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Grèce, Portugal, Espagne : l’austérité est-elle en train d’avoir la peau du bipartisme à la papa ?
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Bye-bye le bipartisme

Après la Grèce en janvier, puis le Portugal, c'est au tour de l'Espagne de voir son gouvernement perdre sa majorité, dans un climat de fin du bipartisme. Les politiques d'austérité européennes s'avèrent être une arme redoutable au service de la refondation de l'offre politique.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Après la Grèce en janvier, puis le Portugal, c'est au tour de l'Espagne de voir son gouvernement perdre sa majorité. Est-il déjà possible de conclure que les politiques de restriction budgétaire mises en place par ces trois exécutifs ont mis hors-jeu les anciens bipartismes en vigueur ? Pour quelles raisons ?

Christophe Bouillaud : En fait, il faut prendre en compte deux éléments supplémentaires en plus des politiques de restriction budgétaire et leurs effets sur la société concernée : le mode de scrutin et le niveau perçu par les électeurs de corruption de leur classe politique. En effet, en fonction du mode de scrutin, le même résultat en % des suffrages exprimés peut signifier des résultats politiques très différents. Le PP de M. Rajoy opérerait-il dans le cadre du scrutin uninominal à un tour britannique, il serait probablement le net vainqueur de l’élection de dimanche dernier. On a pu faire la même remarque avec l’application du mode de scrutin grec à l’Espagne. Bien sûr, les résultats de ces hypothèses sont des fictions, puisque les électeurs espagnols voteraient autrement avec un autre mode de scrutin, mais ces résultats hypothétiques donnent une idée plus exacte de la réalité des rapports de force dans tel ou tel pays. Par ailleurs, la mise en cause des partis en place est d’autant plus forte qu’ils apparaissent par ailleurs comme corrompus, c’est ce qui s’est passé en Grèce. En dehors de leur échec économique, Nouvelle Démocratie et surtout le PASOK ont aussi souffert de leur image de vieux partis clientélistes aux politiciens très corrompus. C’est aussi dans une certaine mesure ce qu’on observe en Espagne, ou ce qu’on vu en Italie en 2013.

En dehors de ces deux aspects (mode de scrutin et niveau de corruption perçu), il est difficile de ne pas voir que la crise économique lorsqu’elle a débouché sur la mise en œuvre de plans d’austérité drastique a mis en mouvement l’électorat. Tous les pays sous mémorandum (Grèce, Espagne, Irlande, Portugal) ou sous un équivalent auto-administré (Italie) ont vu l’électorat se détacher de ses anciennes allégeances. De fait, ce n’est pas seulement la question de la mise en question d’anciens bipartismes, mais plus généralement de l’ébranlement des bases des partis politiques qui avaient géré les pays européens depuis des décennies. On observe presque partout ce phénomène quand la crise économique s’aggrave trop. Il est particulièrement prononcé en Grèce bien sûr.

Il s’explique par le fait qu’au-delà d’un certain degré d’austérité et d’échec perçu des forces politiques en place depuis des décennies, de vastes masses d’électeurs se décident enfin à changer leurs allégeances historiques à un parti ou bien parce que de nouveaux électeurs (jeunes ou abstentionnistes) se décident à opter pour la nouveauté offerte par des challengers. Dans ces évolutions, il y a souvent en arrière-plan un conflit vieux électeurs/jeunes électeurs. En Espagne, c’est caricatural : deux partis de la jeunesse mobilisée (les moins de 40 ans), Podemos à gauche et Ciudadanos à droite, s’opposent aux « vieux partis des vieux », le PP et le PSOE en particulier. Il faut dire que, globalement, depuis 2008, au moins à l’ouest de l’Europe, tous les partis de gouvernement ont décidé d’honorer la dette envers les anciennes générations sous forme de retraites qui restent versées rubis sur l’ongle (même si on les parfois baissées nettement) et sous forme de titres de dettes publiques qui restent valables (sauf en Grèce), tout en laissant filer à des niveaux inédits le chômage des jeunes et en encourageant de fait la précarisation et l’appauvrissement de la jeunesse salariée ou aspirant à l’être pour rétablir la compétitivité.

