Dépréciation du yuan : les conséquences pour l'économie mondiale d'une monnaie chinoise déjà lourdement sous-évaluée<!-- --> | Atlantico.fr
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La Chine a dévalué le yuan.
La Chine a dévalué le yuan.
©Reuters

La valeur de l'argent

Après une chute des exportations de 8,3% en Juillet, la Chine a décidé de revenir sur sa politique du yuan fort, qui visait à renforcer son marché intérieur. En dévaluant ainsi le yuan, le pays adopte une attitude particulièrement compétitive, avec une monnaie à son taux le plus faible depuis 2012.

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Ainsi donc le 11 août 2015, la Chine a amorcé un processus de dépréciation de sa monnaie avec une première baisse de 1,8% du yuan contre dollar. Cette initiative prise par Pékin marque un tournant très important dans la politique extérieure de Pékin. Au cours des derniers mois en effet, Pékin avait maintenu une parité (un peg) à 6,21 yuan contre dollar, et ce en dépit de la dépréciation de toutes sortes de monnaies contre dollar (le yen, l’euro, le dollar canadien, le dollar australien, le rouble, la roupie indienne, le real brésilien, le won coréen, le ringgit malaisien, la roupie indonésienne….). Au total, selon la Banque des Règlements Internationaux, le taux de change réel du yuan s’était apprécié de 14% contre son panier de monnaies.

Pékin, dont la stratégie depuis 1989 consiste à maintenir le yuan sous-évalué, avait serré les dents, avait renoncé à dévaluer le yuan contre le dollar et avait maintenu inchangée la parité du yuan vis-à-vis du dollar. Tout cela pour une raison très particulière : Pékin voulait arriver à son rendez-vous d’octobre 2015 avec le FMI et la communauté internationale, muni d’une bourse de Shanghai très fringante et d’un yuan n’ayant cessé de s’apprécier contre le dollar au cours des 20 dernières années.

Après la déroute boursière de Shanghai depuis fin juin, Pékin vient maintenant d’opter pour la première dévaluation du yuan contre dollar depuis 20 ans. Le grand objectif géostratégique de Pékin qui visait à instrumentaliser le rendez-vous international d’octobre pour détrôner le dollar de son statut de monnaie du monde (au motif que le dollar serait devenu "une monnaie de singe") se trouve maintenant très compromis.

Si par sa dévaluation soudaine de 1,8%, Pékin vient ainsi de sacrifier ses ambitions en matière de système monétaire international, c’est selon nous parce qu’il a la ferme intention de procéder à une dévaluation du yuan contre dollar beaucoup plus significative que seulement 1,8%.

Cette dévaluation du yuan intervient dans un contexte de ralentissement marqué de l’économie chinoise. Pékin s’évertue encore à nous convaincre que la croissance de l’économie chinoise est stabilisée à 7% l’an. Mais cela ne convainc pas du tout les observateurs. Les ventes d’automobiles stagnent, la consommation d’électricité stagne, la sphère immobilière est paralysée, les exportations reculent….De ce fait, le chiffrage de 7% l’an annoncé imperturbablement pour le deuxième trimestre n’a aucune crédibilité. Et le chiffrage à 7% programmé publiquement pour le deuxième semestre non plus. Un observateur pointu comme l’est Mark Faber retient un chiffrage à seulement 4% pour le deuxième trimestre.

La stratégie géopolitique de Pékin a fini par induire deux effets-boomerang sur le PIB chinois

Par deux médiations, ce ralentissement de l’économie chinoise est en réalité un effet-boomerang de la stratégie économique et géopolitique que maintient Pékin depuis 25 ans.

Cette stratégie, inspirée par les géopoliticiens du Parti Communiste, vise la suprématie géopolitique mondiale.

Elle s’attache à obtenir et à maintenir une croissance extrêmement forte du PIB chinois grâce à un excédent commercial colossal et récurrent. Grâce à cela, la Chine monte en puissance sur les plans commercial, industriel, économique et financier tandis que les grandes nations rivales s’inscrivent dans un déclin relatif (Etats-Unis, Japon, Europe, mais aussi Russie, Brésil, Inde…).

Cette stratégie prend appui sur le maintien d’une sur-compétitivité absolue vis-à-vis de tous les autres pays. Elle provient d’un verrouillage des coûts salariaux ouvriers horaires et de la sous-évaluation délibérée du yuan.

