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Debray et Madame H : la France est sortie de l’Histoire et ce ne sont pas les attentats du 13 novembre qui l’y feront reprendre sa place
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The End

La France est sortie de l’Histoire selon Régis Debray, et ce ne sont pas avec les récents attentats meurtriers du 13 novembre 2015 qui ont frappé notre pays dans la chair de sa jeunesse que Madame H revient pour autant frapper à notre porte.

Isabelle Marchandier

Isabelle Marchandier

Chroniqueuse pour le site et le mensuel Causeur, Isabelle Marchandier a été attachée de presse pour les Editions du Cerf après avoir été journaliste à Valeurs Actuelles et programmatrice à RMC.

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Régis Debray n’en démord pas ! La France est sortie de l’histoire et ce ne sont pas avec les récents attentats meurtriers du 13 novembre 2015 qui ont frappé notre pays dans la chair de sa jeunesse que Madame H revient pour autant frapper à notre porte. C’est ce paradoxe que notre intellectuel frondeur est venu expliquer lundi dernier au micro de Frédéric Taddeï qui le recevait dans son émission « Social club » sur Europe 1 pour son dernier essai, « Madame H » dont les thèmes abordés, la guerre, l’histoire, rentrent pleinement en résonance avec la terrible actualité. Pour mieux saisir son point de vue, il faut donc se plonger dans cet essai autobiographique qu’il définit, avec une fausse naïveté, non pas comme une « analyse philosophique ni un traité d’histoire, mais une rêverie agrémentée, de façon fantaisiste ,de quelques songeries et hypothèses farfelues », en oubliant de préciser que ces rêveries font totalement sens en se concrétisant dans notre réalité cauchemardesque.

Avec la distance ironique nécessaire, Régis Debray nous raconte sa petite histoire, immergée dans la grande, jusqu’à mettre en scène, non sans cocasserie, une visite truculente à Colombey chez le Général et, avec un brin de nombrilisme, ses propres funérailles. Et c’est au sein de cette biographie, ou plutôt de cette nécro ante mortem, qu’il dresse un tableau bien pathétique d’une France en « mal d’histoire ».

C’est d’abord par la grande porte que Madame H s’en va. Né par temps de défaite, deux mois après l’Armistice, Debray se voit comme un « inspecteur des ruines », témoin amère de cette France honteuse qui accumule défaites et renoncements. Il passe en revue l’humiliation de 40, la lâcheté vichyssoise et l’affront de la « Blitz Besuch », la visite éclaire du Fürher dans la capitale qu’il considère comme une véritable scène traumatisante marquant au fer rouge notre inconscient national. Puis, il évoque, avec tristesse, la chute de Dien Bien Phu, en mai 1954, qui sonne le début de la fin de l’empire colonial. Mais c’est avec la prospérité des Trente glorieuses que Mme H tire définitivement sa révérence. Pour les « Zorro manqués qui regardaient le parti des fusillés avec les yeux de Chimène (…) les Trente Glorieuses n’auront rien eu de glorieux». Fort de ce constat, le jeune normalien n’attend pas de voir passer sous ses fenêtres « l’âme du monde » tel un Hegel guettant l’apparition des grands hommes, l’esprit du temps ne proposant plus ce genre de rôle. « Si le fascisme ne vient pas à lui, Lagardère ira à lui » s’enflamme-t-il. Sa décision est prise. Debray part sur d’autres terres, chercher l’exaltation guerrière.

Mais si l’Histoire claque la porte dans le fracas des défaites, elle s’éclipse aussi par la petite porte, en silence et à petit pas. « Ce qui sabsente à bas bruit est plus riche d’enseignement que ce qui fait le buzz…» Remarque qui tonne comme un avertissement lancé aux esprits abrutis d’informations, de selfies et de tweets. Debray a la nostalgie du Paris à la Audiard, un peu crado et populaire mais qui ne manquait pas de caractère et pointe du doigt les stigmates du Paris mondialisé. C’est la valse des regrets. Il n’y a plus de baby-foot dans les resto, ni de saucisson beurre dans les bistrots. Les boutiques de fringues, fabriquées made in china, ont envahi le Boul Mich où si l’on ne parle pas english, c’est le globish du langage texto et smiley que l’on baragouine. Les trottoirs ne sont plus occupés par des cageots abandonnés mais couverts de mégots balancés par des cols blancs « burn outés ». C’est la grande victoire de la cigarette qui a renvoyé la pipe dans son tiroir. L’objet de consommation qui se jette triomphe sur l’objet de collection qui se conserve et se transmet.

