Moscou propose "un état-major commun" de la coalition contre l'Etat islamique : pourquoi une inter-opérabilité entre l'OTAN et la Russie est inenvisageable <!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine propose "un état-major commun" de la coalition contre l'Etat islamique.
Vladimir Poutine propose "un état-major commun" de la coalition contre l'Etat islamique.
©Reuters

Tous ensemble, tous ensemble…

La Russie serait "prête" à "constituer un état-major commun" contre le groupe Etat islamique (EI), selon l'ambassadeur de Russie en visite à Paris. Il pourrait inclure la France, les Etats-Unis... et même la Turquie. Si le geste politique est fort, sur le terrain, il semble impossible à mettre en pratique.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Invité sur Europe 1 mercredi 25 novembre, l'ambassadeur de Russie à Paris a proposé la création d'un état major commun pour lutter contre l'Etat islamique  "Tous les pays qui veulent bien aller dans cette coalition" seraient les bienvenus, la France, les Etats-Unis.  A quelles difficultés en matière d'interopérabilité entre les armées cet état-major serait-il confronté ?

Cyrille Bret : L'offre de l'ambassadeur de Russie en France est une ouverture diplomatique à la veille du déplacement du président Hollande à Moscou. Ce n'est pas une proposition opérationnelle. C'est un signe de bonne volonté pour préserver la solidarité entre Paris et Moscou alors que l'axe Washington-Ankara a marqué ses distances hier.

Michael Lambert : La proposition de coopération entre la Russie et les puissances Occidentales semble pertinente au regard de la lutte contre l’Etat Islamique. Mais l’adage “les ennemis de mes ennemis sont mes amis” ne semble pas le plus adéquate dans ce contexte. Depuis la fin de la Guerre froide, monde Occidentale et monde Russe n’ont eut de cesse de s’opposer, et la brève accalmie des années 1990 est aujourd'hui remise en question par la menace que représente le Kremlin pour la stabilité de l’Union européenne, l’Ukraine et la Moldavie.

Après plus de 70 ans à s’opposer, les équipements des uns et des autres, la langue officielle, les codes d’identification des armes, les procédures, et tout ce qui peut servir à bien faire fonctionner une armée s’avèrent inexistant. Il semble dès lors impossible de faire coopérer des troupes qui devaient initialement s’affronter. Qui plus est, ce schéma comporte le risque de donner accès à des informations secrètes sur le matériel et son usage.

Le plus grand danger serait objectivement pour les Etats-Unis et les Européens de laisser un accès aux Russes qui pourraient se servir des informations pour moderniser leurs équipements par la suite. Les troupes de la Fédération accusent un retard technologique par rapport à celles des Etats-Unis et de certains pays de l’Union européenne qu’elle tente de compenser depuis plusieurs années.

Dans une mesure similaire, une coopération dans le domaine du renseignement semble contraignante car les Russes n’ont pas pour habitude d’échanger des informations avec des partenaires, et ces derniers n’utilisent pas l’anglais pour les communications internes, ce qui constituerait un obstacle et pourrait même faire perdre un temps précieux aux Américains et Européens.

Une coopération entre la Russie et le monde Occidental semble dès lors possible en s’accordant sur le principe de non-ingérence et le fait de ne pas se nuire mutuellement. Une coopération dans tous les autres domaines semble impossible, exception faite avec les pays d’Europe de l’Est qui connaissent le matériel soviétique.

Il semblerait même risqué de donner aux Russes, qui sont la principale menace en mer Baltique, en mer Noire et à l’Est, d’en savoir plus sur les technologiques et méthodes dont disposent les Occidentaux.

Un schéma similaire s’était produit après les évènements du 11 septembre 2001 où les Etats-Unis et la Russie souhaitaient collaborer contre le terrorisme. Ce dernier fut un échec cuisant. La Russie peut être une puissance qui aide les Occidentaux, mais la relation restera toujours ambiguë en raison des différences entre les deux espaces.