A 6,21 yuan pour 1 dollar jusque hier, le dollar était déjà surévalué de 55% contre yuan et le yuan était déjà sous-évalué de 36% contre dollar : en effet, en juin 2014, la Chine avait validé le chiffrage de la Banque Mondiale selon lequel la parité de pouvoir d’achat (PPA) s’établissait non pas à 6,21 yuan mais à 4 yuan pour 1 dollar.

Cet avantage de change vient se combiner avec un énorme avantage salarial. En dépit d’une petite éruption en 2011/2012, les salaires ouvriers en Chine sont comprimés à un très bas niveau. Ils s’articulent avec une durée annuelle du travail chez les ouvriers qui est 2,5 fois plus longue qu’aux Etats-Unis ou en Allemagne et avec une quasi-absence de couverture sociale (couverture sociale qui aux Etats-Unis et en Allemagne coûte autant aux entreprises que les seuls salaires directs) pour aboutir à des coûts salariaux ouvriers horaires en yuan qui restent extrêmement bas.

En cumulant ces deux avantages, la Chine  réussit à maintenir son coût salarial ouvrier horaire de en dollar, qui est le paramètre principal de la compétitivité, encore environ 20 fois inférieur à celui aux Etats-Unis et en Europe. A ceux qui douteraient d’un tel chiffrage, je leur demande comment ils expliquent la performance commerciale historiquement extraordinaire qu’a réussie la Chine entre 2000 et 2014 : avoir maintenu pendant 14 ans une croissance de son PIB supérieure de 5 à 6% à celle du reste du monde sans que ses importations de produits manufacturés ne se gonflent, sans que son commerce extérieur ne bascule de l’excédent au déficit. Une telle performance n’est selon moi réalisable que grâce à la sur-compétitivité absolue que Pékin a réussi à maintenir au long de ces mêmes années.

C’est d’ailleurs cette performance commerciale réalisée au détriment des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon qui a abouti à la grande crise de 2008 des pays occidentaux, d’abord crise financière puis crise économique. Après avoir à tort renoncé à combattre la sur-compétitivité de la Chine et à la forcer dès les années 2000 à réévaluer significativement le yuan, les Etats occidentaux ont cherché entre 2000 et 2008 à "s’adapter à la Chine et au yuan" en stimulant l’endettement public et privé afin que le dynamisme de leur demande intérieure compense, au niveau du PIB et de l’emploi, les dégâts issus du creusement de leur déficit commercial avec la Chine. On connaît le résultat : une crise financière, énorme et patente, en 2008 issue de ces excès de l’endettement intérieur.

Pour sortir de leur crise et pour sauver l’économie mondiale, les Etats occidentaux auraient dû en 2008 se raidir, exiger et obtenir de Pékin l’indispensable réévaluation du yuan. Se sentant en position de force, Pékin le leur refusa tout net et contre son accord pour participer début 2009 au G20, il parvint même à obtenir que les autres pays du G20 renoncent définitivement à mettre à leur agenda la sous-évaluation du yuan et sa nécessaire réévaluation.

Cette capitulation délétère aboutit depuis 2008 à une stagnation prolongée des pays occidentaux : la non-réévaluation du yuan les condamnait à la désindustrialisation et à des déficits commerciaux renouvelés tandis que les agents privés cherchaient à se désendetter et que les Etats souverains redoutaient à juste titre d’accroître leur degré d’endettement. De 2009 à 2011, ils osèrent encore se risquer à une relance budgétaire colossale, pensant naïvement "redémarrer leur machine économique par un coup de starter momentané". Cela n’aboutit en réalité qu’à une reprise qui fut à la fois décevante et éphémère. Et quand après 2011, il leur fallut revenir à une politique budgétaire plus habituelle et plus modérée, on vit l’économie américaine s’inscrire dans une croissance à seulement 2% l’an et l’économie européenne dans une croissance à seulement 1% l’an. Et ce en dépit même de leur recours à la planche à billets et au quantitative easing.

Premier effet-boomerang : la sous-évaluation du yuan a fini par tuer le marché des matières premières et par atteindre les exportations chinoises

Ce contexte délétère pour les économies occidentales se traduisit dès mars 2011 par un repli de la croissance mondiale en dessous du seuil de 3,5%, seuil au dessus duquel tend à prévaloir  la hausse du cours des matières premières et en dessous duquel tend à prévaloir la baisse. Dès mars 2011, les indices généraux de cours des matières premières amorçaient un recul. Ce recul s’amplifia fin 2013 quand il s’avèra que le Parti Communiste Chinois pour s’assurer d’éviter une surchauffe des coûts salariaux ouvriers horaires, avait pris l’option de ralentir délibérément sa croissance, en espérant alors pouvoir contrôler ce ralentissement.