Debray ressemble à la Mélancolie de Durer. Il porte la nostalgie du monde d’hier en bandoulière et maudit cet « air du temps qui a euthanasié sans mot dire » les fumeurs de pipe, véritable « armée de réserve de Madame H ». « H comme haschich et hallucinations » note-il au passage, lançant un petit clin d’oeil amusé à Baudelaire. Et oui, fumer la pipe, c’est toute une histoire. La préparation était un tout un art, devenu intolérable aux fumeurs impatients qui préfèrent s’en griller une vite fait entre deux pauses café. Soumis à l’impératif de réactivité et aux normes hygiénistes, celui qui parvient à dégager du temps à soi pour un plaisir nocif est aujourd’hui doublement anticonformiste. 

La disparition de tous ces détails de la vie quotidienne, loin d’être anodine, est bien au contraire pour Debray révélatrice d’un changement d’époque et marque l’avènement de l’ère post-historique, de cet ère où l’histoire n’est plus le salut de l’humanité et la politique devient privée de sens historique, où l’épanouissement individuel compte plus l’accomplissement collectif, où le chiffre a remplacé les lettres, où le courtermisme bouche tout horizon possible.

Aujourd’hui, la France est bel et bien entrée dans cette ère post-historique. Pour Régis Debray c’est un mal à l’origine de tous les autres maux. Et ce n’est ni par une énième réformette pondue par nos hiérarques technocrates ni par l’élection d’un homme providentiel et encore moins par la sortie du nucléaire que la France pourrait revenir dans le giron de l’histoire. Mais bien par « le fer, le feu et le sang », gronde Debray qui laisse éclater son bellicisme au nez des partisans des droits de l’hommisme. « Sortir de l’histoire n’est-ce pas dire adieu aux armes? Et les sortir, y rentrer? » s’interroge l’ex guérilleros castriste.

Pourtant les armes, la France les a sorties, pourrait-on lui rétorquer. La France ne cesse d’intervenir militairement : en Afghanistan jusqu’à l’an dernier, en Libye, au Mali, au Niger, en République Centre Africaine, au Nigeria face à Boko Haram, sans compter les derniers bombardements sur l’Etat islamique… La France mène la guerre à l’extérieur et à l’intérieur contre les terroristes islamistes de Daech. Mais voilà, les tirs de kalachnikov du 13 novembre 2015 et les 5000 munitions tirées par le RAID et la BRI lors de l’assaut à Saint Denis contre le commando terroriste ne résonnent pas aux oreilles de Régis Debray, comme le bruit et la fureur de l’Histoire.

Certes, avec ces dernières attaques terroristes, l’histoire nous a rattrapé avec violence, reconnait-il au micro de Taddeï, mais pourtant elle nous a quand même quitté. C’est sur ce constat paradoxal que Debray déroule sa vision d’un pays qui se déclare en guerre et qui pourtant n’est pas en mesure de la mener parce que « malgré les belles tirades rhétoriques, on a pas les moyens mentaux et psychologiques pour aller affronter Daesh »

La faute à qui ? 

Comme Philippe Muray et sa diatribe contre l’Empire du Bien, Debray tempête vers la fin de son essai, contre ce pays qui est passé sous « la coupe du Bien » rappelant, avec une pointe de cynisme, que « si la guerre est un fléau, la paix n’est pas la panacée, s’il y a des dommages de guerre, il y a aussi des dommages de paix » : moralisation de l’histoire vouée à la repentance et au politiquement correct, suppression du service militaire, pourtant pourvoyeur de discipline, d’éducation et de mixité sociale, éclipse du héros pour laisser place à la victime.  Nombreux sont les maux de la Paix. Et le prochain sur la liste des mauvaises moeurs à éliminer: le scoutisme,« la tendre férocité du Bien trouvera bientôt dans le chant de marche, le feu de camp et le chef de patrouille de sérieux motifs d’inquiétude. » avertit notre intellectuel va-t-en guerre.

