base de départ » important même si d'autres contrées comme la Libye peuvent également remplir cette fonction. C'est une question de « prestige » qui permet ensuite de se poser en seul et unique mouvement défendant la cause des « musulmans opprimés ». Il est aussi préoccupant de voir les liens qui existent entre AQPA et Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). Ainsi, un message d'un responsable d'AQPA a été émis le 29 décembre pour faire l'apologie d'un responsable religieux d'AQMI tué il y a deux jours en Algérie et appeler les djihadistes à s'en prendre aux Etats-Unis et à la France avec ce passage inquiétant:" les Banu al-Asfar (les occidentaux) à New-York ou à Paris ne vivront pas en sécurité alors qu'en même temps, notre peuple en Palestine et ailleurs vit dans la peur". Le Yémen est le théâtre de la guerre par procuration que se mènent Riyad et Téhéran car l’Iran est effectivement derrière les al-Houthi. Ce n’est que le prolongement de ce qui se déroule en Syrie et, dans une moindre mesure en Irak. Comme dans ces pays, on se dirige doucement vers une partition de fait du pays principalement sur des bases ethnico-religieuses.

La quasi guerre civile en Turquie

Alexandre Del Valle : Le problème est triple. Le premier concerne la déstabilisation des pays frontaliers de la Turquie. Tous les évènements qui se déroulent en Irak et en Syrie provoquent des répercussions en Turquie. Le régime en place est proche des Frères musulmans qui a choisi, de façon assez imprudente de soutenir l’opposition sunnite en Syrie en dehors même du problème kurde. En se mêlant trop du dossier syrien lorsqu'Erdogan s’est retourné contre Bachar Al-Assad au début de la révolution syrienne, la Turquie est impliquée dans le conflit syrien alors qu’elle aurait pu rester à l’écart comme Israël. La Turquie s’est donc engagée auprès des sunnites et a rompu son alliance, pourtant forte, avec le régime de Bachar. Ce retournement stratégique a choqué les militaires et de nombreux stratèges qui jugeaient ce choix inutile. Mais cette stratégie a permis à Erdogan de devenir le leader les musulmans sunnites du Proche-Orient. La Turquie a encouragé cette déstabilisation des pays voisins en accueillant des centaines de milliers de djihadistes, en aidant les mouvements sunnites radicaux en Syrie et en intervenant à la frontière syrienne.

Puis la Turquie est confrontée au séparatisme kurde qui la menace de l’intérieur par les Kurdes indépendantiste du PKK de Turquie et de l’extérieur par les Kurdes de Syrie. La Turquie a eu peur que cette déstabilisation de l’Irak et de la Syrie - qui a favorisé les mouvements indépendantistes kurdes des différents pays qui les abritent - ne relance la guerre contre les Kurdes sur son sol. Mais le calcul a été mauvais. En organisant des actions militaires contre les Kurdes de Syrie qui sont pris en en tenaille entre la Turquie et de l’Etat islamiste, Erdogan, qui a cru bon de frapper l’ennemi kurde à l’extérieur de ses frontières pour mieux protéger son territoire, a reçu comme un boomerang le réveil de l’indépendantisme et du radicalisme kurde en Turquie. Des années de paix entre le gouvernement d’Erdogan et le PKK ont été d’un coup gâchées et sacrifiées sur l’autel de l’électoralisme nationaliste et démagogique du nouveau Sultan Erdogan prêt à tout pour resserrer les liens face au bouc-émissaire extérieur et intérieur kurde. Bilan : La Turquie risque d’être confrontée à une guerre civile. Cette situation est liée au démembrement de l’Etat irakien en 2003 qui a donné naissance à un Kurdistan quasiment indépendant, puis au chaos syrien consécutif au chaos irakien. Les Turcs se sont donc radicalisés persuadés qu’il s’agissant d’un complot orchestré par les Etats-Unis, Israël et leurs « agents » kurdes régionaux.

