Vieux démons
Pourquoi la paranoïa d'un retour de la Guerre froide nous empêche de comprendre la réalité du défi de la Russie de Poutine à l'Occident
Malgré ce qui oppose la Russie à l'Europe et aux Etats-Unis, continuer à utiliser les grilles de lecture du passé condamne l'Occident, alors même les anciens ennemis devraient prendre conscience que leurs principaux défis sont identiques. Ce que suggère déjà la Russie.
Cyrille Bret
Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.
Florent Parmentier
Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective.
Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti
Atlantico : D'où vient cette appréhension d'une nouvelle Guerre froide et de la reconstitution de deux blocs, est/ouest ?
Florent Parmentier : La Guerre froide est historiquement associée à la période consécutive à la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Europe a été divisée entre deux blocs, après avoir exercé une influence sur le monde extraordinaire encore quelques décennies plus tôt. Elle marque de ce fait le déclassement de l'Europe au niveau international, sa division, mais c'est également la période où l'opposition séculaire entre la France et l'Allemagne a été transformée et où les Européens ont mis en place un projet politique sans équivalent dans l'histoire, celui de l'intégration européenne.
Cyrille Bret : A l'évidence, la donne géopolitique a profondément changé entre la fin de l'URSS en 1991 et la période actuelle. D'une part, les Etats-Unis entamaient une longue décennie les menant à "l'hyperpuissance" thématisée par Hubert Védrine, c'est-à-dire en fait à la solitude de la puissance. Le problème des Etats-Unis étaient de gérer au mieux leur avance et leur supériorité multiples : en matière de forces armées, d'implantations géopolitiques, de technologies, de croissance économique, de projection financière et de monopole culturel. Actuellement, les Etats-Unis restent en tête sur tous ces plans. Mais ils sont activement concurrencés par la République Populaire de Chine, qui, à l'époque, entamait seulement son rattrapage sous la houlette de Deng Xiao Ping.
D'autre part, l'Europe était un nain géopolitique : encore divisée en son sein entre l'Est et l'Ouest elle hésitait même à se penser comme puissance et était tentée d'être une vaste Suisse. En 2015, même si elle se débat avec des difficultés internes,elle construit progressivement les instruments de son rayonnement ? Enfin, la Russie de 2015 n'a rien de commun avec l'URSS, même finissante : ses forces armées sont appuyées sur une tradition militaire mais elles n'ont ni les équipements, ni les implantations, ni les ressources logistiques nécessaires pour exercer une influence planétaire. La puissance russe est essentiellement négative (elle se manifeste par son pouvoir de blocage) et locale (elle est concentrée sur l'étranger proche). Les oripeaux de la puissance de l'URSS (siège permanent au CSNU, rhétorique nationaliste, etc.) ne doivent pas masquer son statut de puissance faible. Le monde de 1991 était presque monopolaire. Il est aujourd'hui multipolaire.
Dans quelle mesure l'ennemi commun que semble représenter Daech pourrait redessiner les alliances? L'ennemi de notre ennemi pourrait-il redevenir dans ce contexte un allié solide?
Cyrille Bret : C'est l'hypothèse des autorités russes : à la fin, les nations européennes et ses différentes composantes (américaines, européennes, russes) devraient prendre conscience que leurs principaux défis sont identiques.Souder la Russie et l'Europe autour de la lutte contre les extrémismes islamiques, comme Daech et anciennement Al Qaida, telle est la ligne du Kremlin et du Ministère russse des affaires internationales. Toutefois, plusieurs obstacles empêchent la conclusion d'une "union sacrée" entre Europe et Russie. D'une part, la question israélienne et la question sunnite sont structurellement sources de division entre Russes et Européens. Les Russes s'accommoderaient mal de la position pro-israélienne de plusieurs pays européens. Quant aux Européens, ils sont dans l'incapacité de se faire les avocats des puissances chiites dans la région Hezbollah et Iran). Les Russes et leurs partenaires européens ont les mêmes préoccupations au Moyen-Orient mais leurs intérêts sont divergents.
Florent Parmentier : La Russie est effectivement aujourd'hui au cœur des interrogations des Européens, des inquiétudes des uns, plus rarement des espoirs des autres. Nous assistons à un moment paradoxal. Pendant longtemps, le projet d'Europe-puissance, largement d'inspiration française, a été de réaliser une Europe indépendante des Etats-Unis, à même de peser sur les affaires du monde. En somme, l'Europe devait être un multiplicateur de puissance ; les divisions européennes lors de la guerre en Irak ont porté un rude coup à ce projet, noyé dans l'atlantisme des Etats issus des élargissements de 2004, 2007 et 2013.
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