“Le management de la sauvagerie”: le livre qui a inspiré l’Etat Islamique dans son expansion par la violence extrême <!-- --> | Atlantico.fr
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En 2004, un livre intitulé "le management de la sauvagerie", écrit sous le pseudonyme Abu Bakr Naji a été mis en ligne.
En 2004, un livre intitulé "le management de la sauvagerie", écrit sous le pseudonyme Abu Bakr Naji a été mis en ligne.
©Reuters

Mode d’emploi

L'Etat Islamique cherche à dresser les musulmans de France contre les autres citoyens du pays. C'est l'objectif théorisé dans "Le management de la sauvagerie", le livre rédigé par Abu Bakr Naji, qui sert de guide spirituel à de nombreux djihadistes, tant des les rangs de l'EI qu'ailleurs. Ses théories risquent de poser problème même après la disparition du mouvement.

Hosham Dawod

Hosham Dawod

Hosham Dawod est anthropologue, chercheur au CNRS, et directeur adjoint de l'Observatoire des radicalisations, en charge des affaires du Moyen-Orient, auteur et le co-auteur de nombreux ouvrages sur les tribus et ethnies et sur le pouvoir et la violence au Proche-Orient, dont La Société irakienne, communautés, pouvoirs et violence, Karthala, Paris, 2003 ; The Kurds, Nationalism and politics, Saqi Books, London, 2006 ; La constante "tribu", variations arabo-musulmanes, Demopolis, Paris, 2013. Il vient de publier "Les tribus sunnites en Irak, entre le pouvoir local, la coalition internationale et Daech" (Diplomatie, juillet-août 2015).

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Atlantico : En 2004, un livre intitulé "le management de la sauvagerie", écrit sous le pseudonyme Abu Bakr Naji a été mis en ligne, et est considéré comme ayant eu une large influence dans l’établissement de l’Etat Islamique. En quoi les méthodes de l’Etat islamique peuvent-elles être liées à ce livre ? 

Hosham Dawod : Je tiens à préciser que ce titre, cette référence à la sauvagerie, signifie, en arabe, de ramener l’état des choses avant les structures étatiques et civilisationnelles, dans un sens anthropologique. C’est un livre tiré de l’expérience des Djihadistes d’Afghanistan, du Pakistan et d’ailleurs, qui a été fait par des activistes qui ont quitté les premières terres du Djihad moderne, c’est-à-dire après 2002. Ce livre en fait le bilan. On peut faire le lien entre l’Etat Islamique et ce livre parce qu’il s’agit d’un programme, d’une méthode à suivre. Il tient compte de la façon dont il faut opérer, avant, pendant et après, l’établissement d’une structure étatique ou proto-étatique djihadiste. Mais il a été écrit près de 10 ans avant la création du Daeshistan, le "califat".

Ce livre est également un guide moderne de recommandations, avec des raccourcis historiques, il explique l’ordre mondial, le monde arabo musulman, les pressions et les divisions, et pourquoi il est nécessaire de revenir en arrière pour rebâtir autrement. Le livre adopte une rhétorique simple compréhensible par tous, ce qui lui donne sa force. De ce fait il a connu une large diffusion parmi les djihadistes. 

L’idée de "polarisation" des populations est centrale dans le livre. L’usage d’une violence extrême n’ayant d’autre but que d’obliger les populations à choisir leur camp. Quelle a été l’efficacité de cette stratégie sur le terrain ? 

Une fois les territoires tombés sous le contrôle de l’Etat Islamique, on peut voir qu’une partie de la population se rallie, soit par la force et la coercition, donc la violence, soit par un alignement réel idéologique, du fait du contexte concret sur le terrain. Mais la violence permet de convaincre les moins convaincus. De plus, cette violence permet également de laisser penser à ceux qui sont déjà convaincus, qu’il s’agit de la seule méthode efficace. On passe davantage par la pression, en pensant que le consentement viendra plus tard.

