Esprit de Munich es-tu là ? Quand la gauche s’étouffe sur la "guerre de civilisation"<!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls a tenté de poser les mots sur les nouvelles menaces de guerre qui pèsent sur la France.
Manuel Valls a tenté de poser les mots sur les nouvelles menaces de guerre qui pèsent sur la France.
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Spiritisme

La réaction d'une partie de la gauche à la "guerre de civilisation" contre le "terrorisme" assumée par Manuel Valls a été vive. A l'image de Julien Dray, la formule a été rejetée en bloc. L'expression d'une forme d'aveuglement idéologique et culturel qui rappelle "l'esprit de Munich". En 1938, une grande partie des élites étaient restées sourdes à la montée de la menace nazie. Cette menace a changé de nature mais l'aveuglement est le même.

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Même si l'expression de "guerre de civilisation" peut être discutée, on peut au moins accorder le mérite à Manuel Valls d'avoir posé le sujet sur la table. Comment expliquer la pruderie de toute une partie de la gauche qui refuse d'en parler ? En quoi cette réaction peut-elle paraître hypocrite ?

Eddy Fougier : C'est bien l'expression de "guerre de civilisation" qui pose problème car si l'on regarde le contenu, ce n'est pas vraiment sujet à polémique. L'expression renvoie effectivement à une théorie assez lourde de sens à savoir le choc des civilisations d'Huntington et utilisé par George W Bush et les néo-conservateurs dans l'après 11 septembre pour justifier la guerre en Irak. C'est une expression hautement symbolique et au passif lourd qui fait qu'une partie de la gauche a réagi. Le problème, ici, est que cela met bien en avant la tendance actuelle de voir le symbole prendre le pas sur le fait. On a eu d'autre cas récemment à gauche qui vont dans ce sens. Ce fut le cas lorsque le président de la République avait parlé des "Français de souche" en février dernier. L'idée consiste à dire que c'est une expression connotée "extrême-droite" donc il ne faut pas la dire, c'est mal.

Si l'on revient sur l'expression utilisée par Manuel Valls, le problème c'est que sur le fond, il n'y a pas de polémique car il ne parle pas de choc de civilisation entre l'Occident et l'islam mais plutôt entre une vision radicale de l'islam et les valeurs universelles que l'on défend. En ce sens, je pense qu'on lui fait un mauvais procès. La polémique est contre-productive, inutile. Après on peut se poser la question de savoir si cette polémique n'est pas liée à l'opposition entre certains clans du PS ou à la personnalité même de Manuel Valls. Il y a un autre terme qui a fait débat, c'est celui d'apartheid utilisé par Manuel Valls. Il faut dire que le premier ministre est une cible assez facile car il représente une minorité au sein du PS. Il défend une vision assez ferme en matière de sécurité et d'immigration ainsi qu'une ligne assez libérale en matière économique. Manuel Valls est en quelques sortes l'une des bêtes noires de son parti ce qui fait qu'il peut être davantage la cible de critiques.

Je ne sais pas si l'on peut parler d'hypocrisie mais c'est un peu l'arbre qui cache la forêt. Aujourd'hui est-il légitime d'avoir une polémique sur cette expression de "guerre de civilisation" plutôt que sur le fond ? En ce qui concerne les attentats en Isère, il faudrait plutôt se poser la question de savoir s'il y a eu des défaillances en matière de renseignement. A priori Yassin Salhi avait été repéré par les services français mais il n'y a pas eu de suivi. Sur l'aspect sécuritaire au sein de l'établissement aussi des questions peuvent être soulevées. Donc il y a des enjeux bien plus importants qu'une simple petite expression que ce soit sur la question de la sécurité mais au-delà sur la question de l'intégration et du rapport à l'islam en France. En définitive, c'est l'exemple même d'une tendance de plus en plus marquée dans laquelle on préfère la forme au fond.