Erdogan doit donc faire face à la fois à un problème ethnique avec le séparatisme kurde mais également au conflit entre les islamistes et l’opposition kémaliste anti-islamiste encore très forte dans l’armée et la justice. Il ne faut pas oublier que l’Etat turc est kémaliste et laïc et donc que si Erdogan va trop loin dans l’islamisation, les Kémalistes pourraient organiser un coup d’Etat. Il y a également tous les mouvements gauchistes défenseurs des minorités qui manifestent contre lui.

Je ne pense pas que la Turquie puisse imploser. C’est un État fort, proche de l’OTAN et qui possède une armée puissante avec près de 800 000 soldats. Il y a selon moi deux scénario possibles: soit la Turquie tombe dans une radicalisation nationaliste de plus en plus autoritaire encore pire qu’en Russie. Erdogan est en train de récupérer une partie de l’extrême droite et peut former une alliance entre nationalistes et islamistes. Soit un coup d’Etat fomenté par les forces kémalistes qui ne pourront plus supporter la dérive néo-ottmane-islamiste du néo-sultan Erdogan.

L’Arabie Saoudite et la question de la succession après la mort du roi Salman

Alexandre Del Valle : Depuis sa fondation, cette monarchie est tiraillée entre le camp politico-tribal pragmatique des Saoud et la secte ultra-fanatique sunnite des wahhabites (qui se réfère à l’école juridique radicale sunnite du Hanbalisme, source du fameux salafisme). L’Arabie saoudite repose donc dès sa fondation sur une alliance schizophrène entre les Saoud - qui ont donné le nom au pays en 1932 - et ces religieux radicaux, parrains des islamistes modernes jihadistes et de l’islamisme international. Par ailleurs, contrairement à la succession capétienne qui était linéaire, le système de succession de l’Arabie saoudite est horizontal (frères) et pose plusieurs problèmes. Ce sont les frères et les demi-frères qui sont choisis. Le roi actuel n’est que le 25ème fils d’une série de 45 enfants du roi d’Abdel Aziz mort en 1954. La vraie transition va advenir bientôt, à la mort du roi Salman. A ce moment, pour la première fois, le régime passera de la monarchie des frères fils du fondateur, à celle des fils de ces derniers donc des petits-fils du fondateur, qui sont des centaines….. Pour la première fois, le prince héritier sera donc un petit-fils. Cette situation sera source d’incertitudes, car les héritiers sont nombreux et divisés. 

Enfin, il y a aussi une grande rivalité au sein même de la famille royale entre les Soudeyri et les Saoud. De plus, dans plusieurs régions en Arabie saoudite, les Saouds et les wahhabites ne sont pas aimés et doivent donc entretenir et fidéliser comme ils peuvent des clans arabes d’hommes libres mais qui peuvent rentrer en rébellion comme au Yémen. Rappelons que l’actuel roi Salmane est l'un des « sept Soudayris », alliance très puissante entre sept des fils du roi Abdelaziz et de l’une de ses femmes, Hassa bint Ahmed al-Soudayri. Depuis la fin du règne d’Abdallah qui n’était pas un soudayri, Salmane a nommé de nombreux Soudayris à des postes clefs, ce qui a déplu aux non-soudayris parmis les Saoud. Ainsi, le fils de Salmane, Mohammed ben Salmane al-Saoud, 34 ans, a été nommé ministre de la Défense et président de la cour royale. Mais le roi Salmane, demi-frère d'Abdallah, aura bientôt 80 ans et est en très mauvaise santé. Abdallah était quant à lui le 13e fils du roi Abdelaziz et le seul fils de l’épouse d’Abdelaziz membre de la tribu des Chammar.