Etablir un éta-major commun entre forces armées des trois dimensions (terre, air, mer) d'un seul Etat requiert de nombreux équipements techniques compatibles, un langage commun, des lignes de commandement uniques et bien rodées. A l'échelon international, les états-majors communs internationaux sont des machineries subtiles à mettre en oeuvre. L'OTAN est la forme la plus aboutie de commandement intégrée car la coordination des forces armées repose sur la définition de standard techniques uniques en matière de communications, de codages, de signification des instructions. En outre l'intégration d'un état-major repose sur des routines éprouvées sur le long terme à force d'exercice.

Or la Russie n'a pas adopté les standards de l'OTAN : ses équipements militaires ont leurs propre normes, les lignes de commandements sont spécifiques, etc.

L'idée d'un état-major commun est séduisante d'un point de vue politique car elle signifie une cessation de la compétitions entre coalitions rivales afin de dresser un front uni contre Daech. Mais, d'un point de vue opérationnel, c'est une fiction utile. Coordination oui. Intégration non.

Le Charles de Gaulle doit prendre la relève d'un porte avion américain prochainement dans le Golfe. Mais ce type d'opération est-elle envisageable avec les Russes, dont on se souvient la difficulté de revendre les deux navires Mistral à un pays de l'Otan du fait des différences de protocoles et de doctrines militaires ? Quelles manœuvres vous semblent-elles inaccessible pour un tel état major ?

Cyrille Bret : La question du groupe naval en Méditerranée orientale est essentielle d'un point de vue militaire et stratégique.

D'un point de vue militaire, le Charles-De-Gaulle peut se substituer à un porte-aéronefs de la VIème flotte américaine précisément parce que militaires français et militaires américains s'entraînent et s'équipent ensemble depuis 1949, date de la création de l'OTAN. Tenir la Méditerranée orientale est essentiel pour les Russes car c'est en Syrie occidentale, dans les régions de Lattaquié et Tartous que sont les bases aériennes et navales essentielles pour les intérêts de la Russie ainsi que les points de friction avec les Turcs.

Quand la France s'est refusée à céder les deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral à la Russie, elle s'est posée la question de leur utilisation. C'est bâtiments sont idéaux pour mener une opération aéronavale et la commander depuis la relative sécurité de la haute mer. Ce dont la Flotte de la Mer Noire est privée aujourd'hui, c'est de cette capacité de commandement et de projection depuis la mer. Elle est réduite à utiliser la dimension maritime comme une source d'approvisionnement, par comme une base de commandement. 

L'intervention russe en Syrie trouve ici une limite opérationnelle que j'avais indiquée dans mon bilan du mois (30 septembre-30 octobre) de frappes.

Michael Lambert : Le Président de la République aurait pu utiliser l’article 5 du Traite de Washington pour demander une aide de la part de l’OTAN dans sa lutte contre Daech. À l’image des Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. À la place, celui-ci a demandé à mettre en application le renforcement de la coopération militaire entre les Etats de l’Union européenne, et ce notamment pour ne pas exclure une potentielle participation de la part de la Russie.

Dans la pratique, il apparait comme évident que les troupes Occidentales et Russes ne peuvent pas collaborer à un haut niveau. En cause, les deux langues officielles de l’OTAN avec l’anglais et le français, alors même que les russes utilisent le russe, ce qui rend la communication difficile voire impossible. A ce premier problème s’ajoute la différence d’appellation des équipements, et la difficulté à maitriser le matériel des uns et des autres. Par essence, la technologie Américaine et Ouest européenne développée pendant la Guerre froide l’a été pour lutter contre le matériel de l’Union soviétique, encore en usage dans l’armée russe. Les troupes Occidentales n’ont donc aucune expérience tant des véhicules que des armes légères ou des avions de chasse de la Fédération. Il en est de même pour les russes qui se sont toujours refusé à acheter du matériel Occidental.

Il n’est donc pas possible de parvenir à une interopérabilité entre les pays d’Amérique du Nord et la Russie, pas plus qu’avec ceux d’Europe de l’Ouest. Qui plus est, il serait risqué de permettre aux Russes de savoir manier des appareils occidentaux car ces derniers pourraient ensuite en connaitre les défauts et avantages et s’en servir lors d’une potentielle attaque contre l’Union européenne ou les Etats-Unis.

