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De Fort-de-France à Paris, Christiane Taubira menacée par la colère grandissante des magistrats
©Reuters

Crise de nerf

Imperceptiblement, la situation se dégrade dans les tribunaux : manque d’effectifs et mal-être des personnels, aussi bien magistrats que fonctionnaires. Ajoutez à cela une surcharge de travail, conséquence d’un recrutement insuffisant, et la tension devient de plus en plus palpable. Le récent suicide d’un juge à Fort-de-France passé totalement sous silence accentue le malaise ambiant.

Gilles Gaetner

Gilles Gaetner

Journaliste à l’Express pendant 25 ans, après être passé par Les Echos et Le Point, Gilles Gaetner est un spécialiste des affaires politico-financières. Il a consacré un ouvrage remarqué au président de la République, Les 100 jours de Macron (Fauves –Editions). Il est également l’auteur d’une quinzaine de livres parmi lesquels L’Argent facile, dictionnaire de la corruption en France (Stock), Le roman d’un séducteur, les secrets de Roland Dumas (Jean-Claude Lattès), La République des imposteurs (L’Archipel), Pilleurs d’Afrique (Editions du Cerf).

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  • Une magistrate s’est suicidée  il y a peu au Tribunal de grande instance de Fort-de-France.  Passé sous silence, ce décès tragique masquerait- il le réel malaise qui atteindrait la magistrature ?
  • Il règne à Fort-de-France une tension assez forte due à des effectifs pas assez nombreux, ce qui entraine un mécontentement tant du côté des magistrats que du côté des justiciables 
  • Ce malaise, qui existe aussi dans les juridictions de l’hexagone,  a été dénoncé récemment par la conférence des chefs de cour et des procureurs généraux

Dans la moiteur de l’été, elle a décidé de partir. Dans l’indifférence la plus totale. Et pourtant, c’est ainsi : Michelle B,*  juge  aux affaires familiales au Tribunal de grande instance de Fort-de-France (Martinique) s’est suicidée le 16 août dernier. Pour quelles raisons ? Problèmes professionnels ? Problèmes personnels ? Le suicide recèle toujours une part de mystère. Il oscille toujours entre le rationnel et l’irrationnel. Place Vendôme, le drame a été évoqué sans qu’on ne s’y attarde. La presse nationale n’en a pas parlé. La presse locale y a consacré quelques lignes. Du côté du Tribunal de Fort-de-France, plus d’un collègue de Michelle a été sonné. Bouleversé. Et peut-être guère surpris. L’atmosphère n’y est pas bonne. Beaucoup d’absents chez les magistrats et au greffe.  Les justiciables reçoivent les décisions avec retard. Bref, ce n’est pas le meilleur des mondes. Car les faits sont là. Têtus : les conditions de travail au Tribunal de Fort-de-France se dégradent à une vitesse grand V. On comprend pourquoi : sur un effectif de 20 magistrats, 6 postes n’étaient toujours pas pourvus au mois de septembre, contrairement aux promesses de la Garde des sceaux, Christiane TaubiraChez les greffiers, le déficit est abyssal : sur un effectif théorique de 112 fonctionnaires du greffe, il en manque 19 à l’appel. La fin tragique de la magistrate  a un peu plus perturbé le fonctionnement du Tribunal.

Aussi, l’ensemble des juges de la juridiction se sont rebiffés il y a quelques jours : ils ont décidé de supprimer un cabinet t de juge aux affaires familiales, et de renvoyer systématiquement les audiences pénales, sauf pour les dossiers de détenus- qu’elles soient en formation collégiale ou composées d’un juge unique.  Enfin, preuve que la grogne à Fort-de-France est plus qu’un signe de mauvaise humeur : les magistrats  ont fait savoir qu’ils ne se proposeront plus pour siéger aux Assises… Pour faire bonne mesure, les magistrats réclament à la Chancellerie « l’affectation  de moyens humains supplémentaires, en urgence, afin d’apporter une réponse à la situation de souffrance au travail qui perdure au tribunal de grande Instance de Fort-de-France... » Le climat, la tension qui y règne par manque de personnel a de quoi inquiéter. Ce n’est sans doute pas un hasard si dix jours après le décès de la juge aux affaires familiales de Fort-de-France, la conférence nationale des chefs de cour et des procureurs généraux lançait une mise en garde à Christiane Taubira au sujet du manque d’effectifs dans les juridictions dans une lettre de deux pages dont Atlantico a pris connaissance. 