Mais en plus des rivalités internes des générations, des clans, l’Arabie saoudite doit gérer le conflit entre les sunnites et les chiites dont de nombreuses minorités chiites se situent dans l’est où il y a de grandes réserves pétrolières et qui risquent de tomber dans le giron iranien et la menace d’Al Qaïda et de l’Etat islamiste, Daesh étant l’enfant monstrueux du wahhabisme saoudien mais qui se retourne contre les Saoud accusés d’avoir «  trahi » le wahhabisme salafiste. Et puis le pays subit le revers de l’islamisation radicale salutiste qui est doctrine d’Etat. Par ailleurs, le taux de natalité est trop élevé, ingérable et source de radicalité et de paupérisation: le planning familial n’existe pas, et en dépit de la croissance du pays, de nouveaux pauvres augmentent ainsi que le nombre de chômeurs et de déshérités plus ou moins assistés mais séduits par les radicaux. Lorsque la pauvreté s’installe dans un pays où la démographie est dense, la guerre n’est jamais très loin….

Les conséquences d'une mauvaise transition ne seraient pas forcément une déstabilisation totale du pays mais beaucoup de rivalités et d'intrigues avec même quelques assassinats. Les plus pessimistes prévoient une très grande instabilité au moment de l'arrivée de la génération des petits fils du roi fondateur Abdel Aziz. Il existe par ailleurs parmi eux de fortes oppositions entre les radicaux et les modernistes. En effet, tous les petits fils ne sont pas forcément plus modernes que les pères. Il existe un millier de princes aujourd'hui qui gouvernent le pays et qui ont chacun leur poste, mais ce fragile équilibre risque éventuellement d'éclater en raison des rivalités claniques, idéologiques et successorales.

Le Nigéria, un pays fracturé

Alexandre Del Valle : Comme dans beaucoup de pays du Proche-Orient, le Nigéria est un pays fragilisé par la prégnance du tribalisme. Les nombreuses tribus rivales sont très difficiles à fédérer. Le pays est divisé entre un Nord pauvre, musulman et de plus en plus islamisé de façon radicale, et où Boko Haram recrute ses partisans, puis un Sud majoritairement chrétien (comme au Soudan) et qui est beaucoup plus riche puisqu’il abrite notamment l’essentiel des réserves pétrolières du pays. La division est donc à la fois ethnique, religieuse, tribale, économique et idéologique… Aussi, dans 11 Etats fédérés réislamisés depuis les années 1990 du Nigéria, la loi islamique est imposée aux chrétiens qui sont en situation de minorité (partie Nord et centre nord du pays).

Au delà du conflit entre chrétiens et musulmans et a fortiori islamistes, il y a une opposition entre les musulmans modérés, qui acceptent la multi-confessionnalité du Nigéria, et des mouvements islamistes qui veulent appliquer la charia et prônent une opposition radicale avec les infidèles et leur soumission à terme à l'islam. Toutes ces rivalités servent les intérêts de Boko Haram qui utilise le mécontentement des musulmans du Nord, plus pauvres que les chrétiens du Sud. Comme le Soudan, nous ne pouvons pas écarter, à terme, le risque que ce pays soit un jour coupé en deux. Le Soudan avait un Nord majoritairement arabisé et musulman et un Sud majoritairement noir-africain/chrétien-animiste qui a fini par faire sécession. Le Soudan du Sud non-musulman est aujourd'hui un véritable Etat indépendant, et le Nord du pays n’a cessé de se réislamiser radicalement depuis 30 ans, notamment sous l’influence des Frères musulmans. Le Nigéria est aujourd'hui dans une situation similaire, c'est un "Etat tiraillé" selon le terme utilisé en géopolitique.