Jean Petaux :Il y a plusieurs choses intéressantes à relever dans la déclaration de Manuel Valls qui est dans le pur répertoire de la rhétorique politique. Premier point, et je m’étonne que les observateurs n’aient pas vraiment pointé cette dimension, sauf peut-être Thomas Legrand dans sa chronique politique sur France Inter : Manuel Valls a-t-il utilisé le mot civilisation au singulier ou au pluriel ? S’il s’agit d’une "guerre de civilisations" (en mettant "civilisations" au pluriel donc) on se rapproche du livre intellectuellement malhonnête et scientifiquement infondé que fut "The clash of civilizations"("Le choc des civilisations") de Samuel Huntington, qui fut l’un des mentors politiques des "néo-Cons" (les "néo-Conservateurs") américains supporters de George Bush Jr. Si Manuel Valls a utilisé le mot "civilisation" au singulier cela a un autre sens. Ce ne sont plus des "(pseudos) civilisations" qui s’affrontent, c’est la civilisation occidentale (au singulier) qui est en conflit contre des forces qui souhaitent l’abattre (contre la barbarie par exemple) mais pas contre une autre civilisation, la civilisation arabo-musulmane.

En réalité le problème majeur aujourd’hui est la définition de la notion de civilisation. Les plus rigoureux de nos scientifiques s’y sont essayés (Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin, Fernand Braudel… qui ne sont pas exactement au même niveau de conceptualisation que le contributeur de base d’Atlantico, a fortiori du commentateur des articles… si vous voyez ce que je veux dire…). Aucun n’est réellement parvenu à donner une définition universelle et consensuelle du terme. Autrement dit seuls les acteurs politiques peuvent en user et en abuser pour créer de la dramaturgie et spectaculariser la scène médiatique.

Il ne s’agit donc pas de pruderie ou d’hypocrisie. Manuel Valls est dans une posture droitière. Il sait parfaitement que face à un positionnement de la société française de plus en plus sensible à des thématiques défendues par la droite (voire l’extrême-droite) il lui faut répondre présent,  lui aussi. En conséquence de quoi, en toute conscience, sachant que cela va faire hurler une partie de la gauche et surtout de l’extrême-gauche, il emploie un vocabulaire "marqué" à droite : "guerre de civilisation(s)" (sans dire s’il emploie le mot au singulier ou au pluriel) et il capitalise ainsi, sans vergogne, une réaction sympathique à droite, d’autant plus sympathique qu’elle est fondée sur une sur-réaction hostile d’une partie de la gauche de la gauche… Les gens de droite (pas très malins) se disant : "Tiens, il n’est pas si mal ce Valls s’il se fait ainsi agonir d’injures par les mecs de gauche"Bien venu au "pays de l’intox" !

Peut-on voir dans cette attitude d'une partie de la gauche des réminiscences de "l'esprit de Munich", où les chefs d'Etat européens se sont dérobés face à la menace nazie ? En quoi cette gauche se dérobe-t-elle face à la question de la menace islamique ? Est-elle, comme en 1938, en plein déni de réalité ?

Eddy Fougier : On peut comparer les deux situations même si on n'a pas atteint le niveau de Munich. Mais c'est vrai qu'on retrouve cet esprit munichois dans une forme d'aveuglement et de négation d'une certaine évolution au sein de la société. Ce constat est évident. Que ce soit en termes d'intégration ou encore sur la montée de certains éléments radicaux ainsi que sur le succès grandissant des thèses conspirationnistes, on retrouve une forme d'aveuglement comparable à 1938. On retrouve cette attitude dans de nombreux domaines. La montée d'un certain ras-le-bol au sein des catégories populaires en matière de sécurité, d'autorité, d'ordre, d'immigration ou d'islamisme, tout cela est très souvent nié pour des raisons idéologiques par une partie de la gauche qui va s'abriter derrière un discours antiraciste. Ce mouvement n'est pas nouveau. Cette façon de nier la réalité, comme on l'a nié en 1938, date des années 1980 et continue d'être de rigueur pour cette frange du parti socialiste. Cette dernière accuse de xénophobie ou de racisme ceux qui soulèvent un certain nombre de sujets sensibles. C'est un phénomène que l'on voit de plus en plus, en témoignent les exemples que j'ai donnés précédemment.

Au-delà de ce constat, on peut faire le parallèle avec l'esprit de Munich dans une forme de coupure entre les élites et le peuple. Il s'agit d'une forme d'aveuglement plus générale liée au fait d'avoir une vision élitiste de la réalité et éloignée de la préoccupation des simples Français. On l'observe dans les différentes arcannes politiques où l'on préfère rester dans sa croyance plutôt que de partir de la réalité et voir que ce que l'on croit ne fonctionne pas. Et cela est visible quelque soit le bord politique. Mais c'est quelque chose que l'on retrouve très souvent à gauche puisque le pragmatisme y est vu de façon négative. Donc si vous êtes Républicains vous aurez plus tendance à être pragmatique et à le défendre. Rappelez-vous lorsque Tony Blair a dit qu'il n'y avait pas de politique de droite ou de politique de gauche mais une politique efficace, il a été considéré comme un affreux libéral de droite.

