Comment la Turquie s’est engagée dans une impasse stratégique<!-- --> | Atlantico.fr
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La Turquie voit son ambition de devenir une grande puissance régionale déstabilisée.
La Turquie voit son ambition de devenir une grande puissance régionale déstabilisée.
©Reuters

Double jeu

Avec le retour de l'Iran sur la scène internationale, la Turquie voit son ambition de devenir la grande puissance régionale déstabilisée.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : la Turquie semble encore poursuivre une politique ambiguë face à l’Etat Islamique. L'attaque récente contre l'avion russe participe à l'installer dans l'image d'un partenaire peu fiable. Quelles sont les causes profondes de cette perte de "crédibilité" ?

Laurent Leylekian : Historiquement, la fiabilité et la crédibilité de la Turquie ont toujours été très relatives. Lorsqu’on relit les câbles diplomatiques du 19ème siècle et du 20ème siècle, on s’aperçoit que les chancelleries occidentales éprouvaient de la méfiance et souvent du mépris vis-à-vis des responsables politiques turcs qu’ils jugeaient généralement "hypocrites" et "obséquieux". Les échanges plus récents révélés il y a quelques temps par Wikileaks ne dérogent pas à cette règle.

Il y a cependant deux facteurs relativement nouveaux. Le premier, c’est le personnage d’Erdogan qui a cessé de "faire semblant". Ceci est dû en partie au fait qu’il s’est débarrassé de toute opposition interne et qu’il peut désormais laisser libre cours à ses penchants autocratiques. Mais ce n’est pas la première fois que la Turquie se retrouve dirigée par un homme fort. Ce qui est vraiment nouveau, c’est le profil de tribun populiste d’Erdogan et surtout la rupture qu’il entend consommer avec le modèle occidental.

Cette Turquie retrouve donc le rôle d’antithèse de l’Europe – une antithèse hostile qui plus est – qui fut le sien pendant la majeure partie de son histoire, en tout cas au moins jusqu’à cette période de réformes avortées que fut le Tanzimat. Cette tentative d’arrimage à l’Occident qui s’est poursuivie avec l’épopée d’Atatürk est arrivée à son terme. En fait, nous sommes arrivés à un moment où l’on constate l’échec historique du projet d’ingénierie politique qui consistait à vouloir faire des Turcs des Occidentaux.

L’autre grand facteur, c’est évidemment le retour attendu de l’Iran comme puissance centrale du Moyen-Orient.

Le retour de l’Iran sur la scène internationale vient-il déstabiliser les objectifs de la Turquie pour le leadership régional et mettre un peu plus à mal l’équilibre sunnite/chiite ? Quelles en sont les causes historiques ?

Il faut bien comprendre que la Turquie n’a pris la place centrale qu’elle a aujourd’hui – notamment aux yeux des Etats-Unis – qu’en raison de la révolution islamique en Iran. Cette révolution fut elle-même largement due au ressentiment iranien face à l’impérialisme américain, notamment suite à la destitution de Mossadegh en 1953. L’impérialisme fonctionne mal face à une ancienne puissance impériale. On le voit d’ailleurs aussi dans les relations avec la Turquie et la Russie.

Le retour en grâce de l’Iran va mécaniquement réduire l’importance stratégique jouée et surjouée par Ankara. Téhéran en est bien conscient et peaufine actuellement son image par le biais de discours modérés et responsables. La prise de position du Président Rouhani (iranien ndlr) lors de la destruction du chasseur russe est un modèle du genre. Il a implicitement pointé la désinvolture de ceux qui avaient ordonné cette destruction tout en appelant son "ami et voisine la Turquie à faire sérieusement attention à la situation en raison des circonstances très sensible".

Au-delà de l’intérêt stratégique propre à sa réintégration dans le jeu international, il faut bien voir que l’Iran a également consolidé sa position et son audience dans tout le Proche-Orient par le jeu de la démographie et par l’augmentation du niveau d’éducation des populations chiites. Au Liban par exemple, les Chiites qui représentaient moins de 20% de la population vers 1930 en constituent presque 40% aujourd’hui, et une bourgeoisie chiite qui n’existait pas est apparue. En conséquence, la paix est actuellement pour l’Iran le moyen le plus sûr de consolider sa position de leader régional.

Sur le long terme, il ne faut rien exclure : en Turquie même, l’Etat de guerre civile qui s’instaure pourrait conduire certaines populations – les Alevis notamment – à voir d’un bon œil un Iran perçu comme plus bienveillant à leur égard que le pouvoir turc de plus en plus intransigeant d’un point de vue politique et sectaire d’un point de vue religieux.  N’oublions pas que la frontière turco-iranienne s’est figée au 16ème siècle après la bataille de Tchaldiran. Cette campagne s’est surtout caractérisée par des massacres en masse de populations alévies apparentées aux Chiites par les troupes du Sultan turc dans les régions de l’actuelle Turquie orientale. La guerre de religion entre Sunnites et Chiites est un des aspects de la rivalité turco-iranienne. Des politiques turques comme la réhabilitation du Sultan Selim – le massacreur d’Alévis –  l’érection forcée de mosquées dans leurs villages et le prosélytisme sunnite à leur égard pourraient à termes renforcer l’influence de l’Iran sur les Alévis turcs.

Plus généralement, comment le pouvoir politique turc a-t-il pu faire un grand écart entre un soutien à l’EI tout en étant intégré à l’OTAN et en rêvant d’une hypothétique adhésion à l’UE ? Le pays est il en train de payer, en quelque sorte, ce double jeu apparent ?