Il existe de nombreux assassinats de chrétiens et de minorités diverses (y compris chiites). Des centaines de membres du Mouvement islamique du Nigéria, un groupe chiite, ont récemment été tués par l'armée du Nigéria en décembre. Dans ce pays les mouvements chiites sont craints et taxés d'alliés de l'Iran. Le président actuel est musulman et les mouvements islamistes tels que Boko Haram sont de plus en plus puissants dans le Nord. La réislamisation sunnite du pays a pour conséquence naturelle de créer un climat de forte tension avec les chiites, considérés comme des parias au même titre que les chrétiens. Aujourd'hui, 1 musulman sur 5 est chiite au Nigéria, ce qui représente pas mal de personnes étant donné que le pays est peuplé de 178 millions d’âmes. Des mouvements chiites, qui ont vu le jour en partie pour répliquer au fondamentalisme salafiste, ont été fortement réprimés, que le Mouvement islamiste nigérian. Récemment des attaques très meurtrières de mosquées ont lieu dans la région majoritairement chiite de Kadura, dans le Nord. Le risque d'escalade potentielle avec des mouvements extrémistes, qui pourraient être financés par l'Iran et se radicalisant face à Boko Haram et aux sunnites, est envisageable. On peut même dire que ces derniers temps, l'armée nigérienne, aux mains des sunnites, a tué plus de militants chiites que de membres de Boko Haram. C'est donc un pays potentiellement très riche mais qui a un problème d'hétérogénéité ethnique, religieuse, clanique assez préjudiciable.

La Chine et ses prétentions territoriales

Alexandre Del Valle : La Chine considère de manière globale que la présence des Etats-Unis et de leurs alliés asiatiques périphériques de la Chine est illégitime en mer de Chine. Ils veulent récupérer leur souveraineté revendiquée sur cette mer située à l'Est du Vietnam, du Laos, de la Thaïlande et du Cambodge et au Nord de l'Indonésie et du sultanat de Brunei ainsi qu'à l'Est et au Nord-Est de la Malaisie et à l'Ouest des Philippines de Taiwan. Les Chinois revendiquent tout cet espace pour multiplier un jour par dix leurs eaux territoriales. Les Chinois veulent également, à terme, contrôler un passage stratégique qui est le détroit de Malacca, situé entre l'Indonésie, la Malaisie et Singapour. Or Malacca est extrêmement stratégique d’un point de vue géoéconomique, puisque du gaz et du pétrole off shore ont été trouvés vers les Iles Spratleys et les Iles Paracels et dans la mesure où de nombreux navires marchands emportant des biens et produits manufacturés ou de l’énergie passent par ce détroit, par ailleurs souvent en proie aux attaques de pirates. Tout ce territoire maritime est revendiqué non seulement par la Chine mais également par les Etats précités, ce qui pose un problème géopolitique et stratégique majeur. Or nombre de ces Etats sont hostiles à la Chine et certains d’entre eux sont des alliés majeurs des Etats-Unis au niveau régional et forment avec eux une sorte de ceinture qui encercle la Chine selon Pékin.

Les Chinois se considérant comme la seule grande puissance régionale légitime, ils revendiquent toutes les îles stratégiques ou en construisent eux-même de façon artificielle lorsque la  surface émergée n'est pas suffisante, ce qui leur permet ensuite de revendiquer une plus large quantité d’eaux territoriales souveraines. Le contrôle du détroit de Malacca est essentiel pour les Chinois puisqu'il s'agit d'un des plus importants du monde. Le contrôle des flux de commerce mondial est donc d'une importance stratégique majeure. Pour le moment les Américains comptent sur leurs alliés de la région pour s'autoriser une présence navale et y endiguer la Chine. C'est la même stratégie que pour la Russie : les Etats-Unis veulent empêcher ces deux puissances mondiales d'accéder aux mers chaudes et aux flux mondiaux maritimes. C'est donc une guerre régionale avec une Chine qui veut confisquer à terme une majorité des eaux territoriales aux Etats de la région, lesquels n'apprécient guère cette ambition et comptent sur l’alliance américano-asiatique anti-chinoise.

