Sanctions européennes contre "listes noires" russes : l’inévitable escalade<!-- --> | Atlantico.fr
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Bruno Le Roux figure sur la "liste noire" de Vladimir Poutine.
Bruno Le Roux figure sur la "liste noire" de Vladimir Poutine.
©Reuters

Remous diplomatiques

89 intellectuels et responsables politiques figurent sur une "liste noire" établie par Vladimir Poutine, leur interdisant de fait d'entrer en Russie. Plusieurs Français y figurent, dont Bernard-Henri Lévy ou Bruno Le Roux. Une démarche en passe de créer de violents incidents diplomatiques.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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C’est désormais un fait établi : la Russie a pris la décision de constituer une liste de 89 personnalités européennes frappées d’interdiction d’entrée du territoire national fédéral. Cette décision n’a été connue que de façon indirecte, par des sources diplomatiques européennes, auxquelles la liste avait été communiquée jeudi 28 mai 2015. Aucun texte n’ayant été publié pour le moment, ce document visant des ressortissants de l’Union européenne a rapidement été surnommée « la liste noire de Poutine », la réputation du président russe en Occident et les déclarations indignées de Martin Schulz aidant.

Si les indices sur l’existence de ce document se confirment, ils corroboreront l’idée d’un retour au rapport de force après la signature des accords dit « Minsk 2 » le 11 février 2015. Cette liste – ou plutôt les informations sur elles – laissent penser qu’il s’agit d’une réplique aux sanctions du même type infligées à 150 ressortissants de la Fédération de Russie en plusieurs vagues à partir de l’annexion de la Crimée en mars 2014. Qu’il s’agisse d’une fuite politique savamment orchestrée par les autorités russes ou d’une mesure à portée bureaucratique (éviter aux personnalités en question d’être refoulées à l’aéroport au cas par cas), la décision russe est-elle hors des us et des règles des relations internationales ?

Si elle est résolument agressive à un moment où l’apaisement semblerait de rigueur, elle est fondée en droit international, l’autorisation d’accès sur le territoire national étant une prérogative régalienne de l’Etat concerné. La mythologie toute tsariste et soviétique des « listes noires » renforce l’hostilité de la démarche. Mais elle répond à un contexte de défiance et illustre une volonté de prolonger le rapport de force.

Quelle est la signification géopolitique de cette liste encore officieuse ? Que laisse-t-elle augurer concernant les sanctions générales et publiques ? Et quelle dynamique est-elle susceptible d’enclencher entre Union européenne et Russie ?

Sanctions générales et sanctions nominatives : deux conceptions de l’action internationale

Ce nouvel épisode pose la question  de la nature, de la portée et de l’efficacité des sanctions mutuelles que s’infligent Bruxelles et Moscou depuis maintenant deux ans. Mais elle soulève également une interrogation spécifique sur les sanctions individuelles et nominatives.

Quand deux Etats – ou deux ensembles d’Etats - s’infligent des sanctions impersonnelles et générales (embargo, fermeture de frontières, saisies d’avoir publics, etc.), ils mettent en œuvre des instruments agressifs mais ordinaires des relations internationales : le présupposé est que le rapport de force général entre Etats peut conduire l’un des deux partis à se plier à la volonté de l’autre parti. C’est la philosophie générale des relations internationales développées par Clausewitz où la guerre comme l’action diplomatique mettent en jeu la confrontation de deux forces égales en dignité : les souverainetés nationales. Les modes de résolutions des conflits – sanctions, guerre, négociations – ne sont que des méthodes de composition des souverainetés.

Lorsqu’ils recourent à des sanctions nominatives, les Etats en tension, en différend ou en conflit appuient leurs actions sur des présupposés sensiblement différents – même s’ils peuvent être complémentaires : cibler des individus, c’est leur accorder un poids essentiel dans les décisions prises, par leur Etat, dans la sphère internationale. Les sanctionner, c’est donc chercher à faire plier des volontés individuelles et à déterminer la souveraineté nationale par le biais de décisions, de craintes, d’embarras et de limitations individualisées.