Par ailleurs il n'y a pas qu'un aveuglement de nature idéologique. Il y en a aussi un qui est culturel. On pourrait évoquer certaines élites qui sont enfermées dans leur vision et qui n'arrivent pas à voir la réalité qu'elle soit positive ou négative. On peut parler ici de l'exemple de l'Europe qui est tout aussi révélateur. Les élites ne comprennent pas le manque d'adhésion du peuple. Elles n'arrivent simplement pas à dépasser leur propre conditionnement culturel et social et ne conçoivent donc pas que des ouvriers ne partagent pas le même point de vue qu'eux. Et donc on va coller très souvent sur ces ouvriers le fait qu'ils soient europhobes, xénophobes ou pour la fermeture. Or ceci ne résout en rien le problème, mais au contraire ne fait que le renforcer. En définitive on en arrive à sortir le carton rouge pour l'utilisation de la moindre expression et cela a pour conséquence d'empêcher tout débat et toute discussion.

Jean Petaux : Je crois qu’il est indispensable (et vous le faites fort bien) de parler "d’une partie de la gauche" et non pas "de la gauche". Votre question est complexe. D’abord vous parlez de la "dérobade  des chefs d’Etat européens face à la menace nazie à la fin des années 30". Premier point qu’il faut impérativement rappeler, au risque de couper court à la conversation : "comparaison n’est pas raison en histoire". Deuxième point, tout aussi essentiel : de quels chefs d’Etat parlez-vous ? Chamberlain pour le Royaume-Uni ? Mais il n’était pas de gauche… C’était un conservateur britannique, sans doute assez pleutre et surtout très fasciné par le modèle du Führer. Daladier pour la France ? Il était radical-socialiste et surtout empêtré dans un imbroglio politique intérieur absolument inextricable avec une chambre élue de "Front Populaire" qui avait fait tomber le gouvernement Blum investi en 1936. Quant aux autre pays leaders européens ils étaient soit fascistes (Mussolini, inventeur du concept) ou "fascistoïdes" (Franco en Espagne, le colonel Jozef Beck en Pologne voire Salazar au Portugal). Léon Blum quant à lui, quand il fut président du Conseil, n’était pas aveugle face à Hitler – on oublie souvent que le plan de réarmement fut décidé sous le Front Populaire avec un ministre de l’Air exceptionnel en la personne de Pierre Cot et son directeur de cabinet futur héros national Jean Moulin – . Il demeura certes passif face à la guerre d’Espagne et à l’écrasement de la République espagnole en défendant la thèse de la non-intervention. Mais cela ne concernait qu’indirectement la politique face à Hitler.

Il ne faut pas oublier qu’en septembre 1938  la grande majorité de la société française est pacifiste et applaudit massivement aux Accords scélérats de Munich, comme elle n’avait rien dit lors de l’Anschluss et comme elle a laissé se faire dépecer la Tchécoslovaquie après Munich, un an avant le déclenchement du second conflit mondial, le 1er septembre 1939.

Le traumatisme de la Première guerre mondiale était tel dans la société française que celle-ci était fondamentalement hostile à la guerre, ontologiquement défaitiste et surtout égoïstement isolationniste. Certes la gauche d’alors était majoritairement acquise à cette posture, mais la droite française ne valait guère mieux. Soit que par anti-communisme, anti-soviétisme et anti-stalinisme elle disait ouvertement préférer "Hitler à Staline", soit que par lâcheté et pur intérêt elle considérait qu’il fallait mieux pactiser avec le diable que chercher à le combattre… Seuls quelques mouvements nationalistes authentiques (certains monarchistes par exemple parmi lesquels on trouvera le jeune Daniel Cordier qui partira très tôt, dès fin juin 1940 pour Londres - cf son autobiographie : "Alias Caracalla") diront très tôt leur hostilité aux menées expansionnistes de Hitler. Quant au PCF, en tant qu’organisation aux ordres de Staline, il opérera un de ces fameux retournements dont il avait le secret alors : lors de l’annonce du Pacte secret germano-soviétique, fin août 1939, il soutiendra Staline et l’invasion inique de la Pologne, contre les forces alliées. Ce qui vaudra à l’organisation communiste d’être interdite dès le début de la Seconde guerre mondiale et où seules quelques figures communistes authentiques se battront réellement contre les Allemands. On les retrouvera très tôt, contre les ordres de "l’Orga" dans la Résistance naissante, en juin-juillet 1940 : Charles Tillon, Gabriel Péri ou Marcel Servin.

