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Langues, marchés, mariages : qu'est-ce qui unit encore la société française d'aujourd'hui ?
©Reuters

Bonnes feuilles

Conflits, affrontements polémiques... Notre quotidien se noie sous les informations de ce qui nous divise, sous les constats de nos désunions.Au point de faire parfois oublier l'autre versant, tout aussi immense, celui de nos attachements, de nos retrouvailles, de nos solidarités. De quelle nature est donc ce lien humain, qui se tient à l'arrière-plan des déchirures ? Est-il inné ? Pluriel ? Spontané ? Sans cesse à construire ? Extrait de "Qu'est-ce qui nous unit ?", de Roger-Pol Droit, publié chez Plon (2/2).

Roger-Pol Droit

Roger-Pol Droit

Ecrivain, philosophe, chercheur au CNRS, enseignant à Sciences-Po, Roger-Pol Droit est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont plusieurs traduits dans le monde entier. Il écrit régulièrement dans Le Monde, Le Point et Les Echos. Avec Petites expériences de Philosophie entre amis (Plon, 2012), il retrouve la veine des 101 expériences de philosophie quotidienne, best-seller mondial traduit en 23 langues, l'alliance d'écriture limpide, tantôt poétique tantôt drôle, d'imagination débordante qui a fait son succès. (Voir www.rpdroit.com)

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Avant qu’il y ait des grammaires, des langues mises en forme, des linguistes pour les étudier, il existe un circuit des échanges de phrases. Dans ce circuit, des gens parlent, s’échangent des questions et des réponses, des alertes, des ordres, des suppliques, des récits, des éloges… peu importe.

La langue est bien un outil utilisé par des gens qui souhaitent se transmettre des données, mais pas seulement ! L’approche utilitariste n’est pas totalement fausse, mais elle ne correspond qu’à une strate superficielle. Au lieu de penser que des « locuteurs » – préexistants, interchangeables – s’emparent de tel ou tel idiome, mieux vaudrait s’exercer à penser qu’ils n’existent comme locuteurs qu’en raison de la langue qu’ils parlent. La langue génère l’ensemble des circuits, elle délimite les places de ceux qui parlent, elle organise la configuration des échanges verbaux ou écrits.

Il en va de même des marchés. Ce qui nous unit, de manière fondatrice, ce sont aussi des circuits d’échanges de biens, de marchandises, de flux financiers. Leurs formes ont considérablement varié au cours de l’histoire – du troc primitif au marché financier mondialisé, en passant par les foires des sociétés agricoles, l’import-export des sociétés industrialisées, les places boursières du monde capitaliste. L’impact de cette diversité est décisif, mais le point central ne doit pas être oublié : le marché organise les échanges, il découpe les places de chacun avant que les sujets ne s’y insèrent.

Dire que cette configuration préalable constitue une matrice où les individus et leurs actes vont prendre place n’implique pas que tout se trouve pré- établi, contenu en germe dans cet agencement. Un rôle important revient aux décisions des acteurs, à leurs émotions et leurs raisonnements. Mais l’ensemble se développe au sein d’une relation préalable, qui rend possibles, et pour une part délimite, les processus d’échanges. Ce qui nous unit se tient aussi dans ce circuit préexistant.

Un renversement de perspective du même type s’applique également à la famille. Il existe toujours un circuit antérieur. Avant le « nous » de la famille d’aujourd’hui, avant ses échanges actuels, avant le « je » de chacun de ses membres, il existe un réseau d’événements anciens, de paroles oubliées ou masquées, de fantasmes souterrains. Au fil des générations, s’y sont échangés récits et souvenirs, désirs et rancœurs, ressentiments et admirations, vengeances et secrets. Son impact est crucial. Lui non plus ne conditionne pas le « nous » du présent de manière implacable et rigide, mais il contribue à le configurer. Ce qui nous unit est constitué de ces échanges anciens et enfouis.

A une autre échelle, l’anthropologie contemporaine a établi comment toutes les formes de familles humaines étaient fondées sur des échanges de membres, organisés par les différentes modalités de prohibition de l’inceste et par les règles de parenté et de mariage qu’elles permettent d’élaborer. Un circuit des échanges humains est la condition nécessaire de l’existence des familles, quelles que soient la civilisation ou l’époque considérées. Là encore, cet échange ne prescrit nullement, dans son détail, la forme de la famille, encore moins son histoire.

Il s’agit là de registres dissemblables. Pas question de confondre les échanges verbaux de la conversation, les échanges commerciaux de l’industrie et de la finance, les échanges matrimoniaux des règles de parenté. Il suffisait d’attirer l’attention sur ce fait : pas de « nous », pas de lien humain, sans échanges. Ces échanges sont créateurs du lien lui-même, au moins en partie. Ils engendrent le « nous », ils font évoluer ce qui l’unit.

D’autres échanges encore sont à mentionner. A commencer par l’échange des regards. Certes, rien ne s’échange de tangible quand des regards se croisent. Pourtant, le regard de l’autre façonne de manière décisive ce que je fais, ce que je suis. Et réciproquement : mon regard le transforme, lui impose telle ou telle posture. L’échange de regards n’est donc pas seulement une façon de parler, une expression anodine. Il est crucial.

En fait, c’est un monde qui se profile dans l’échange des regards. En l’explorant, on se trouve vite conduit à réfléchir sur la reconnaissance, la dignité, la liberté et la servitude, l’honneur et la révolte. Le rôle constitutif de l’échange des regards dans la formation des consciences individuelles, aussi bien que des sujets collectifs, a été maintes fois exploré. Que l’on songe par exemple à la dialectique du maître et du serviteur dans l’œuvre de Hegel, aux analyses de Paul Ricœur hier et d’Axel Honneth aujourd’hui sur la notion de reconnaissance, son importance psychologique, sociale, politique, voire métaphysique, sans oublier, sur un autre registre, les pages consacrées par Albert Camus à « l’homme révolté ».

