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Court-termisme toxique : Hillary Clinton a-t-elle mis le doigt sur un vrai problème du capitalisme financier américain ?
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Sur la route du succès ?

La candidate à la primaire démocrate s'en est récemment pris aux actionnaires de manière indirecte. Elle a critiqué la manière qu'ont les entreprises de verser de l'argent à leurs actionnaires plutôt que d'utiliser ces sommes dans l'innovation et donc, inévitablement, d'embaucher.

Nicolas Colin

Nicolas Colin

Nicolas Colin est ingénieur en télécommunications, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, ancien élève de l’Ecole nationale d’administration, inspecteur des finances. Il est actuellement associé fondateur de la société d’investissement TheFamily. Il est également administrateur de la branche numérique du Groupe La Poste et commissaire à la Commission nationale de l’informatique et des libertés, où il a été nommé par le Président de l’Assemblée nationale en janvier 2014. Auteur spécialisé dans la transition numérique de l’économie, il a co-écrit, avec Henri Verdier,L’Âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique (éd. Armand Colin, mai 2012) et, avec Pierre Collin (conseiller d’Etat), un rapport d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, remis au Gouvernement en janvier 2013. Il est également enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris. 

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Pascal Salin

Pascal Salin

Pascal Salin est Professeur émérite à l'Université Paris - Dauphine. Il est docteur et agrégé de sciences économiques, licencié de sociologie et lauréat de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

Ses ouvrages les plus récents sont  La tyrannie fiscale (2014), Concurrence et liberté des échanges (2014), Competition, Coordination and Diversity – From the Firm to Economic Integration (Edward Elgar, 2015).

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Atlantico : Dans un discours prononcé le 13 juillet devant la New School de New York, Hillary Clinton a critiqué le "court-termisme" des entreprises qui préfèrent distribuer les dividendes aux actionnaires plutôt que d'investir dans la recherche et le développement. La candidate à la primaire démocrate a-t-elle raison ? A-t-elle mis le doigt sur un des grands maux dont souffre l'économie américaine en ce moment ?

Nicolas Colin :Elle a raison sur le constat. Les grandes entreprises traditionnelles privilégient de plus en plus la distribution de dividendes par rapport à l'investissement. Mais dire que c'est un problème, c'est aller un peu vite en besogne. Par exemple, il existe des entreprises en pleine croissance qui ne distribuent pas de dividendes et investissent l'essentiel de leur trésorerie disponible : ce sont  les grandes entreprises numériques cotées, à commencer par Google, Facebook et Amazon.

Surtout, le capital est mieux dans les mains de capitalistes qui créent de la valeur. La cruelle réalité, c'est que les entreprises traditionnelles sont désemparées dans l'économie en transition numérique : elles ne savent pas où investir ni pour quoi faire. C'est la principale raison pour laquelle elles préfèrent rendre l'argent à leurs actionnaires : pour que ceux-ci aillent l'investir ailleurs, en particulier... dans les entreprises numériques !

C'est le bouclage récemment pointé par Marc Andreessen. L'impatience des investisseurs vis-à-vis des entreprises traditionnelles est le corollaire de la patience dont ils font preuve en investissant dans des entreprises innovantes encore en quête de leur profitabilité. En gros, on sort de l'argent de BNP Paribas ou Orange, qui n'innovent pas ou pas assez, pour l'investir dans Uber !

Pascal Salin : Il est indéniable que le "court-termisme" existe, aux Etats-Unis comme dans les autres pays. Il résulte en particulier du phénomène suivant : un véritable capitaliste, propriétaire et gestionnaire de son entreprise est incité à choisir le long terme, ne serait-ce que pour éviter une faillite qui serait la négation de ses efforts et de ses investissements passés. Le comportement d'un salarié est différent : il est davantage incité à choisir le court terme, car la pérennité de l'entreprise où il travaille est moins importante pour lui que pour le capitaliste.

Or, dans les très grandes entreprises où il existe un nombre considérable d'actionnaires, dont aucun ne peut véritablement avoir un pouvoir de décision, les décisions de gestion sont prises par des dirigeants qui sont des salariés et non des capitalistes. Ils sont donc relativement moins incités à choisir le long terme que des vrais capitalistes. On peut en trouver l'illustration dans le fait que les gestionnaires des très grandes banques ont été incités à prendre trop de risques pour augmenter leurs rémunérations à court terme.