Restent à gauche, les Trotskystes. Anti-staliniens par nécessité et par vocation, les "Trots" vont être des "Munichois" militants… Ils vont, pour certains, se ressaisir et rejoindre les rangs de la Résistance, mais trop nombreux seront ceux d’entre eux qui vont aller très loin dans la Collaboration, par anti-bolchevisme et du fait d’un pacifisme passif et assumé. C’est cette tradition, cette filiation, toujours prête à justifier ses errements idéologiques, atteinte d’une cécité historique et analytique congénitale, qui veut à tout prix croire que l’histoire n’est pas tragique, qui rêve de pactiser avec les dictateurs surtout s’ils sont hostiles aux démocrates libéraux… Plutôt Daech que Washington… Cette gauche-là, de Mélenchon (que Cécile Duflot a traité de "Déroulède" récemment… ce qui, pour une fois chez elle, est une appréciation juste) à Besancenot (je ne parle pas du tout du PCF qui relève d’une autre logique) est fondamentalement aveuglée par son anti-américanisme et tragiquement obsédée par son anti-sionisme fantasmé et prétexte, j’y reviendrai.

L'esprit munichois a mené à la défaite du fait d'une préparation à la guerre insuffisante. L'écrivain français Antoine Vitkine a pu parler de "tentation de la défaite". En quoi l'attitude de la gauche peut-elle avoir pour conséquence de laisser l'islamisme radical s'imposer en France?

Eddy Fougier : C'est vrai que sur ces sujets-là, on a été certainement un peu léger encore une fois pris dans une sorte d'aveuglement. Dès qu'il y a la moindre critique, on peut être taxé de xénophobie ou d'islamophobie et on a très souvent fait un amalgame inversé finalement. En effet, les djihadistes cherchent à faire un amalgame entre islam, islam radical et islam violent et en refusant de faire cet amalgame et en taisant la question, on a finalement abouti à l'inverse. Cela a conduit à faire en sorte que beaucoup de musulmans se radicalisent que des musulmans radicalisés passent à la violence. En ignorant le problème, on n'a pas nécessairement  cherché  à en résoudre les causes véritables qui viennent soit de la communauté musulmane soit de la société, soit des deux. Quoiqu'il en soit cet aveuglement a fait qu'on a laissé se développer un certain nombre d'éléments radicaux notamment en prison ou ailleurs.

Ces symptômes on les retrouve dans d'autres sujets. Lorsque j'ai étudié le débat sur les ZAD j'ai eu cette impression de grand renoncement sur le plan économique. J'étais même déjà tenté, à ce moment-là, de faire référence à l'Etrange défaite de Marc Bloch, qui évoquait cette période de l'histoire au tournant de la Seconde guerre mondiale, où toute une partie des élites a décroché. On retrouve cet esprit aujourd'hui dans l'idée collective que l'on a tout essayé pour reprendre la fameuse expression de Mitterrand en 1994. Ce constat est présent pour la croissance, le chômage mais aussi pour évoquer la progression de l'islamisme radical. Il y a une forme de défaitisme qui donne le sentiment général d'impuissance qui nourrit le sentiment de défiance d'une partie des Français vis-à-vis de leurs élites politiques. Et en ce qui concerne le développement de l'islam radical en France, c'est sûr que ce sentiment d'impuissance affiché n'aide pas à régler le problème.

Jean Petaux : J’ai bien insisté sur le fait qu’il ne faut parler que d’une certaine gauche ici. Celle que représente François Hollande (qui est en l’occurrence l’héritier direct de François Mitterrand) n’est absolument pas "tentée par la défaite". Vincent Nouzille a montré récemment dans son dernier livre que le président de la République actuel est celui qui de tous les présidents en exercice depuis le début de la Vème République a autorisé le plus grand nombre "d’actions homos" ("neutralisation active" de cibles humaines dûment demandées au chef de l’Etat par le chef de la DGSE, hors du territoire national). François Hollande est tout sauf "effarouché" … Et de ce point de vue-là il est tentant de comparer avec son prédécesseur immédiat : toujours prompt à "faire des moulinets" mais assez timoré dans l’exercice de ses prérogatives de pleine souveraineté.