Les seuls à connaitre le maniement des équipements russes-soviétiques sont les nouveaux pays membres de l’Union européennes, comme la Pologne, qui pourraient manier des équipements russes et aider à synchroniser les opérations en aidant à l’interopérabilité. Malgré cela, il est fort probable qu’un pays comme la Pologne adopte une attitude favorable à la coopération militaire avec la Russie, qui reste la principale menace dans sa périphérie. Au contraire, tous les nouveaux pays membres de l’Union européenne souhaitent désormais acheter du matériel Occidental.

On retrouve dès lors cette idée que la Russie reste toujours une puissance hostile pour de nombreux Etats européens, la coopération comporte dès lors de nombreux risques dans une Europe qui n’a pas encore d’Armée commune.

La récente réponse de la Turquie  qui a abattu le Su24 vise à faire comprendre à Moscou que l’OTAN reste une Alliance dont elle n’est pas membre, et que l’implication des Russes contre Daech ne leur donne pas un droit d’ingérence ou une légitimité à coopérer avec l’Occident quelques mois à peine après l’annexion de la Crimée et ce même la position d’Etats comme la France depuis les tragiques évènements du 13 novembre 2015 à Paris.

Mardi 24 novembre, un chasseur SU-24 russe a été abattu à la frontière syrienne par deux F16 turcs. La France quant a elle préfère utiliser son porte-avion pour lancer les frappes aériennes contre l'Etat islamique plutôt que d'emprunter les bases turques.... Dans quelle mesure le manque de confiance entre les différents "partenaires" qui pourraient composer cet état-major pourrait-il entraver ses différentes missions ? 

Cyrille Bret : Vous mettez en évidence les difficultés stratégiques - et non plus seulement opérationnelles - d'un tel état-major. Un état-major intégré, une coalition unique et un front uni que si les partenaires sont décidés a) à identifier un ennemi commun, une menace commune, des cibles communes b) à respecter les mêmes règles d'engagement, les mêmes procédures d'emploi de la force et à obtenir le même "état final recherché" ou but de guerre c) à procéder à une division précise des taches de renseignement, de guidage au sol, d'analyse des sources, de frappes aériennes, de soutien logistique, d'approvisionnement des lignes, de retour d'expérience et de communication institutionnelle.

Or, à coup sûr aucune de ces trois conditions n'est réunie car l'idée d'un front commun contre Daech fait fi des rivalités (armées) entre les coalitions à l'oeuvre depuis l'étranger en Syrie. Le grave différend entre Turquie et Russie d'hier montre que les puissances régionales n'ont pas les mêmes intérêts que les puissances internationales ; l'axe chiite promu par Téhéran, Bagdad, Damas et le Hezbollah heurte de plein fouet les puissances sunnites turques, saoudiennes et émirati; la lutte contre le terrorisme est la priorité légitime de la France et des Européens alors que la finalité recherchée par le régime al-Assad est de se maintenir au pouvoir.

Les convergences politiques peineront à se traduire de façon opérationnelle.

Michael Lambert : La Turquie et la Russie se disputent depuis plusieurs siècles le contrôle de la mer Noire et de ses ressources. Dans une mesure similaire, les deux pays s’opposent dans le Caucase et nouent des alliances en fonction de leurs intérêts respectifs, c’est le cas de la Russie avec l’Arménie qui collaborent au sein de l’Union eurasiatique, et de la Turquie avec l’Azerbaïdjan.

Si l’on part du principe selon lequel le Kremlin souhaite accroitre son hégémonie en mer Noire, son seul obstacle n’est autre que la Turquie dans la mesure où ni la Grèce - qui traverse une crise économique - ni la Roumanie - qui restructure son armée - ni l’Ukraine - qui vient d’être ampute de la Crimée - ni la Géorgie - qui sort d’Une guerre avec la Russie en 2008 - ne sont aptes à lutter contre sa puissance. En conséquence, le seul obstacle à l’hégémonie totale de Moscou dans la région n’est autre qu’Ankara, pays membre de l’OTAN qui souhaite intégrer l’Union européenne depuis 1987.

