La dictature la plus brutale au monde n’émeut étrangement jamais personne<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Erythrée est la pire dictature du monde.
L'Erythrée est la pire dictature du monde.
©Reuters

Aveuglement

L’Erythrée est un pays dont on parle peu, si ce n'est lorsqu'une partie de sa population le fuit pour venir se réfugier en France. Un rapport de l'ONU a pourtant fait état de la dictature féroce qui y sévit, sans provoquer la moindre réaction de la part de la communauté internationale.

Jean-Baptiste  Jeangène Vilmer

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est docteur en science politique et en philosophie et juriste, chargé de mission au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont Érythrée, un naufrage totalitaire et Erythrée, entre splendeur et isolement. Il s’exprime ici en son nom propre et ses propos n’engagent aucunement le ministère des Affaires étrangères.

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Atlantico : L'ONU a rendu un rapport, lundi dernier, au sujet de la situation en Erythrée. Celui-ci insiste sur l'extrême violence de la dictature du président Issayas Afewerki. Comment expliquer qu'un tel rapport ne suscite aucune réaction ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Il y a un problème général qui est ce que le pape François a appelé "la mondialisation de l’indifférence". Grâce aux médias de masse et aux réseaux sociaux, nous sommes inondés en permanence de catastrophes. Cela génère une sorte de banalisation, voire de saturation, qui peut créer de l’indifférence.

C’est a fortiori vrai des problèmes africains : plusieurs recherches montrent qu’une catastrophe ayant lieu sur le continent africain a besoin de faire beaucoup plus de victimes pour être autant couverte par les médias que la même catastrophe ayant lieu ailleurs. Et, pour les médias français, c’est encore plus vrai de l’Afrique de l’Est, qui est en général un angle mort.

J’observe, en passant, qu’il a fallu expulser des Erythréens à La Chapelle, au plein cœur de Paris, pour que les médias s’intéressent enfin au drame érythréen, qui n’est pourtant pas nouveau. Il y a eu d’autres rapports onusiens avant celui-ci, et même des sanctions du Conseil de sécurité (2009, 2011).

L’Érythrée est indépendante depuis 1993, date à laquelle l'actuel président est entré en fonction. Dès lors, le régime a-t-il toujours été dictatorial ? La situation a-t-elle empiré ? 

D’abord, le régime est plus que dictatorial : il est totalitaire. Ensuite, et contrairement à ce qu’on entend souvent, il n’est pas devenu totalitaire récemment, avec la grande purge de 2001. Il a accéléré sa mue cette année-là, supprimant tous les médias indépendants et les opposants politiques, mais les germes du totalitarisme étaient présents dès le début de la lutte révolutionnaire. Dans les années 1970 et 1980, Issayas était déjà à la tête d’un parti secret, il a progressivement supprimé tous ses rivaux, il a mis en place un encadrement strict des populations, une approche monastique contrôlant jusqu’à leur alimentation et leurs rapports sexuels, il pratiquait des purges et des rafles, etc. Tout cela n’est pas nouveau.

La situation a clairement empiré depuis 2001, suite à la guerre avec l’Ethiopie (1998-2000) qui en réactivant la menace existentielle éthiopienne a fourni au régime l’excuse dont il avait besoin pour poursuivre sa mue totalitaire. Et la situation a encore empiré récemment car, depuis quelques années, le régime sent qu’il est en train de perdre le contrôle. La fuite hémorragique de 5.000 à 10.000 jeunes par mois (le chiffre onusien de 5.000 est en réalité une estimation basse car il ne compte que ceux qui s’inscrivent dans les camps de réfugiés soudanais et éthiopiens) l’affaiblit considérablement et va précipiter sa chute. C’est pourquoi nous parlons d’un "naufrage" totalitaire.

Comment peut-on expliquer qu'une dictature aussi sanglante ne semble intéresser personne alors que la dictature Nord Coréenne est très médiatisée ?  

D’abord, l’importance stratégique n’est pas la même : la Corée du Nord est une puissance nucléaire ayant trois des plus importantes économies du monde à portée de missile (Chine, Japon, Corée du Sud), et qui fait face à des dizaines de milliers de soldats américains dans une région hautement volatile.

Ensuite, il n’y a pas en Erythrée de culte de la personnalité, alors que c’est ce qui plaît surtout aux médias occidentaux. Il y a un culte de la lutte révolutionnaire, des valeurs du parti, mais pas de la personne d’Issayas Afeworki.