La Russie vue de Bruxelles : un empire sur le retour

En l’espèce, les mesures ciblées contre des responsables politiques, militaires et économiques russes, répondent à la volonté de l’Union européenne de stigmatiser les responsabilités dans l’entourage de la présidence russe et dans l’appareil militaire. L’Union reprend la vieille idée, familière aux lecteurs des Somnambules de Clark, aux analystes de La tragédie soviétique de Martin Malia et aux disciples d’Hélène Carrère d’Encausse, selon laquelle la Russie (puis l’URSS) est conduite aux crises par une élite expansionniste et militariste. Ce point est d’ailleurs partagé par la biographie intellectuelle Dans la peau de Vladimir Poutine de Michel Eltchaninoff dans la période récente.

Le recours à des sanctions nominatives engage toute une analyse du régime russe, de sa dynamique de décision, de l’action extérieure de la Russie et du déclenchement de la crise ukrainienne : le régime russe serait conduit par des personnalités en nombre limité ; la dynamique de décision serait concentrée autour de quelques lieux de pouvoirs (Douma, Kremlin, Etat-major) ; la politique étrangère serait guidée par le souci de rétablir un dominium impérial ; enfin, la crise ukrainienne serait due à une décision très individualisée de ne pas laisser un des lambeaux de l’empire passer à l’OTAN . Concentration du pouvoir, faible pluralisme des élites russes, expansionnisme revanchard, tels sont les ressorts du choix européen des sanctions nominatives en complément des sanctions sectorielles.

L’Europe vue de Moscou : une puissance doctrinaire

Réciproquement, les autorités russes, en adoptant des mesures individuelles développent une certaine conception de l’Union européenne, de son attitude géopolitique et de ses décisions. Certes, elles usent de l’arme de la symétrie et de la réciprocité – ce qui est ordinaire en matière de relations internationale régies par une horizontalité de principe. Mais elles tendent également à l’Europe un miroir qu’elle aurait tort de néglige.

Vue de Moscou, l’Union européenne est dirigée, dans le cas de la crise ukrainienne, par des responsables parlementaires issus du nord et de l’est de l’Europe, structurellement et historiquement hostiles à la Russie ; vue de Moscou, l’Europe est excitée contre la Russie par quelques intellectuels droit-de-l’hommistes (Bernard Henri-Levy, Daniel Cohn-Bendit) dont la russophobie est officiellle car illustrée à Maidan ; vue de Moscou, l’Europe a un rapport idéologique à la Russie.

Ce qui sépare Bruxelles et Moscou, en l’espèce, c’est aussi une incompréhension mutuelle sur les élites politiques respectives des deux ensembles géopolitiques.

Les limites des sanctions : à quand un « reset » russo-européen ?

Cette controverse sur les sanctions et la dynamique de rétorsions symétriques qu’elle engage (restriction d’accès au Parlement européen de la délégation russe, etc.) laissent présager une reprise des tensions entre l’Union européenne et la Fédération de Russie.

En effet, à mesure que le temps passe, les sanctions sectorielles seront de moins en moins sensibles : en 2015, l’économie russe encaisse la contraction du PIB annoncée et table sur une remontée des cours des hydrocarbures ainsi que sur la conclusion d’alliance de revers en Asie pour se redresser en 2016. Les sanctions nominatives seront donc de plus en plus utilisées, et le débat se cantonnera de plus en plus aux symboles politiques. Les débats européens de fin juin 2015 sur les sanctions auront d’autant plus de chance de s’envenimer que l’été pourrait marquer le retour des combats, les autorités de Kiev étant placées en retrait militaire.

Au début de son premier mandat, en 2008, le président des Etats-Unis, Barak Obama, avait appelé de ses vœux un reset – ou retour à la case départ - des relations entre Etats-Unis et Fédération de Russie. Les tensions s’étaient en effet multipliées durant les années 1990 et 2000 : les deux guerres de Tchétchénie, les révolutions de couleur ou encore les guerres en Afghanistan et en Irak avait considérablement dégradé les relations entre Moscou et Washington.

Le reset russo-américain n’a pas eu lieu, sans doute faute d’intérêt stratégique pour les deux partenaires en cause. Le reset russo-européen, lui, devient de plus en plus nécessaire à mesure que les partenaires continentaux s’enfoncent dans une acrimonie mutuelle et stérile où les moyens de pression symbolique et irritant l’emportent sur les négociations substantielles et la composition des intérêts souverains. 

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