En revanche, il est vrai qu’une autre partie de la gauche, adepte de la morale et des principes supérieurs se plait à morigéner le chef de l’Etat sur ses inqualifiables manquements aux règles de la justice. Dignes héritiers de Sartre (dont l’engagement dans les rangs de la Résistance fut nul et non avenu) ces grandes consciences intellectuelles françaises font surtout des phrases pour justifier leurs passages sur les plateaux télévisés. Pitoyable ?

"Il faut éviter la peur. Parce que chacun va assimiler son voisin à un djihadiste présupposé, chacun va assimiler toute une communauté à une menace." N'y a-t-il pas dans cette justification de Julien Dray un certain mépris de la gauche vis-à-vis des Français auxquels il faudrait cacher la vérité ? Le fait de dire qu'il ne faut pas utiliser cette expression n'est-elle pas une façon de prendre les Français pour des idiots et en l'occurrence dans ce cas pour de dangereux criminels en puissance incapables de résister à l'envie de brûler des mosquées?

Eddy Fougier : L'expression de Manuel Valls montrait du doigt le "bloc réactionnaire", Sarkozy et Le Pen pour aller vite, en expliquant justement qu'il fallait dépasser cette exploitation de la peur et du fait de monter les communautés les unes contre les autres. Donc la réaction de Julien Dray est assez paradoxale.

Depuis deux à trois décennies en France, il y a une sorte de syndrome de la peur collective. Quand Chirac ne fait plus de réforme à partir des grandes grèves de 1995 parce qu'il a peur que la rue s'embrase. Quand Sarkozy dit, selon les dires de Jacques Attali, qu'il avait peur que sa tête soit au bout d'une pique s'il faisait un certain nombre de réformes drastiques. On le voit bien aussi dans les hésitations du quinquennat Hollande. On sent bien que les différents dirigeants, depuis une vingtaine d'années, ont la peur au ventre, donc on rentre dans une sorte de peur avec deux stratégies différentes qui ne mènent nulle part : soit on va exploiter politiquement ces peurs au risque de créer plus de problèmes que d'en résoudre soit on va simplement nier le problème. Concrètement, certains vont exploiter le rejet croissant de l'islam et de la communauté musulmane aux yeux de certains Français et d'autres vont nier les problèmes d'intégration, de montée du radicalisme et d'une guerre de civilisation. Donc dans un sens comme dans un autre, on ne résout pas les problèmes, on ne fait que les aggraver. Après, je pense qu'on ne peut pas dire toutes les vérités au Français. Il faut se méfier du tout transparent. Si demain on apprend le nombre d'attentats déjoués en France, cela pourrait sans doute accroitre les peurs.    

Par contre, dans le choix de ne pas évoquer devant les Français l'expression de guerre de civilisation, il y a, si ce n'est une façon de prendre les Français pour des idiots, tout du moins une forme de paternalisme de la part des dirigeants. Il y a là, l'idée que devant le peuple il ne faut pas utiliser certains termes parce qu'ils peuvent être mal interprétés ou mal compris. Je pense que dans un certain nombre d'élites, on sous-estime et la culture et la capacité des Français à s'informer. Il ne faut certes, pas surestimer leur capacité à maitriser des sujets techniques. Mais  considérer qu'ils vont se méprendre ou réagir comme d'affreux racistes en méprisant leurs voisins dans une logique instinctive est excessif. Et là-dessus l'exemple de la réaction de Julien Dray est symptomatique.

Jean Petaux : Au risque de vous surprendre je dirai que Julien Dray n’a pas tort quand il dit qu’il faut éviter tout amalgame et "empêcher d’assimiler toute une communauté à une menace". Succomber à cela serait totalement inefficace du point de vue de la lutte contre le djihadisme ou le salafisme parce que cette attitude n’éradiquerait en rien les "foyers" de guérilla. Dresser la majorité de la société française contre les 8 ou 9 millions de Musulmans résidents en France serait faire totalement le jeu des leaders de Daech ou d’Al-Qaida. Que cherchent les manipulateurs qui se réclament de ces organisations ? Essentiellement à partir de "micro-faits" (spectaculaires, violents, médiatisés, à haute charge symbolique) enclencher un processus qui provoquerait une réaction en chaine de type "actions-réactions" et qui verraient se mobiliser non plus un maximum de 4.000 activistes (chiffre sans doute sur-évalué) mais, bien au-delà, des dizaines de milliers d’individus qui s’estimeraient menacés par une répression aveugle et imbécile les frappant aveuglément non pas pour ce qu’ils auraient fait, font ou pourraient faire mais pour ce qu’ils sont tout simplement.