Les responsables politiques turcs ont longtemps été de redoutables diplomates. C’est d’ailleurs ce qui leur a valu la méfiance et l’hostilité que j’évoquais de la part de leurs interlocuteurs occidentaux. Ces derniers n’ont jamais été dupes mais – bon gré, mal gré – se retrouvaient toujours placés en condition d’accepter le marché fallacieux tel qu’il leur était habilement présenté par Ankara.

La Turquie a ainsi toujours su se vendre à l’Occident comme le rempart à quelque chose : rempart contre les bolchéviques lors de la Guerre Froide, rempart contre les islamistes lorsque les kémalistes étaient aux pouvoir, rempart contre les nationalistes – c’est-à-dire les kémalistes – lorsque l’AKP est advenu, etc. Le problème actuel de la Turquie, c’est que cette corde du soi-disant "rempart" est maintenant bien usée, surtout quand un islamiste de plus en plus décomplexé comme Erdogan prétend être le rempart contre l’islamisme presque siamois de Daech.

Ceci dit, il n’est pas certain qu’il échoue. Regardez, l’Union européenne qui semble tout ignorer des intérêts des Européens vient d’octroyer 3 milliards d’Euros à Ankara et elle a annoncé – dans une indifférence stupéfiante – qu’elle ouvrirait en décembre le chapitre 17 de l’Acquis communautaire sur les "politiques économiques et monétaires". Pour rappel, ce chapitre n’est pas anodin : c’est celui qui avait été prioritairement bloqué par la France en 2007 car le Président Sarkozy considérait alors que cela reviendrait à introduire la Turquie dans au cœur des mécanismes financiers de l’Euro et à rendre à termes son adhésion irrémédiable.

Le régime Erdogan qui soutient Daech politiquement et financièrement et qui laisse se déployer les filières d’immigration clandestine vers l’Europe a encore réussi à vendre la Turquie comme "rempart" contre les réfugiés. Face à la pusillanimité européenne, il aurait vraiment tort de se priver.

Concernant le point spécifique de la Russie, en quoi la tension actuelle entre les deux pays peut traduire une "perte de contrôle", ou non,  du gouvernement turc ? 

Les experts militaires semblent maintenant être convaincus que – dépassement de frontière ou pas – l’avion abattu était attendu par les forces armées turques. Il ne s’agit donc pas – selon toute vraisemblance – d’une perte de contrôle, mais bel et bien d’une agression délibérée. En fait, Ankara soutient tout simplement les milices turkmènes par le biais desquelles elle entend favoriser son influence locale – si ce n’est ses prétentions territoriales – sur le nord de la Syrie. Ces milices étaient dernièrement en mauvaise posture face à l’armée syrienne soutenue par l’aviation russe.

A ce sujet deux remarques si vous le permettez car j’aimerais rétablir certaines vérités : D’une part, les "populations turkmènes" ont dans la région une présence relativement récente ; en tout cas dans de telles proportions. Leur implantation a été délibérément favorisée en sous-main par Ankara durant la dernière décennie afin de modifier l’équilibre démographique local. L’Etat turc est champion de telles ingénieries démographiques, au moins depuis Evliya Çelebi, ce voyageur ottoman du 17ème siècle qui attribuait des origines turques fantaisistes à tous les toponymes de l’Empire. Bref, la légitimité de ces populations sur le "djebel turkmène" est pour le moins questionnable. D’autre part, les milices turkmènes sont en grande partie constituées et encadrées par des paramilitaires turcs, souvent des membres du Parti d’Action Nationaliste  (MHP) - le parti fasciste turc qui a d’ailleurs fait du soutien aux "Turkmènes" de Syrie l’une de ses lignes d’action politique.

La perte de contrôle, s’il y en a une, ne se situe donc pas à ce niveau car la décision turque était murement réfléchie. En revanche, on peut se demander si le calcul stratégique visant à placer aussi brutalement une ligne rouge aux Russes était vraiment pertinent. Psychologiquement, Poutine et Erdogan se ressemblent beaucoup – aucun ne veut perdre la face – mais le premier est plus "musclé" que le second :

Sur le plan militaire, Moscou vient de déployer des S-400 en Syrie – quasiment les plus modernes de ses systèmes de défense antiaérienne dotés de capacités antimissiles. Erdogan a certes déclaré dans la foulée que "l’utilisation de S-400 contre des chasseurs turcs serait une agression" mais le soutien qu’il a reçu de l’OTAN est apparu bien faible en raison de sa position indéfendable. Les Turkmènes risquent de payer très chers leur instrumentalisation par Ankara.

Sur le plan juridique, Moscou a annoncé le rétablissement du régime des visas pour les ressortissants turcs et la Douma vient d’accélérer le projet de loi visant à pénaliser la contestation du Génocide des Arméniens, ce qui contrecarre évidemment la politique négationniste d’Ankara.

Sur le plan économique enfin, la Turquie dépend très largement de la Russie, par exemple pour le tourisme mais aussi et surtout pour ses approvisionnements énergétiques. La Russie vient de demander à ses ressortissants de quitter la Turquie, elle vient d’interdire l’embauche de Turcs par des entreprises russes et elle a établi une liste de produits turcs interdits d’importation. Enfin, elle a annoncé qu’elle privilégierait désormais Israël pour le tourisme. Quant à la question énergétique, c’était mal connaître la capacité de résilience de la Russie que de croire que la baisse des cours du brut allait la mettre à genoux : Moscou se passera plus facilement d’Ankara comme client que la Turquie de la Russie comme fournisseur, surtout si l’alternative pour Ankara c’est… l’Iran !

A moins qu’ils ne parviennent à s’entendre avec Erdogan – ce qui n’est jamais exclu car le "rempart" turc sait aussi se vendre à d’autres – on peut penser que Poutine a plutôt choisi la voie intelligente et efficace d’une "riposte graduée" fondée sur des rétorsions économiques et politiques.

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