Qui plus est, s’assurer le contrôle du Caucase et de la mer Noire permettrait de solutionner certaines problématiques pour la Russie, à l’image de l’élargissement de l’Union eurasiatique en Ukraine et en Moldavie, et de contrebalancer les alliances dans le Caucase pour développer une nouvelle approche vis-à-vis des Etats de facto.

Avec l’arrivée sur la scène internationale de Daech, le Kremlin dispose dès lors de plusieurs opportunités. La première n’est autre que d’apporter son soutien à des régimes autocratiques qui, si elle parvient à repousser ISIS, seront objectivement favorables à un renforcement des relations diplomatiques avec le Kremlin. Dans un deuxième temps, les interventions de la Russie permettent d’entamer un processus qui vise à diviser la Turquie en s’appuyant sur les populations Kurdes sur place. Ankara n’a jamais reconnu l’autonomie du parti Kurde et ne souhaite aucune évolution en ce sens. La Russie pourrait alors parvenir à stigmatiser Ankara en renforçant ses relations avec les Kurdes de Turquie - qui sont les premières à souffrir de la présence de Daech - afin d’armer ces derniers et les amener à se soulever contre le gouvernement de Turquie. Ce processus de guerre dite hybride, qui combine réthorique singulière auprès des médias kurdes et armements sous couverture d’une noble cause, pourrait engendrer une guerre civile en Turquie. Si tel est le cas, le Kremlin pourrait s’assurer le contrôle de la mer Noire. On retrouve dès lors l’idée de lutter contre l’État Islamique pour un motif moins louable.

Les Russes sont alors gagnant quoi qu’il puisse se passer. Ces derniers survolent la Turquie en prétextant qu’ils luttent entre Daech, une rhétorique pertinente, comme en atteste l’image positive de la Russie auprès de partenaires comme la France. La lutte contre l’État Islamique s’avère également l’occasion d’entrainer les troupes de la Fédération en situation réelle, d’écouler le matériel soviétique, et de renvoyer une image positive en Occident.

Le Kremlin a donc décidé, à plusieurs reprises, de “tester” les limites de la Turquie et de l’OTAN en franchissant l’espace aérien. En l’absence de réponse d’Ankara, le Kremlin pourrait déduire que la Turquie et potentiellement les autres pays membres de l’OTAN ne sont pas prêts à envisager un conflit armé. Moscou pourrait dès lors se permettre de violer l’espace aérien de l’Union européenne et dans le reste de l’OTAN.

La destruction du Su 24 s’avère paradoxalement utile pour la Russie qui connait désormais le temps de réponse de l’Armée de l’air turque, et qui peut justifier l’installation de systèmes de défense de type S400 dans la région. A cela s’ajoute le fait que la Russie apparait presque comme une victime aux yeux des Occidentaux qui pensent qu’elle pénètre l’espace aérien de l’OTAN afin d’aider à lutter contre Daech. Dans la pratique et comme bien souvent, Moscou joue un double jeu qui vise à servir ses intérêts en priorité. Elle ne se soucie pas directement de l’Etat Islamique qui reste avant tout un excellent moyen de propagande sur la puissance de son armée. Enfin, la destruction du Su24 constitue une formidable opportunité de communication auprès des Kurdes en stigmatisant Ankara en les incitant au séparatisme. On est donc bien dans une stratégie gagnante, et le choix de la Turquie d’abattre l’avion prend son sens si l’on estime que la Russie constitue un danger pour la sécurité de l’Alliance.

Dès lors, il apparait comme pertinent que les bases militaires de la Turquie restent sous contrôle de l’Alliance et que la Russie reste à part des initiatives de ses membres. La France pourrait négocier une utilisation des bases turques mais sans oublier que c’est un processus long à mettre en place et incertain dans la mesure où les américains sont déjà présents sur place. Il semble plus pertinent d’amener le Charles de Gaulle dans la mesure où l’on ignore la qualité des équipements dont dispose Ankara. Qui plus est, le symbole envoyé est plus fort et correspond aux attentes de François Hollande qui veut une France “en guerre” avec Daech.

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