Nicolas Goetzmann : Lors de l’épisode de crise relatif à la dette des pays périphériques, Italie, Grèce, Espagne, et Portugal se sont retrouvés au pied du mur. Les taux d’intérêts naviguaient à des niveaux intenables sur le long terme et les capacités de négociation de ces états étaient réduites à peau de chagrin. La peur du vide n’a pas été favorable à la réflexion et les grands partis de gouvernement, de droite comme de gauche se sont rapidement inclinés face aux programmes d’austérité proposés à l’échelon européen. Cette situation exceptionnelle a tout simplement provoqué une sorte d’unanimité de ces partis sur ce qu’il y avait à faire, c’est-à-dire tout tenter pour rester européen à travers la consolidation fiscale.

Dans une telle configuration, le traditionnel jeu d’opposition entre des partis pro-européens devient alors inaudible. Il n’existe plus de réelle différence. Et cette absence de diversité de l’offre politique a pu favoriser l’émergence des nouveaux partis, et ce, en parfaite corrélation avec le désastre provoqué par la mise en place des mesures d’austérité. En appliquant ces programmes tête baissée, sans discernement, les grands partis de gouvernement sont totalement passés à côté de l’enjeu réel, qui était de déterminer si ces mesures n’étaient pas contreproductives pour leurs économies, et donc de s’opposer, par simple bon sens, aux prescriptions de la commission européenne. Cependant, il n’est pas facile de s’opposer avec un couteau sous la gorge, ce qui était le cas en 2012.

Le précédent de la disparition du Pasok en Grèce est-il de nature à pousser ces partis affaiblis à faire des alliances à priori contre-nature ?

Christophe Bouillaud : Si vous pensez à une possible alliance entre le PP et le PSOE à la suite du résultat des élections de ce dimanche, le précédent grec aura vraiment de quoi faire réfléchir le parti socialiste espagnol. On peut d’ailleurs citer d’autres exemples, comme les cas hollandais et allemand. Etre le partenaire junior de gauche d’une grande coalition dominée par la droite conservatrice n’est pas une très bonne affaire électorale pour un parti socialiste : en effet, à force de souscrire entièrement à l’austérité voulue par la droite, les socialistes y perdent ce qui leur reste de leur base électorale. Personne ne vote en effet « socialiste » pour souscrire à la disparition pure et simple des acquis sociaux obtenus depuis 1890. Donc, s’il n’est pas suicidaire, le PSOE va se méfier, et éviter de gouverner avec le PP. Inversement, le PP, pour rester au pouvoir, a vraiment besoin du PSOE et sera bien content de lui donner le baiser de la mort…

Pourtant, dans le cas de l'Espagne, ces politiques d'austérité sont réputées avoir eu un effet positif sur la croissance des années 2014 et 2015, ce qui explique en partie le fait que Mariano Rajoy est en tête des élections. Ces gouvernements ne payent-ils pas injustement une facture à court terme ?

Christophe Bouillaud : J’aurais tendance à dire que les électeurs ont toujours raison. Si le PP a nettement reculé, c’est tout de même que les électeurs espagnols ne sont pas aussi contents qu’ils devraient l’être à en croire la propagande du PP. Par ailleurs, en dehors du chiffre encore très élevé du chômage, celui des jeunes en particulier, il faudrait voir à quelles conditions ces nouveaux emplois ont été créés : très mal payés, précaires, sans intérêt intrinsèque et sans possibilité d’évolution professionnelle. Dans une société développée comme l’Espagne, pour la plupart des gens, il ne suffit pas d’avoir un emploi qui leur permettra simplement de manger et de ne pas être à la rue, mais il faut aussi que cet emploi permette de faire des projets personnels sur la durée. C’est en fait une problématique que l’Italie a découverte dès les années 1990 : un emploi oui, mais un « emploi de qualité », pour reprendre un slogan électoral de S. Berlusconi en 2001.