D’emblée, la missive annonce la couleur, de façon courtoise, mais ferme : « Cette situation [ le manque d’effectifs] trouve sa cause dans la diffusion trop tardive des projets de nomination des magistrats du siège et dans la coordination insuffisante avec le conseil supérieur de la magistrature (CSM), autorité de proposition des nomination des présidents de juridiction et magistrats du siège de la cour de cassation. » Puis, les auteurs de la lettre déplorent : « L’organisation des services pour la rentrée de septembre 2015 a été très fortement perturbée par cette absence de prévisibilité des effectifs de magistrats disponibles dans les juridictions à cette date, à laquelle s’est ajoutée celles des fonctionnaires, dont les affectations en sortie d’école ont également été connues très tardivement. »  Aussi n’est-il guère surprenant, précisent les auteurs de la missive, « que l’audiencement des affaires pour le mois de septembre sera fortement perturbé  et générera des renvois en nombre, source de mécontentement légitime des justiciables mais aussi des magistrats  et fonctionnaires en raison de la désorganisation et de la surcharge ainsi créées. »  

Enfin, les rédacteurs critiquent la lenteur prise par la Chancellerie à informer les magistrats sur  leur future affectation,  certains d’entre eux n’étant au courant de rien jusqu’au  milieu du mois de juillet. Le résultat est catastrophique : «  [les magistrats] se voient empêcher d’effectuer  les démarches personnelles indispensables :   déménagement, y compris pour certains, Outre-mer, inscription des enfants dans les établissements scolaires, recherche de logement… mais aussi de disposer du temps nécessaire à la mise à jour de leur service et à l’inscription à des formations au changement de fonction. Il s’en est suivi un état de stress et un sentiment de manque de considération que les chefs de juridiction ont tenté de juguler. »  A lire ces deux pages, on reste un peu estomaqué. Comme si rien depuis des années n’avait été entrepris  dans la magistrature. Pourtant, depuis le 6 juin 2001, une circulaire signée de la garde des Sceaux, Marylise Lebranchu demande qu’aucune audience ne dure plus de 6 heures… Un vœu pieux ? En tout cas, il  n’est pas rare que des audiences se prolongent tard dans la soirée. Il y a peu, lors du procès de l’ancien maire de Clamart, le tribunal de Nanterre a siégé jusqu’à minuit.


De fait, c’est vrai qu’une certaine désespérance envahit peu à peu nos juges, si souvent critiqués, voire moqués par une opinion souvent ignorante du métier de magistrat et prompte à clouer au pilori des juges qualifiés tantôt  de gauchistes, de suppôts du pouvoir,  ou de laxistes… Cette opinion sait-elle qu’il manque dans notre pays plus de 500 postes de magistrats comme l’a rappelé à plusieurs reprises l’Union syndicale des magistrats (USM) ? Il suffit de faire le tour des juridictions pour s’en convaincre. Coup d’œil sur le tribunal de grande instance d’Avignon. Selon le syndicat FO Magistrats, Il manque 4 juges sur un effectif normal de 27. C’est ainsi que le Tribunal ne compte plus que deux JAF (juge aux affaires familiales), le troisième ayant une délégation syndicale à temps complet ; de même un juge qui devait arriver dans la cité des papes, s’est désisté au dernier moment.   Une situation  intenable a fait savoir FO dans un courrier adressé au premier président de la Cour d’appel de Nîmes dont dépend le Tribunal d’Avignon. Le justiciable quant à lui, est perdu. Comment pourrait-il avoir confiance dans l’institution ? Songez par exemple qu’un dossier de divorce qui  est arrivé dans le cabinet du JAF en septembre 2015 ne sera  examiné qu’en mai 2016 ?                                                                                                     

  Non loin d’Avignon, au tribunal de grande instance de Carpentras, pas de quoi pavoiser : sur 14 postes de magistrats, deux ne sont pas pourvus. En remontant du côté de l’Ouest, au Tribunal de Grande instance de Rennes, c’est selon son président, 7 juges du siège qui sont manquants sur un effectif de 44. C’est ce que le président affirmait en tout cas  lors de l’audience solennelle de rentrée janvier 2015… Quant au tribunal des affaires de la sécurité sociale du ressort, il était au plus mal :  3 000 affaires étaient en instance de jugement.  Au Tribunal de grande instance de Coutances, lui aussi en sous-effectif, on a assisté en février dernier à quelque chose d’inédit : c’est un avocat  qui a fait fonction de juge, lors d’une audience correctionnelle…  

*Le nom et le prénom ont été changés

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