L’Etat ayant par ailleurs moins de ressources, il y a moins d’images spectaculaires de défilés, et d’autres manifestations graphiques du totalitarisme. Le totalitarisme érythréen est moins photogénique, mais il n’est pas moins réel. Les mêmes violations systématiques et à grande échelle sont commises de part et d’autre : il suffit de comparer les derniers rapports onusiens pour s’en rendre compte.

Face aux disparitions, assassinats, emprisonnements sans procès etc., la communauté internationale semble rester de marbre. Il y a peu les politiques migratoires européennes à l'intention des Erythréens se sont durcies, en contre-partie l'Union européenne promet de verser une importante somme afin de venir en aide à la population. Que sait-on sur les détails de cette proposition ? Y-a-t-il des associations humanitaires sur places pour lesquelles l'argent serait bénéfique ? A contrario est-il concevable que l'argent aille directement au gouvernement ?

Les politiques migratoires de l’UE envers les Erythréens ne se sont pas durcies. Elles restent au contraire parmi les plus généreuses au monde en termes d’attribution de l’asile vu ce que les Erythréens fuient.

On dit, en effet, que le 11e Fonds européen pour le développement (FED) prévoirait une enveloppe importante pour l’Erythrée. Entre 2008 et aujourd’hui, l’UE a apporté 53,7 millions d’euros d’aides, principalement destinés à l’agriculture et à la sécurité alimentaire. Vu la situation sur place (malnutrition, parfois famines), il est difficile d’en contester le bénéfice. Pour le futur, rien n’est encore décidé, donc il faut rester prudent. Avec le rapport de l’ONU et l’intérêt dont les médias font enfin preuve pour ce pays, toute proposition d’évolution de l’aide à la hausse pourrait susciter la controverse et être finalement bloquée.

Il n’y a sur place aucune ONG étrangère mais l’UNICEF – qui est une agence onusienne – y a des programmes. Si l’aide européenne passe par des agences onusiennes, par exemple, et permet de soulager une population qui souffre, elle est légitime.

Mais si l’UE ou certains Etats européens pensent enrayer le flot de réfugiés en donnant de l’argent au gouvernement érythréen ou même par le dialogue politique, ils se trompent : on n’obtiendra probablement rien d’Issayas qui a l’habitude de faire des promesses (comme celle d’une nouvelle Constitution alors que la précédente, qui date de 1997, n’est jamais entrée en vigueur). Les Erythréens fuient en premier lieu le service national à durée indéterminée, et l’oppression quotidienne. La seule manière de réduire cette hémorragie qui saigne le pays est de démobiliser et de développer le secteur privé pour absorber des centaines de milliers de jeunes dans un marché de l’emploi pour l’instant inexistant. La communauté internationale devrait se concentrer sur cet objectif.

Paradoxe non négligeable, l'Erythrée demeure un pays touristique. Celui-ci est-il réellement ouvert aux touristes ? Comment voyager dans un pays aussi surveillé que l'Erythrée ? 

Il est possible d’aller en Erythrée en tant que touriste – c’est d’ailleurs ainsi que Franck et moi y sommes allés – mais je ne dirais pas qu’il s’agit d’un pays "touristique". Il y a quelques dizaines de milliers de touristes par an, essentiellement des Soudanais qui viennent en voyage de noces ou pour les bars d’Asmara. Il existe aussi un tourisme de niche : quelques centaines d’Occidentaux viennent voir les trains à vapeur des années 1930 de la ligne Asmara-Nefasit.

Les visas sont accordés ou refusés arbitrairement. Sur place, le tourisme est organisé et très encadré : il faut constituer un groupe, être accompagné en permanence, avoir un itinéraire détaillé, et demander des permis pour chaque destination. Il faut aussi des autorisations pour entrer dans certains bâtiments et les photographier, et il est interdit de monter sur les toits. Chaque touriste est un espion potentiel, et traité comme tel : la suspicion et la délation de la population, qui a peur, sont omniprésentes. Nous avons pu sortir des sentiers battus pour aller près de la frontière éthiopienne ou dans la péninsule de Buri, par exemple, et prendre des photos à caractère politique (ministère, conscription, rationnement, prisons), mais ce n’était pas simple.

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