Aujourd’hui, la plupart des pays occidentaux sont confrontés à cette réalité : on sait à coup de flexibilisation du marché du travail encore créer des mauvais jobs (par exemple de serveurs de restaurant ou d’aides à domicile), mais on ne sait pas créer en masse des jobs qui vous portent vers l’avenir. Par ailleurs, on devrait aussi se demander à qui profite la croissance. La répartition de ces richesses nouvelles est rarement favorable aux plus démunis. Enfin, il faut bien rappeler que l’austérité budgétaire signifie en pratique sacrifier l’avenir au présent : avec moins de dépenses de santé, il y a des gens supplémentaires qui vont mourir ; avec moins de policiers, des gens seront agressés et en souffriront psychiquement pendant des années ; avec moins de dépenses d’éducation et de recherche, les nouvelles générations seront moins bien éduquées et les chercheurs mèneront à moins d’innovations, etc.. Avec les politiques d’austérité, on est obnubilé par la dette publique, et on oublie presque complètement que la dépense publique pour sa plus grande part constitue de l’investissement social en savoir, connaissance, sécurité, infrastructure, etc. Les gouvernements pro-austérité payent aussi le fait d’avoir préféré assurer la richesse financière des vieux ménages (retraités ou rentiers) contre les espérances des jeunes générations (salariés ou indépendants).

Nicolas Goetzmann : Le programme d’austérité n’est pour rien dans le retour de la croissance espagnole. C’est justement l’arrêt progressif de la restriction budgétaire qui a desserré l’étau qui empêchait le développement économique du pays. Le gouvernement de Mariano Rajoy est d’ailleurs sous surveillance de la commission européenne qui lui reproche de ne pas avoir respecté ses engagements pour cette année 2015, ce qui devrait encore être le cas pour l’année 2016. Le retour de la croissance en Espagne a ainsi pris naissance dans la perte d’intensité de l’austérité, et celle-ci s’est accélérée sous l’effet de deux autres facteurs : la politique menée par la BCE et la baisse du prix du pétrole. Les taux d’intérêts espagnols ont baissé considérablement lors de ces deux dernières années, ils ont été divisés par deux, passant de 4% à la fin de l’année 2013 à 1,70% à ce jour, ce qui a permis un net retour de l’investissement et de la consommation dans le pays. Non pas sous l’effet direct du plan d’assouplissement quantitatif, qui a plutôt tendance à provoquer une hausse des taux, mais plutôt par un effet indirect. Dès que Mario Draghi a indiqué qu’il ferait tout pour sauver l’euro, le degré de risque associé à l’Espagne s’est considérablement réduit, ce qui a permis aux taux d’intérêts de baisser à un niveau plus proche du pays de référence, c’est-à-dire l’Allemagne. Il est donc clair que l’austérité a été le mal, et en aucun cas le remède.

Concernant l’idée de la facture à court terme, il semble que cela soit plutôt l’inverse. Les politiques d’austérité vont laisser des traces profondes et durables dans la structure économique du pays. Selon le FMI, le taux de chômage structurel du pays atteint désormais 16,5%, ce qui signifie qu’il est peu probable que le taux de chômage réel puisse passer en deçà de ce niveau avant de nombreuses années. Mariano Rajoy a simplement eu la chance de voir la BCE agir, ce qui lui a permis de revendiquer la paternité du retour de la croissance auprès de son électorat. Même si ce n’est pas la réalité.

Ce phénomène est-il encore appelé à se propager au sein des pays membres de la zone euro ? Timo Soini, ministre finlandais des Affaires étrangères a pu indiquer que son pays n'aurait jamais dû rejoindre la zone euro. Comment expliquer que malgré le ralentissement des politiques d’austérité au sein de la zone euro, et un retour de la croissance, la contestation continue de progresser ?