La question de l’honneur permet de saisir de façon simple et concrète comment l’unité d’un nous peut se défaire, puis se reconstituer autrement, à travers l’évolution de l’échange des regards. La question de l’honneur incarne en effet l’exigence d’une dignité. Aujourd’hui, il est vrai, nous avons tendance à juger l’honneur archaïque, bon « à être exilé sur une île de Sainte-Hélène philosophique et laissé là à contempler ses épaulettes ternies et son sabre jadis éclatant se corroder dans l’air marin », comme le souligne Kwame Anthony Appiah.

Ce mépris repose sur une conviction : l’honneur est nécessairement hiérarchique, fondé sur des préjugés désuets, des codes périmés. En fait, c’est tout l’inverse. Lié au désir fondamental d’être reconnu, l’honneur n’est pas un archaïsme. Ni la conséquence d’une hiérarchie. C’est un levier essentiel de l’égalité, un ressort crucial de l’émancipation. Il faut en effet distinguer entre estime et dignité. L’estime implique un classement hiérarchique : elle se mérite, s’acquiert ou se perd. On doit agir pour la gagner comme pour la conserver. La dignité, au contraire, appartient à tout être humain. Sans qu’il ait fait quoi que ce soit pour la conquérir. Sans qu’il puisse jamais la perdre.

Les deux peuvent se combiner : il n’y a rien de contradictoire à reconnaître à chacun une égale dignité tout en attribuant à certains plus ou moins de mérites moraux. Toutefois, le plus important est que la frontière entre le digne et l’indigne peut se trouver soudainement remaniée. Le regard porté sur les actes des autres et sur les siens propres change parfois brusquement. La répartition du digne et de l’indigne s’en trouve inscrite autrement.

Ce qui paraissait hier honorable, légitime et valeureux est désormais jugé méprisable et abject. Pareils renversements sont rares, mais décisifs. Ils changent profondément la face du « nous » et la face des « autres ». Appiah en donne trois exemples : l’abandon du duel en Europe, de la coutume des pieds bandés au Japon et de l’esclavage dans l’Angleterre contemporaine.

A Battersea Fields, dans les environs de Londres, le matin du 21 mars 1829, le duc de Wellington a choisi de tirer en l’air. Ce jour-là, un tournant est pris : fin du duel chez les aristocrates anglais. Il y avait pourtant des siècles qu’un noble jugeait indispensable, pour garder son rang, de laver dans le sang, à l’aube, les affronts à son honneur. Soudain, ce code d’honneur se révèle indigne.

A la Cité interdite, à Pékin, parvient en 1898 une requête à l’empereur du lettré Kang Youwei qui se termine par ces phrases : « Il n’est rien qui nous rende aussi ridicule que le bandage des pieds. Votre humble serviteur ressent en son cœur une honte profonde. » Dans une zone rurale très conservatrice, à deux cents kilomètres au sud de la capitale, 94 % des filles ont alors les pieds bandés. Vingt ans plus tard, plus aucune. Cette coutume existait pourtant en vue de souligner l’honorabilité des familles, au prix d’intenses souffrances pour les femmes, depuis près d’un millénaire. Rapidement, elle devient insupportable.

En 1830, à Leeds, en Grande-Bretagne, des milliers de personnes se mobilisent contre la traite des esclaves. Il en va de même, ces années-là, dans toutes les villes ouvrières anglaises. Ce qui est en jeu, c’est l’honneur britannique, et l’honneur des travailleurs : ils ne laisseront se poursuivre plus longtemps le déshonorant trafic d’êtres humains qui est alors au cœur de l’économie. Ce commerce existait légalement depuis des générations. Il est jugé abject.

Ces trois moments distincts ont en commun de constituer de brusques basculements dans l’échange des regards, de rapides passages d’un « nous » à un autre. Ce sont de singulières mutations : des actes, jugés honorables depuis longtemps, soudain font honte. Ils se révèlent avilissants, se transforment en marques de déshonneur. Le plus étonnant, c’est que, chaque fois, aucun argument nouveau n’a occasionné ce changement brusque : toutes les critiques avaient déjà été formulées de longue date envers le duel, le bandage des pieds, la traite des Noirs.

Soudain, dans le circuit des échanges constitutifs d’un « nous », un seuil est franchi. Une mutation s’enclenche. Un changement de regard s’ensuit, rapide et profond.

Il se pourrait qu’une « révolution morale » de ce type soit en cours dans la relation entre humains et animaux. Depuis longtemps, un regard habituel sépare radicalement le « nous » des humains, êtres pensants-parlants, de l’existence des animaux – sans parole, réputés sans pensée. Ce qui nous unit, « nous, les humains », c’est le logos, la parole-raison. Les animaux ne sont que vivants, et non pensants.

l y a longtemps aussi que des arguments contraires se sont fait entendre. Ils insistent sur le partage, entre les animaux et nous, non pas de la vie en général, mais de la sensibilité. « La question n’est pas : “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais “peuvent-ils souffrir ?” » écrivait, en 1789, le philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham à propos des formes de vie non humaines. Cet argument est donc ancien. Il commence, depuis peu, à entraîner des effets majeurs.

 Nous » ne signifie plus, inéluctablement, « nous, les humains ». On peut désormais y entendre « nous, les vivants ». Mais, en ce cas, qu’est-ce qui nous unit ?

Extrait de "Qu'est-ce qui nous unit ?", de Roger-Pol Droit, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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