Mais avant cela, la violence a pour but de défaire une situation. Pour cela, l’objectif est d’attaquer la partie faible d’une réalité existante, ce qui délégitime l’état, c’est-à-dire le pouvoir en place. A ce stade, les populations n’ont plus d’autre moyen que de recourir au repli sur soi, c’est-à-dire vers les seules relations de proximité, parentales, tribales, ou de communauté villageoise etc… Donc il n’y a plus aucun recours possible à la loi, à la politique, au pouvoir ou à la citoyenneté. Et à partir du moment où l’autre est délégitimé, le chaos se créée et s’impose, c’est l’état de la "sauvagerie". Puis, après, on donne les moyens aux djihadistes de se maintenir pour imposer leur propre vision. Donc, déconstruire, pousser les gens vers le repli, délégitimer le pouvoir, et, finalement donner les moyens à ceux qui vont constituer l’alternative. La violence, dans cette opération, est le fil rouge, le fil conducteur qui fait passer du stade 1 au stade final.

Cette idée de polarisation est également évoquée concernant le terrorisme, notamment en France, celle-ci ayant pour objectif de diviser la population au sein du pays. Cette idée a–t-elle été effectivement théorisée par l’Etat Islamique ?

La question est de savoir si l’Etat Islamique essaye de tirer profit de ce type d’attentats. Dans "l’état de sauvagerie", oui. Ce qui n’est pas explicite dans Le management de la sauvagerie mais très explicite chez Daesh. L’Etat Islamique s’appuie sur l’islamisme le plus zélé moyennant la violence la plus extrême. Donc, ils ont intérêt, à chaque fois, à trouver des failles dans le rapport identitaire entre musulmans et non musulmans, pour s’implanter parmi ceux-ci en instrumentalisant un discours victimaire, en disant : "vous êtes mal considérés, mal valorisés, marginalisés, vous êtes victime de racisme etc.. et il n’y a pas d’autre réponse que notre alternative pour vous venger. Nous ferons ce qui est nécessaire pour qu’ils comprennent qui vous êtes et pourquoi on vous défend". C’est une manière belliqueuse de mettre face à face les musulmans et les non musulmans. Les raisons de choisir la France sont claires. C’est en France que vit la plus grande communauté musulmane en Europe. C’est en France que, plus qu’ailleurs, on recourt à la notion de citoyenneté avant l’identité religieuse. Or, philosophiquement et politiquement, c’est l’antithèse de Daesh. C’est la raison pour laquelle la France est visée. Peut être également pour des raisons techniques et opérationnelles. 

L’Etat islamique est-il en train de muter ? Les récentes attaques hors du territoire, en Turquie, au Liban, en Egypte, et aujourd’hui en France, traduisent-elles une évolution particulière ? 

Daesh, à la différence d’Al Qaeda, est un projet avec un territoire, qui cherche à se transformer en Etat. Ils n’ont pas réussi parce que c’est un projet impossible, parce que Daesh c’est la violence permanente, c’est la guerre tous azimuts, c’est le rejet radical de l’autre, qu’il soit sunnite d’une autre obédience, chiite, yézidi, chrétien, laïque, occidental, etc.

En dehors de son territoire Daesh a des affinités, voire de l’influence sur plusieurs organisations djihadistes à travers le monde. Mais de là à dire que Daesh gère tous les combattants, en Lybie ou ailleurs à partir de Raqqa ou de Mossoul, c’est exagéré. En revanche, il y a bien une identification. Daesh devient un modèle pour beaucoup de djihadistes qui considèrent qu’Abu Bakr al-Baghadadi peut devenir leur guide spirituel, leur calife. Ainsi, il peut y avoir une coordination et une synchronisation sur certaines opérations de portée symbolique.

Tôt ou tard, nous arriverons à la fin de Daesh en tant que structure militaire djihadiste. Et je crois que cette fin sera relativement rapide, sur le moyen terme. Cependant, Daesh regroupe 30 à 40 000 combattants, et autant de personnes qui travaillent dans son "administration". Certains vont périr, d’autres vont fuir, d’autres encore pourront revenir vers une position plus hésitante, en abandonnant le djihadisme, mais il restera une partie irréductible. Certains seront traduits en justice, mais d’autres vont s’échapper et reparaître ailleurs. Ces gens-là poseront le problème de l’après Daesh. Parce qu’ils ont des moyens à l’extérieur, parce que c’est une organisation criminelle très riche. Cet argent pourra alors être utilisé pour mener des opérations. C’est un autre type de danger, pour l’avenir, et qui implique une coordination internationale. 

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