Christophe Bouillaud : La situation de la Finlande est particulièrement intéressante. Le ministre dont vous parlez est le leader du parti des « Vrais finlandais », un parti eurosceptique qui a progressé au fil de la crise et qui a fini par entrer au gouvernement en 2015. Il n’y a pas que dans le sud de l’Europe que l’ordre électoral est bousculé. La Finlande représente l’idéal de ce que devrait être une économie européenne au début du XXIème siècle selon la Commission européenne : un vrai rêve éveillé selon les critères de Lisbonne (2000), la population est très éduquée, les femmes participent massivement au marché du travail, l’Etat est efficace, les politiciens pas corrompus, l’économie très ouverte, l’innovation est privilégiée, etc. C’est, du point de vue des médias internationaux, l’anti-Grèce, peuplé de gens honnêtes, travailleurs, bien formés, et bien sûr dirigé par des libéraux de bon aloi. Certes nul n’est parfait, les Finlandais sont encore syndiqués, mais c’est bien là le seul défaut de ce beau pays nordique où le business est roi. Or ce pays de Cocagne va de plus en plus mal depuis deux ans : il applique les recettes austéritaires avec une rigueur toute nordique, mais rien n’y fait. Il est bien évident que c’est le taux de change fixe lié à l’Eurozone qui empêche d’absorber le choc lié à la déconfiture de Nokia et de l’industrie de la pâte à papier et d’attendre que ces déboires soient absorbés par l’économie. Le cas finlandais est donc une autre preuve à porter au dossier contre l’austérité, mais, pour l’instant, le gouvernement finlandais continue imperturbable sur la mauvaise voie de l’austérité, alors même que les « Vrais Finlandais » sont au gouvernement et critiquent la ligne suivie.

Plus généralement, même s’il existe de la contestation de l’austérité, à la fois au sein du monde politique et au sein du monde des économistes, et une moindre mise en œuvre de ses recettes (encore que cela ne vaut pas pour tous les pays),  les dirigeants qui ont mis en place cette austérité restent en place : A. Merkel et W. Schauble sont toujours au pouvoir en Allemagne, tout comme leurs principaux alliés. Or ces dirigeants n’admettront jamais qu’ils ont entièrement fait fausse route. Ils le pourront d’autant moins que des économistes accumulent des preuves que l’austérité a plombé la reprise européenne après 2011. Quand on se trompe à ce point-là de diagnostic, et que cela a eu de telles conséquences, il faut surtout ne pas bouger, ne rien concéder, et ne céder que sous la forte pression d’autrui. Dans ce cas-là, on dira que les autres vous obligent à faire des erreurs (la fin de l’austérité) que vous n’avez pas voulues, mais vous vous ne vous êtes jamais trompés, votre prestige restera donc sauf auprès de vos partisans.

A cela, il faut ajouter le fait que le « policy mix » de la zone Euro n’est pas décidé par un gouvernement et une banque centrale comme aux Etats-Unis, au Japon ou au Royaume-Uni, mais par une banque centrale, par un gouvernement fédéral sans moyens financiers propres, et par 18 gouvernements nationaux dont certains sont vraiment « plus égaux que d’autres ». Le mouvement d’ensemble est donc bien plus difficile à organiser qu’ailleurs. Vu de l’extérieur, cela confine à la folie, mais l’abime économique n’a pas été assez également profond et simultané pour tous les pays de l’Eurozone pour qu’ils se décident à agir vraiment de concert. Ceci explique que l’on bouge à petite vitesse, mais le mal est fait, la zone Euro a plombé sa croissance pour une décennie au moins, et, de ce fait, les contestataires de toute nature ont un boulevard devant eux.

Nicolas Goetzmann : Parce que l’idéologie de l’austérité persiste et signe en Europe. Si les mécanismes de consolidation fiscale les plus destructeurs ont été stoppés en partie, sauf en Grèce, la stratégie économique européenne emprunte la même trajectoire qu’auparavant. Il n’y a que la BCE qui fait véritablement un effort aujourd’hui, et cela reste insuffisant.  Le phénomène d’explosion politique, constaté également en France, n’est donc pas endigué. D’autant plus que la gestion européenne de la crise migratoire participe désormais au mouvement. Il s’agit donc d’un problème de rigidité de l’offre politique face à la demande des électeurs qui créé ce phénomène d’affaiblissement du bipartisme traditionnel. De plus, la prolongation dans le temps de cette incapacité des partis de gouvernement à répondre à cette nouvelle demande produit un effet d’authentification de ces partis à la crise, ce qui signifie que plus le phénomène perdure, plus leur faiblesse électorale deviendra structurelle et irréversible. En l’absence de refonte idéologique, ces partis de centre droit et de centre gauche seront peut être amenés à se lier afin de partager un électorat de plus en plus réduit. Mais une stratégie de renouvellement de l’offre politique, interne à chaque parti, paraît être une réponse plus adaptée à la situation actuelle.

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