Dans cette situation de tension, la Chine a récemment vivement réagi à l’envoi, à 20 km des Spartleys, de navires américains. Les deux pays se regardent donc actuellement en chien de faïence, cependant que la Chine augmente depuis des années de façon drastique ses dépenses militaires et déclare officiellement son désir de contrôler cette mer à terme et d’en faire partir les Américains et leurs alliés... Aucun des deux acteurs ne veut renoncer, même si jusque-là l'escalade reste pacifique. D'autres conflits se greffent avec des ambitions chinoises autour de Taiwan, située non loin de là, ce qui n'arrange rien. Les Américains, quant à eux, signent des nouveaux pactes d’alliance avec d'autres pays de la région tels que le Vietnam pour étendre leur influence et poursuivre l’encerclement sud asiatique de Pékin. Pour illustrer ce niveau de tension, de nombreux Chinois ont adopté le slogan "Mourir pour les Spratleys". La Chine généralement n'aime pas le conflit direct mais pour l'instant elle fait monter les enchères et teste les réactions de ses rivaux en retour. Elle ne devrait d'ailleurs jamais entrer dans un conflit direct puisqu'elle sait que le temps va jouer en sa faveur. Elle bénéficie par ailleurs d'une puissance démographique, militaire et d'une dépendance économique des autres Etats ce qui lui laisse une plus grande latitude pour agir. Dans 50 ans, la région sera naturellement devenue une chasse gardée Chinoise, et Pékin estime que Taïwan tombera comme un fruit mur dans les mains chinoises, ceci, si possible, sans conflit direct.

Le massacre des Cartels au Mexique : plus de morts que l'Etat islamique

Alexandre Del Valle : Ce qui se passe au Mexique est encore plus dramatique que ce qui se déroule au Moyen-Orient. Pendant les six ans de la présidence de Monsieur Calderon, on pu dénombrer 102 696 homicides, ce qui fait une moyenne de 1426 victimes des cartels par mois. Chaque jour, des gens sont émasculés, voient leurs bras arrachés, des tortures ont lieu, y compris par l’acide, et tout cela est souvent diffusé sur internet, comme avec l'Etat islamique, dans le but de régner par la terreur et la guerre psychologique autant que physique. Les cartels ont plus tué que l'Etat islamique et ils se sont montrés aussi barbares, voire plus. Or on parle très peu de cela dans nos médias. En Irak en 2014, l'Etat islamique a tué environ 9 000 personnes. Au même moment, le nombre de victimes des cartels mexicains dépassait les 16 000, soit près du double. Dans cet Etat, un fonctionnaire de police sur deux est corrompu. La violence est absolument inouïe et nous ne voyons pas comment résister aux cartels qui sont en train de prendre et gangrener le pays. Les 14 premiers mois du nouveau président ont donné lieu à 23 650 homicides, ce qui fait 1690 par mois. Aucun conflit ne génère autant de morts par mois à part la Syrie.

En conclusion, la désinformation, volontaire ou involontaire, a des conséquences dramatiques. Car la sur-médiatisation de certains conflits comme le conflit Israélo-palestinien conduit à une véritable obsession de tout ce qui se passe au Moyen-Orient et donc à une occultation corrélative des atrocités qui sont commises à l’autre bout de la planète, de même qu’un train peut en cacher un autre. Afin de ne pas être faussés dans nos évaluations des réalités géopolitiques mondiales, il convient selon moi de toujours tenter de ne rien prendre pour argent comptant et de relativiser en comparant avec ce qui se passe en d’autres points du globe. Nous pourrions prendre d'autres exemples de conflits oubliés comme celui de la Colombie avec les guérillas narcos, de la Turquie avec les Kurdes, des bombardements de drones américains en Irak et en Afghanistan, du drame des habitants autochtones du Tibet, du problème de Chypre, toujours occupée et continuellement colonisée par la Turquie qui bénéficie de son appartenance à l’OTAN pour échapper aux condamnations internationales, ou encore des chrétiens d'Orient et des Intouchables (Dalits) en Inde, toujours persécutés, les premiers par les Etats totalitaires d’Asie et les pays islamiques et les seconds par les fondamentalistes hindouïstes.

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