Pourquoi ceux qui pensent qu'Alphabet servira à protéger Google de la Commission européenne se trompent lourdement (et les raisons beaucoup plus réalistes qui en sont à l'origine)<!-- --> | Atlantico.fr
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Ceux qui pensent qu'Alphabet servira à protéger Google de la Commission européenne se trompent lourdement.
Ceux qui pensent qu'Alphabet servira à protéger Google de la Commission européenne se trompent lourdement.
©Reuters

Diviser pour mieux régner

Récemment, Google a annoncé la création d'Alphabet, la holding qui lui permettra de segmenter l'intégralité des activités (ô combien diverses !) qu'il exerce. Après avoir investi dans plusieurs domaines, à rentabilités variables, le groupe se décide enfin à passer à une organisation multidivisionnelle, financièrement plus intéressante.

Christophe Benavent

Christophe Benavent

Professeur à Paris Ouest, Christophe Benavent enseigne la stratégie et le marketing. Il dirige le Master Marketing opérationnel international.

Il est directeur du pôle digital de l'ObSoCo.

Il dirige l'Ecole doctorale Economie, Organisation et Société de Nanterre, ainsi que le Master Management des organisations et des politiques publiques.

 

Le dernier ouvrage de Christophe Benavent, Plateformes - Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux : comment ils influencent nos Choix, est paru en mai  2016 (FYP editions). 

 
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Atlantico : Dans un objectif de restructuration de ses différentes entreprises, Google a créé cette semaine Alphabet, une holding lui permettant de segmenter ses différentes activités. Quelles sont les raisons stratégiques d'une telle démarche ?

Christophe Benavent : Cette décision correspond parfaitement à la transformation décrite il y a longtemps, en 1977, par Alfred Chandler. A mesure que les entreprises grandissent et se diversifient, elle passe de la forme U, pour unitaire, c'est à dire une organisation par fonction, à la forme M, pour multidivisionnelle. Celà permet de décentraliser le management, et de rendre chaque unité ( les divisions) plus autonome, la direction générale ( la holding) se concentrant sur le contrôle de gestion, la finance et les choix d'activités conduisant à l'abandon de certaines et au rachat d'autres.

Dans le cas de Google, cette réorganisation était prévisible compte-tenu des acquisitions de ces dernières années. De manière plus spécifique, elle a d'abord l'avantage de bien distinguer ce qu'on peut appeler les activités routinières, des business plus aventureux, et c'est le signe clair que l'économie numérique, du moins celle attachée à la publicité, à atteint le stade de la maturité. Le rôle du patron de la filiale google n'est plus d'inventer de nouvelles choses, mais de garantir la croissance d'un modèle bien éprouvé. On est dans le cadre d'une industrie désormais traditionnelle, celui de la publicité digitale, qui a des perspectives de croissance importante par extension de marché.

Cette dernière passe par trois vecteurs : conquérir les deux ou trois milliards de consommateurs de ce qu'on appelle depuis plus de dix ans le marché Bottom of the Pyramid, ou plus précisément les annonceurs qui veulent vendre à cette population; les TPEs et PMEs dans les marchés déjà établis, qui comme nous le voyons en France, ne sont pas très innovantes en matière de marketing, ou conquérir des parts de marché là où Google ne domine pas. C'est le cas de la Russie, de la Chine ou encore de la Tchéquie. Ce sera au patron de la filiale de forger la stratégie, avec une contrainte supplémentaire, celle du mobile même si 80% des smartphones dans le monde tournent sous android. Il faut savoir qu'aujourd'hui dans le monde, Google représente environ 60% des requêtes.

L'enjeu est donc d'optimiser le chiffre d'affaire, et les profits, en fonction de la base installée. Quant aux autres divisions elle correspondent à des domaines très dissemblables, dont la maturité des modèles d'affaires n'est pas établie et les degrés de maturité très variables. En les séparant, celà va permettre au management se se concentrer sur leur spécifité, et de mettre en place des organisations adaptées à un environnement incertain et turbulent, plus organique et mieux capables de fonctionner en mode start-up.