Il ne faut pas non plus cacher la vérité aux Français. Oui il y a bien une menace. Cette menace est diffuse, quantitativement infinitésimale mais qualitativement supérieure. Potentiellement dangereuse et meurtrière. Pour autant la France n’a rien connu encore d’une attaque violente et massive. Au plus fort des attentats, il n’y a jamais eu plus 20 morts (le plus grand nombre étant la séquence de janvier 2015). Les Espagnols et les Britanniques ont déjà connu bien pire (Madrid, 11 mars 2004, près de 200 morts ou Londres 7 juillet 2005, 56 morts) sans parler des victimes du 11 septembre 2001 dont le nombre est estimé à près de 3000 morts). En France, nous n’avons rien connu de tout cela. Il est évident que cela se produira un jour. Quelle sera la réaction de la société française alors ? Il n’est pas dit que dans sa totalité elle cherchera à se venger. Tout au contraire. Il n’est pas écrit non plus que certains "activistes" (des "Contras" en quelque sorte) mus par une idéologie déjà fortement anti-Arabes ou anti-Musulmans ne chercheront pas à se venger directement et eux-mêmes. Comme, en 1961, l’OAS a répondu par une terreur aveugle et meurtrière aux attentats du FLN mais surtout à ce que les tenants de l’Algérie française ont nommé la "politique d’abandon de de Gaulle".

C’est cela le cycle le plus dangereux qu’il faut craindre et ce qui doit amener les autorités politiques, quelles qu’elles soient, à ne pas dire n’importe quoi…

La gauche a tendance à cacher les raisons véritables des violences derrière le voile de la misère et de la précarité sociale. En quoi utiliser cette grille de lecture n'est pas suffisante pour décrire les menaces terroristes qui pèsent actuellement sur le territoire?

Eddy Fougier : Cela fait partie de cet aveuglement idéologique qui a notamment couté très cher à Lionel Jospin. Rappelez-vous, lorsqu'il s'est présenté à l'élection présidentielle, il estimait que l'amélioration de la situation économique et de l'emploi, qui était réelle à l'époque, suffisait à résoudre les questions de sécurité.Cette idée typiquement progressiste consiste à dire que la violence est le résultat d'un problème de pauvreté et de mauvaise insertion sociale. Or, Lionel Jospin a payer très cher en n'étant pas qualifié pour le second tour en 2002 paradoxalement parce que et le sentiment d'insécurité et les chiffres étaient assez négatifs à l'époque. Si depuis, une partie de la gauche a évolué, à l'image de Manuel Valls, mais on reste encore trop largement dans cette grille de lecture erronée. Cela s'explique par une trop grande pesanteur idéologique par rapport à la pauvreté, aux banlieues et à l'intégration pour arriver à voir de manière claire et lucide la situation.    

Jean Petaux : Je suis surpris et inquiet par le manque de connaissance de ce qui s’organise sur notre territoire. Gilles Kepel, sans doute l’un des dix meilleurs spécialistes de l’Islam en France et en Europe, disait récemment que les études et les recherches sur les différents courants qui fracturent les Musulmans français sont littéralement en ruines et en miettes. Il faut sortir de l’angélisme ici. Cesser de considérer que seule la variable sociale est mono-causale du délire qui frappe des dizaines de jeunes musulmans sur  notre territoire. Il faut essayer de comprendre les ressorts des engagements, de démêler les liens psychologiques, sociaux, économiques, politiques, sexuels qui tissent tous les réseaux dormants à même de se réveiller. Et voir en quoi la religion sert de prétexte à tout cela. Il faut s’intéresser aussi aux "néo-convertis". Là encore il faut revenir à des formes extrêmement précises de maillage du territoire pour faire remonter et traiter des informations "humaines". La grande erreur a été de "casser" les Renseignements généraux, pas seulement en faisant passer une partie de ce service du "côté obscur de la force" (la DCRI devenue DGSI) comme le disent eux-mêmes les anciens agents des RG mais surtout en leur enlevant, il y a près de 20 ans (du temps de feu Charles Pasqua qui vient de disparaître) toute compétence en matière d’analyse politique et… électorale (aussi étrange que cela puisse paraître). Il faut aussi renforcer la capacité de renseignement des forces de gendarmerie en zones rurales, lieux idéaux pour se "planquer" et constituer des "bases arrières" à l’écart de toute surveillance.