Ce premier ralentissement chinois fit encore reculer davantage la croissance mondiale en dessous du seuil de 3,5%. Le recul du cours des matières premières s’accentua. Début 2014, la baisse cumulée des matières premières devint tellement forte que de premiers pays exportateurs de matières premières se virent grièvement atteints dans leur conjoncture : Brésil, Russie, Venezuela, Australie commencèrent alors à souffrir très sérieusement dans leur commerce extérieur et dans leur PIB. A l’été 2014, c’est le prix du pétrole qui jusqu’alors avait bien résisté au mouvement général de baisse qui craque à son tour à la baisse. Les indices généraux des matières premières marquent un premier point bas en janvier 2015 avant d’esquisser un timide rebond jusque mai 2015. Rebond qui s’avéra très éphémère. Début août 2015, ces indices inscrivaient un nouveau point bas, très proche du point bas inscrit fugitivement en mars 2009.

Désormais, ce sont des pays représentant collectivement près de 30% du PIB mondial (mesuré en PPA) qui sont "sur le flanc" parce que leur économie est restée très dépendante des recettes d’exportation de matières premières : Russie, Kazakhstan, Brésil, Venezuela, Argentine, Chili et toute l’Amérique du sud, Afrique du sud, Angola, Nigeria, Zambie et toute l’Afrique, Moyen-Orient, Malaisie, Indonésie et aussi, last but not least, Canada, Australie et Norvège. Evidemment la demande qui émanait de tous ces pays pour se porter acheteur de produits manufacturés chinois s’en trouve brusquement affaiblie.

C’est donc dans un formidable effet-boomerang de la stratégie géopolitique de Pékin que les exportations chinoises se sont repliées de 9% entre juillet 2014 et juillet 2015. Pour avoir voulu éviter une hausse des salaires ouvriers chinois en organisant délibérément un premier ralentissement général de l’économie chinoise, Pékin a accentué la baisse des matières premières et a fini par casser un segment énorme de ses marchés d’exportation et par nuire à la croissance de son PIB.

Deuxième effet-boomerang : le verrouillage des coûts salariaux ouvriers horaires en Chine a fini par tuer la demande intérieure chinoise

Pour maintenir intacte la sur-compétitivité, le PCC, comme nous l’avons déjà dit, a concentré son zèle anti-salarial à l’encontre des seuls ouvriers (qui en Chine représente encore 40% environ de la population active). La classe dirigeante (qui coïncide assez largement avec les 80 millions de membres cooptés du Parti Communiste) a été épargnée : à travers leurs salaires directs et à travers toutes sortes d’émoluments indirects, elle continue à capter une large part du "surproduit social".  Pékin lui-même reconnaît que le degré d’inégalité des revenus est encore plus marqué qu’aux Etats-Unis et qu’il augmente encore.

Mais, en Chine, comme aux Etats-Unis d’ailleurs, l’inégalité marquée dans la distribution des revenus est porteuse de déception pour la consommation. Depuis les textes écrits par Keynes dans les années 30, chaque économiste sait que la propension des hauts revenus à se redépenser est bien moindre que celle des bas revenus. Quand les titulaires de hauts revenus sont amenés à pratiquer la thésaurisation (se refusant à la fois la redépense et à l’investissement direct dans les entreprises), la consommation et la demande intérieure finale finissent par décevoir.

La modalité la plus manifeste de thésaurisation au cours des derniers trimestres aura consisté dans les achats massifs d’or que les membres de la classe dirigeante chinoise ont opérés avec les encouragements du PCC. Quoi de plus efficace pour stériliser la dynamique "revenu-dépense-revenu", que le comportement des titulaires de hauts revenus qui, au lieu de redépenser, préfèrent se livrer à des achats d’or (ou encore à des achats massifs d’actions).

C’est donc un deuxième effet-boomerang de la stratégie géopolitique de Pékin qui a porté atteinte à l’évolution de la demande intérieure et  la croissance du PIB de la Chine.

Pékin refuse toujours une politique de relance salariale qui aurait le mérite de relancer la croissance en Chine et de redynamiser la croissance mondiale

Si le Parti Communiste chinois, au pouvoir à Pékin depuis 1949, n’avait pas un objectif et une stratégie géopolitiques qui visent à l’hégémonie mondiale, il aurait depuis longtemps adopté une politique de relance salariale.