Disant celà, je ne fais au fond que paraphraser la lettre publiée par Larry page sur le site d'Alphabet, sauf sur un point : quand il affirme que Google n'est pas une entreprise conventionnelle. Cette restructuration montre clairement que Alphabet est devenue une multinationale comme les autres, et qu'une page dans l'histoire des affaires digitales est tournée, la publicité digitale atteint sa maturité. Le volet financier ne doit pas être oublié, il est même essentiel dans l'affaire et a sans doute joué un rôle de déclic.

Depuis un an et demi le cours stagnait à 550$ environ, alors qu'il croissait régulièrement (en 2008, après la crise il était de 150$) même si début juillet il a bondit de 10% en fonction de très bons résultats. Rappelons nous ce principe fondamental de la finance que la valeur d'une entreprise qui se reflète dans son cours, est égale aux flux de profit futur. En séparant Google des autres activités, Alphabet pourra présenter des bilans plus propres, une perspective de croissance plus nette, et un taux de profit particulièrement élevé puisqu'il ne sera plus obérée par les pertes des autres filiales. Rappelons que le CA de Google est de l'ordre de 70 milliards de $ et son profit de 15,4 milliards. De ce point de vue, ce type d'opération ressemble étonnamment aux manoeuvres de scission qui ont eu lieu dans les années 90 dans le secteur de la chimie, quand on s'est rendu compte que séparer les activités profitables de la pharmacie, de celles au rendement plus faible de la chimie lourde permettait de créer de la valeur boursière. Même sur le plan financier, Google montre avec Alphabet que c'est un conglomérat comme les autres.

De nombreux commentateurs ont considéré que cette restructuration pouvait constituer une réaction face à l'accusation d'abus de position dominante (voir ici). Quelle est la part de vrai dans cette idée ?

Je crains que cet argument reflète un fantasme, celui que Google craindrait l'Union européeenne, c'est un fantasme qui fait du bien à l'ego des Européens mais qui ne me semble pas correspondre à une réalité. L'accusation d'abus de position dominante s'appuie sur l'analyse de ce qu'avec Android, Google facilite l'usage de ses propres produits et services. En l'état, la restructuration ne change rien, la filiale Google, regroupe les activités et services suspects....

Le fond du problème est celui qu'avait rencontré Microsoft lorsqu'il avait voulu intégrer Explorer à Windows. On est presque dans la même situation avec Android, qui de fait impose Chrome. Sur ce point, il serait intéressant d'entendre un spécialiste du droit de la concurrence car l'enquête de Bruxelles porte sur des détails beaucoup plus spécifiques que celui que je viens de donner en exemple. Le véritable marché de Google n'est pas celui des utilisateurs qui, rappelons-le, ne payent pas et sont plutôt des fournisseurs d'un bien précieux pour la publicité qui est l'attention, c'est celui des annonceurs qui payent pour être vus, et du point de vue juridique, la faille visée est lorsque le moteur de recherche propose de manière biaisée des services de Google plutôt que d'autres. Le coeur du problème est dans l'algorithme qui de réajustement en réajustement pourrait être biaisé en faveur des intérêts de Google. Au passage ce pose ici le grand problème de la redevabilité algorithmique (accountability).

Peut-on dégager des modalités de réorganisation des différentes filiales les intentions stratégiques de Google ?

J'en ai donné les grande lignes dans la première question : séparer les activités innovantes de celles dont on doit améliorer l'efficacité opérationnelle. Une remarque supplémentaire cependant peut être formulée, l'examen des filiales montre assez clairement que google considère que certaines activités ne sont pas un métier publicitaire. Je pense en particulier à Nest, qui est le fer de lance dans le domaine des objets connectés. Divisionnaliser Nest, c'est donner de l'autonomie à un nouveau métier qui aura son propre business model dont il reste à savoir lequel : la vente d'appareil (thermostat intelligent et autres objets domotiques), celles de services associés ou encore des modèles B2B2C, c'est à dire via les intermédiaires (chauffagiste, entreprises de sécurité voire assurances).