Pour Debray, la guerre fait partie de l’histoire-évènement et préserve la santé éthique d’un peuple. Devant le péril de la mort, les corps avachis se redresseraient, les consciences ramollies se réveilleraient, les affectes les plus nobles se manifesteraient et la nation toute entière, obligée de se confronter à son destin, se rehausserait. « L’histoire c’est là où la mort passe » explique-t-il au micro de Taddeï, c’est lorsque le peuple se sacrifie pour un dessein qui le dépasse et qu’il le fait parce qu’il est habité par un « sentiment de l’histoire », c’est-à-dire « par cette obligation d’honorer la dette contractée envers ses ancêtres et de s’élever à leur hauteur ».Or, en France ce sentiment de l’histoire a été étouffé par l’antimilitarisme européiste et transnational mais également par le dogme de la réussite individuelle qui a rendu inconcevable tout affrontement physique.

Il suffit de voir la réaction des jeunes parisiens à la suite des attentats pour se rendre compte de ce « mal d’histoire » pointé du doigt par l’intellectuel. A la place d’une levée en masse clamant une résistance guerrière et du retour à la circonscription nationale que notre intellectuel, résistant dans l’âme, attendait, on a vu apparaitre sur Facebook des invitations à participer à des soirées de cuite nationale et de partouzes géantes comme si toutes ces provocations libérales libertaires étaient la meilleure façon de résister face aux terroristes de Daesh dont la mort, comme le rappelle Debray au micro d’Europe 1 est « une espérance alors que pour nous c’est un désespoir ». Pour lui, cette attitude infantile est bien la preuve que « la maitrise des airs, de la mer » n’implique pas « maitrise des âmes »

Alors devant cette extension du domaine du Bien ravageur, Régis Debray, dans un ultime élan de provocation, milite, à la fin de son essai, pour inscrire le « droit à la guerre pour tous » dans les droits de l’Homme et torpille ainsi le pacifisme angélique des belles âmes. Blasphème lancé au dogme du pacifisme européen pour les uns, injure jetée à la mémoire des Poilus pour les autres…cet éloge de la guerre - horresco referens- risque d’en indigner plus d’un ! Mais Régis Debray n’est pas du genre à s’excuser pour ses idées malpensantes réfractaires au conformisme ambiant.

Pourtant aussi loin que va sa critique contre ce pacifisme cotonneux, il ne s’aventure pas dans son essai jusqu’à critiquer la perversion du vocabulaire militaire par un « sociétalisme » devenu exacerbé depuis le tournant sociétal des années 80. Aujourd’hui, si lutte il y a, elle ne peut être que sociale. On lutte contre les fermetures d’usines, l’homophobie, le racisme, le fascisme, le réchauffement climatique, la corrida, l’abattage des animaux. Quant au patriotisme, il ne peut être qu’économique et surtout pas national puisqu’il rappellerait « les heures les plus sombres de notre histoire… » Debray passe donc l’éponge sur les ravages de ce que le sociologue Jean-Pierre le Goff appelle « l’hégémonie du gauchisme culturel » héritée des années Mitterrand en préférant incriminer l’individualisme triomphant des années Giscard. A croire que son admiration pour l’homme au chapeau lui aurait fait perdre son sens de la critique…

Ainsi, après avoir échauffé les consciences laïcisées en prêchant pour le retour de l’enseignement du fait religieux à l’école, exaspéré les parangons du mondialisme inclusif en appelant au retour des frontières et fait avaler leurs calculettes aux experts-gourous de la finance globalisée en écornant le culte voué à l’économisme échevelé, Régis Debray aggrave son cas auprès des procureurs du camps bien douillet du progressisme irénique et post-national qui se réveillent aujourd’hui complètement désarçonnés par la tragédie des évènements.

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