La gauche n’est pas seule responsable ici. La droite n’a pas fait beaucoup mieux, avec d’autres logiques, d’autres arguments… Elle a abouti aux mêmes résultats : un appareil policier de surveillance et de contrôle assez démuni, trop technologisé alors qu’il aurait fallu pratiquer l’infiltration et former de nombreux jeunes inspecteurs au cœur de ces formes de radicalisations dangereuses. Dernier "trou dans la raquette" d’autant plus grave qu’il aurait pu être évité  : la faiblesse endémique du renseignement en milieu carcéral alors qu’il faudrait réellement renforcer ce travail de recherche de renseignements dans les prisons. Il y a là un terreau très favorable aux mécanismes de recrutements et de prosélytisme qui devrait être bien plus surveillé, contrôlé et traité.

"Islamo-fascisme", "nation", "guerre de civilisation"… On peut avoir le sentiment qu’une partie de la gauche fasse littéralement un blocage sur certains concepts idéologiques. Quelles en seraient les raisons selon vous ?

Jean Petaux : Il y a certainement plusieurs explications à ce constat somme toute assez juste. La première me semble tenir à ce que je nommerais un "interdit fondateur" dans une partie des rangs de la gauche. Les mots ou expressions que vous citez dans votre question seraient, en quelque sorte, des mots-tabous pour une partie des militants de gauche. Autre exemple : se dire "antisémite" est impensable pour toute une partie des militants de gauche (c’est même désormais, de par la loi, un délit : le mot est donc banni du vocabulaire). Mais, pour autant, nombre de militants de gauche sont, de facto, antisémites. Alors ils utilisent un autre mot, pratique, cache-sexe en fait de l’antisémitisme : antisionisme. Le mot est autorisé, légalement et "idéologiquement positif" (quand on se dit "de gauche") autrement dit le tabou est levé. Le mot "nation" par exemple est assimilé, par une partie des militants qui se positionnent à gauche comme un terme de droite : "nationalisme", "national-socialisme"… C’est donc un mot là encore tabou… Imprononçable. Mais heureusement il y a l’Europe… Elle "tombe" à point nommé celle-là. On peut, aujourd’hui, s’afficher pour les "nations en Europe", soutenir Tsipras,  et ne pas être immédiatement assimilé à un dangereux réactionnaire fascisant… "Islamo-fascisme" est encore un syntagme qui semble interdit dans le vocabulaire de la gauche de la gauche au motif qu’il ne faut pas confondre "islam" et "fascisme". Ce sont les mêmes qui n’hésiteront pas une seconde d’ailleurs à comparer le gouvernement légal et démocrate d’Israël à celui de Hitler et qui parleront sans barguigner du "nazi Nétanyahou".

La seconde raison qui explique à mes yeux les blocages idéologiques qui viendraient tétaniser une gauche en mal de grands récits et de mythes révolutionnaires tient bien plus au comportement des groupes militants en général, aussi bien à droite qu’à gauche. L’idéologie fonctionne littéralement comme un "carburant" qui permet à des groupes et à des individus (encore une fois toutes pensées politiques confondues) d’agir, de combattre, d’affronter les groupes adverses, de se mobiliser, de s’engager et de souffrir aussi. Toute idéologie pour durer, pour infuser en quelque sorte, doit produire ses propres interdits. Elle doit se doter de codes qui vont stigmatiser l’emploi de tels ou tels termes, qui vont les désigner comme des "mots inacceptables", des "mots pêchés" en somme. Les prononcer, les faire sien, ce serait commettre une transgression inacceptable. Celui qui ferait cela s’exposerait au jugement de ses camarades, de ses compagnons. La sentence tomberait alors immédiatement : déviance, déviationnisme. Conséquence tout aussi immédiate : soit l’autocritique, l’amende honorable, la promesse de ne plus prononcer tel ou tel "gros mot" interdit ou alors l’exclusion, la condamnation maximale : l’ostracisation. La peine ultime : être "sorti du milieu de son peuple".

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