Ceci a accentué les effets de la récente crise financière dont les vrais responsabilités incombent cependant à des autorités monétaires qui ont pratiqué des politiques monétaires déstabilisatrices. Et l'on peut d'ailleurs, souligner au passage, que la grande dimension des banques de notre époque tient en grande partie aux politiques publiques qui ont plus ou moins mis en œuvre le fameux "too big to fail".

Mais ceci dit, il est risible de voir un personnage politique – tel que Hillary Clinton – critiquer le court-termisme des entreprises, alors que le monde politique est caractérisé par son court-termisme : les politiciens donnent des avantages à court terme à leurs électeurs pour gagner la prochaine élection sans se préoccuper des conséquences à long terme (on le voit trop bien en France !).

En d'autres termes, il serait excessif de dire que le capitalisme – qu'il soit américain ou pas – est un système parfait car la perfection n'existe pas. Tout ce que l'on peut dire c'est que le secteur privé est composé d'une multitude d'entreprises de taille variée qui sont plus ou moins "court-termistes" et qu'il est relativement moins "court-termiste" que le secteur public, précisément parce qu'il est tout de même fondé sur des droits de propriété qui sont le fondement de la responsabilité et du choix du long terme.

Au demeurant,  le marché a, de ce point de vue, un rôle régulateur (de telle sorte qu'on n'a pas besoin des règlementations publiques qui prétendent réguler le secteur privé). En effet, une entreprise ne peut pas faire indéfiniment le choix du court-terme car l'érosion de ses profits risque de la conduire à la faillite et, en tout cas, provoque la désaffection des actionnaires qui préfèrent se reporter vers des entreprises moins "court-termistes".

Comment expliquer cette position dans la bouche d'une candidate démocrate ? Faut-il y voir une gauchisation de son discours ?

Nicolas Colin : C'est un discours adressé aux salariés des entreprises traditionnelles, qui craignent pour leur emploi et leur pouvoir d'achat : "si la vie est dure, c'est parce que votre employeur, au lieu d'investir, préfère rémunérer ses actionnaires".

Le discours fait mouche car il fait écho à la souffrance des salariés dans les entreprises traditionnelles. Faute d'innover, ces entreprises n'en finissent pas de "serrer les boulons" et de demander des efforts à leurs salariés : travailler toujours plus pour gagner toujours moins !

Un discours plus sincère consisterait à encourager les salariés à quitter les entreprises traditionnelles, celles qui ont cessé d'investir, pour rejoindre les entreprises numériques, qui investissent massivement. Mais évidemment, à l'échelle d'un individu, les choses ne sont pas si simples !

Pascal Salin : La position d'Hillary Clinton peut être considérée comme ambiguë. En effet, on peut l'interpréter comme une position gauchiste traditionnelle consistant à critiquer le capitalisme et à invoquer l'interventionnisme étatique pour porter aux remèdes aux prétendus échecs du marché libre.

Mais elle espère peut-être aussi obtenir le consentement d'électeurs républicains qui partagent le préjugé selon lequel l'Etat doit faire quelque chose en faveur des entreprises et doit améliorer le fonctionnement du marché.

Dans une chronique publiée sur le site web de "The Week", un journaliste américain suggère malicieusement aux Républicains de s'approprier l'idée d'Hillary Clinton et d'encourager les politiques qui favorisent la création d'entreprises et d'emplois plutôt que la rémunération des actionnaires. Devraient-ils suivre son conseil ?

Nicolas Colin : Le conseil vaut pour tout le monde : les candidats des deux bords... et les chefs d'entreprise ! Dans une économie numérique qui repousse sans cesse la frontière de l'innovation, les rentiers d'aujourd'hui sont les perdants de demain.

Plus largement, l'argument a déjà été exprimé par Clayton Christensen il y a quatre ans, dans un article qui avait beaucoup marqué intitulé "Le dilemme du capitaliste".

Selon Christensen, l'obsession des capitalistes pour le rendement à court terme les détournait de plus en plus de l'innovation de rupture, celle qui immobilise beaucoup de capital et crée massivement des emplois. En 2012, son sentiment était que la priorité allait systématiquement à l'innovation d'optimisation, celle qui libère du capital (les dividendes)... et détruit des emplois ! D'où le sentiment de crise et de raréfaction des emplois.