Je ne pense pas que dans ce domaine les choses sont fixées, et l'avantage de la divisionnalisation sera de laisser du temps pour prendre la décision, celui de voir comment ce marché évolue. Ce qui va être intéressant a observer est comment le groupe Alphabet va gérer ce qui est sa spécificité : une compétence stratégique qui traverse l'ensemble des métiers et qui est celle de la gestion des données. Il ne s'agit pas simplement d'une compétence technique, celle qui correspond à ce qu'on appele big data, mais cette capacité à transformer en services valorisables, le processus d'acquisition, de traitement, de transformation et de distribution des données. Pour bien comprendre celà, il est utile de prendre l'exemple classique des mutinationale de la grande consommation telles que Unilever ou P&G. A l'origine ce sont des huileries, transformer l'huile a conduit d'une part à apprendre à faire du savon, puis des detergents, et d'autre part à fabriquer des produits alimentaires. Cette compétence technique, de l'ordre de la chimie, s'est accompagnée du développement d'une compétence commerciale : publicité de masse et capacité à négocier avec la grandes distribution.

Dans les années 60, suite à la diversification au sein d'un même domaine de compétence, ces organisations se sont divisionnalisées. Et pour aller plus loin je recommande vivement de lire le roman " gains" de Richard Powers. C'est un des meilleurs manuels de management qu'on puisse trouver, et il décrit à merveille la transformation des grandes entreprises et leur conséquence sur la société. Il est à l'entreprise divisionnelle, ce qu' "au bonheur des dames" de Zola, fût à la grande distribution. Il est sans doute temps d'écrire le roman social et économique de Google...

Google n'est pas le seul groupe à s'être rapidement diversifié au cours des dernières années. Apple, Intel, Microsoft pourraient-ils également être intéressés ?

Apple est peu diversifié. Les ventes d'ordinateurs ( l'i-Phone est un ordinateur) représentent 90% de ses revenus, les services et logiciels le reste. Mais Apple dispose d'une trésorerie gigantesque de l'ordre de 200 milliards, et a commencé certaines acquisitions coûteuses telle que Beats du rapper Dr Dre. Pour l'instant, leur stratégie est focalisée sur la défense de la valeur des i-Phones, sur lesquels il font un profit de l'ordre de 25%. Ils réalisent 80% des profits de l'industrie avec simplement 20% des parts de marché. C'est une entreprise qui reste un spécialiste, mais cela pourrait changer.

Pour Microsoft les choses sont un peu différentes, l'entreprise est assez diversifiée, mais c'est une diversification reliée. Le vecteur de croissance est clairement le cloud, et la stratégie est fondée sur une reconquête du système d'exploitation, surtout dans le mobile. Le lancement de windows 10 en est la clé de voute, dans la mesure où il est repensé non pas dans l'esprit d'autonomie du PC des annés 80, mais d'être l'interface qui fluidifie l'usage du cloud. Il n'y a pas d'intérêt évident à considérer la diversification des produit comme une diversification de métier. La divisionnalisation pour Microsoft aurait un sens à condition qu'elle soit liée au marché : le professionnel versus le grand public, mais en même temps ce qui fait la force de Microsoft est qu'étant consommateur et travailleur, on a tendance à employer les mêmes outils autour de windows. Le problème est de capitaliser autour de cette externalité de standard. Intel reste un spécialiste du microprocesseur qui domine sur le marché des serveurs et ordinateurs même si ces dernières années des concurrents tels d'AMD, Nvidia pour les cartes graphiques ou qualcomm dans le mobile ont contesté sa suprématie, sans compter Samsung electronics qui est le second producteur mais une taille deux fois plus petite. Il est plus faible dans le domaine mobile et voit le terrain de bataille futur dans les objets connectés. Mais le métier reste le même : concevoir des "chips" plus rapidement et plus puissantes que les autres pour prendre les marchés les plus rentables. C'est un monde industriel où le prix des produits après leurs lancements chute très rapidement et la capacité à faire des marché dépend d'un rythme élevé d'introduction de nouveaux produits.

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