En augmentant substantiellement les salaires ouvriers, ou en réduisant la durée annuelle du travail sans modifier la paie mensuelle, ou bien encore en contraignant les entreprises à instituer et à prendre en charge un système de retraites décent, Pékin ne manquerait pas de relancer sa demande intérieure.

Les contreparties défavorables pour Pékin en seraient très limitées:

  • L’inflation en Chine reste très faible. Le gouvernement chinois évoque lui-même le risque de déflation en liaison avec le recul majeur du cours des matières premières.
  • Compte tenu de la sur-compétitivité initiale dont dispose Pékin, l’augmentation prévisible des importations par la Chine serait très limitée.

Si Pékin prenait cette option, il rendrait service aux autres pays de la planète. En impulsant un supplément significatif de demande en Chine, il contribuerait à rompre la spirale dépressive dans laquelle tend à s’inscrire actuellement l’économie mondiale. Pékin rendrait en particulier service aux pays exportateurs de matières premières qui pourrait espérer enfin une stabilisation des cours.

Pékin a préféré dévaluer un yuan déjà très sous-évalué, ce qui redynamisera l’économie chinoise tout en nuisant gravement à l’économie mondiale

Mais, on l’aura compris, Pékin ne s’inscrit pas du tout dans une démarche coopérative. Il s’inscrit même en réalité depuis 1989 dans une stratégie qui es anti-coopérative. Conceptuellement et opérationnellement. Il s’agit d’obtenir en Chine un superbe score de croissance qui s’alimente à un score de croissance détestable dans les autres pays. De façon à contribuer deux fois à la suprématie chinoise : renforcer la performance et la puissance géopolitique de la Chine en affaiblissant la performance et la puissance géopolitique des autres pays.

C’est pourquoi une fois encore, Pékin, en dépit de ses belles déclarations de 2013, tourne le dos à une dynamisation de la consommation et sollicite à nouveau la relance par les exportations.

Déjà en mars 2015, Pékin avait mis sur orbite son projet dit "Routes de la Soie" qui, au nom d'une "urgente nécessité" consiste à convaincre beaucoup de gouvernements étrangers de précipiter la construction de toutes sortes d'infrastructures (autoroutes, ferroviaire, ports, aéroports,….), Pékin se proposant de financer les gouvernements qui se déclarent demandeurs à condition que les contrats et les chantiers soient réservés aux entreprises chinoises munies d'ouvriers chinois. On voit la manœuvre. Pékin, artificiellement et dans un même mouvement, doperait ses exportations de génie civil, résorberait ses surcapacités en aciéries et éviterait un regain du chômage par une forte expatriation de travailleurs chinois. Grâce à cela, Pékin pourrait limiter le ralentissement de son PIB sans pour autant alléger les problèmes des autres pays (les pays demandeurs renonceraient à recourir à leurs propres entreprises de génie civil et s'endetteraient davantage auprès de la Chine, les autres pays exportateurs de génie civil verraient les contrats à l'exportation leur passer sous le nez….)

Ce 11 août 2015, Pékin a fait encore plus fort. Il a osé dévaluer le yuan alors que l’économie chinoise est déjà sur-compétitive, que le yuan est déjà fortement sous-évalué et que l’excédent commercial continue à fluctuer autour de 3% du PIB.

C’est en infraction complète avec ce que préconisait Keynes quand il négociait les accords de Bretton-Woods. Keynes prévoyait d’interdire à un pays fortement excédentaire de pratiquer une dévaluation. Keynes savait trop bien par l’expérience combien peut être déstabilisateur pour l’économie mondiale et pour les relations internationales, un grand pays qui s’assignerait de maintenir indéfiniment un excédent commercial important.

Comme le rappelait fréquemment avant son décès, le grand historien et économiste Charles Kindleberger, la crise de 1929 fut d’abord et avant tout le résultat d’une économie américaine qui était sur-compétitive depuis trop longtemps et d’un dollar qui était fortement sous-évalué depuis trop longtemps. Il expliquait aussi la prolongation et l’amplification de la crise économique dans les autres pays par la décision prise par Roosevelt en 1933 de procéder à une forte dévaluation du dollar quand le reste du monde espérait et attendait au contraire des Etats-Unis une réévaluation du dollar.

Si le reste du monde restait maintenant passif vis-à-vis du projet de Pékin de dévaluer fortement le yuan, il s’exposerait aux mêmes conséquences déplorables que l’économie hors Etats-Unis après 1933.

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