Mais nous sommes bientôt en 2016 et les choses ont déjà beaucoup changé : une entreprise comme Uber a levé plus de 4 milliards de dollars depuis sa création, est encore loin de verser le moindre centime de dividendes à ses actionnaires... et crée des emplois de chauffeurs par centaines de milliers ! L'exemple d'Uber montre que le capitalisme réapprend à financer de l'innovation de rupture.

Pascal Salin : Je considère pour ma part que c'est un mauvais conseil car l'action étatique consiste à prendre des mesures générales sans pouvoir tenir compte de la réalité concrète de chaque entreprise et de chaque individu. Elle utilise pour ce faire des critères arbitraires qui conduisent le plus souvent à ce qu'on appelle des "effets pervers", c'est-à-dire des résultats contraires aux intentions proclamées.

Tel est le cas du critère de l'emploi : le problème n'est pas de "créer des emplois", mais d'utiliser au mieux les talents et capacités humaines, ce que seul le marché est capable de faire. Il en est de même pour une politique qui consisterait à inciter les entreprises à investir, par exemple par des dispositions fiscales.

En effet, ces dispositions favoriseraient uniquement les investissements matériels dont la valeur est mesurable. Mais la réussite à long terme d'une entreprise est loin de dépendre uniquement de cela. Elle dépend en particulier de sa capacité à bien utiliser les cerveaux humains. Tel est le véritable investissement du long terme. Mais ceci ne demande pas une aide publique – au demeurant impossible – mais seulement la liberté d'agir pour les entrepreneurs.

Hillary Clinton suggère dans son discours de "réformer l'impôt sur les plus-values pour favoriser les investissements à plus long terme qui créent des emplois, plutôt que les contrats rapidement rémunérateurs". Une position qui pourrait plaire aux Républicains car il s'agit d'alléger la fiscalité sur les investissements. Dans les années 1980, son époux Bill Clinton avait adopté certaines vues des Républicains - comme la réforme de l'Etat-providence ou l'équilibre du budget - pour les faire siennes. La même chose est-elle en train de se produire avec Hillary ?

Nicolas Colin : Ce qui intéresse les républicains, c'est de baisser les impôts qui frappent leurs principaux soutiens. Or les capitalistes patients, qui financent les innovations de rupture, soutiennent les démocrates plutôt que les républicains. Comme je l'avais expliqué il y a deux ans dans un billet intitulé #ValleyPolitics, le parti allié aux innovateurs de la Silicon Valley, c'est le parti démocrate - et Obama a considérablement renforcé cette alliance depuis 2008.

A l'opposé, le parti républicain est plutôt soutenu par les industries vieillissantes, les économies rentières comme celle du pétrole et par la frange court-termiste du monde de la finance. Les pressions de ces soutiens les inciteront à favoriser la baisse de l'impôt sur les dividendes, comme Bush l'avait fait en 2003 (relançant au passage de grandes vagues de versement de dividendes), plutôt qu'à privilégier un système fiscal favorisant les investisseurs patients.

Pascal Salin :Il se peut, bien sûr, que les propos d'Hillary Clinton plaisent à cette frange de l'opinion républicaine que nous avons évoquée ci-dessus. Mais cela serait regrettable. Tout d'abord  cette réforme rendrait le système fiscal plus complexe, ce qui n'est jamais souhaitable. Il conviendrait aussi de savoir si cet allègement de la fiscalité ne serait pas compensé par un accroissement de la fiscalité par ailleurs (ou par une augmentation de l'endettement étatique).

Par ailleurs il serait bien préférable de mettre en œuvre d'autres réformes fiscales, comme celle qui diminuerait ou supprimerait la progressivité de l'impôt sur le revenu (ainsi que Ronald Reagan l'avait fait avec un grand succès), ce qui aurait un effet positif sur les incitations productives des Américains, en particulier des "petits et moyens" capitalistes. Une autre réforme importante consisterait à supprimer la double imposition qui résulte aux Etats-Unis de la superposition de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur le revenu. Telles sont, par exemple, les réformes qui devraient véritablement séduire les Républicains

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