Budget de l’État : pourquoi la charge de la Cour des comptes contre le gouvernement est nettement plus sévère que ce que les médias en ont retenu<!-- --> | Atlantico.fr
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La Cour des comptes vient de mettre fin à l'enthousiasme du gouvernement sur la maîtrise des dépenses.
La Cour des comptes vient de mettre fin à l'enthousiasme du gouvernement sur la maîtrise des dépenses.
©Reuters

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La Cour des comptes vient de mettre, de manière assez vigoureuse, fin à l'enthousiasme du gouvernement sur la maîtrise des dépenses. Et pour cause : le déficit budgétaire de l’État s’accroît de 10,7 milliards d'euros par rapport à 2013. Le gouvernement conteste ces analyses, justifiant un projet de réduction "très ambitieux".

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Jean-Yves Archer

Jean-Yves Archer

Jean-Yves ARCHER est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA

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  • La Cour des Comptes souligne que le déficit budgétaire s'est accru de 10,7 milliards par rapport à 2013. 
  • L'année 2014 a été moribonde : grande faiblesse de la croissance, progression du chômage et de la précarité sociale. Ces éléments exceptionnels contribuent à un manque à gagner crucial, et contribue à accentuer le déficit budgétaire. 
  • Les travaux minutieux de la Cour des Comptes douchent l'enthousiasme du gouvernement, qui affichait un certain optimisme. Le gouvernement conteste ces analyses, justifiant un projet de réduction "très ambitieux".

Atlantico : La Cour des Comptes épingle le gouvernement sur la gestion des déficits, quand ce dernier se félicitait d'une dépense "remarquablement maîtrisée". Comment la Cour arrive-t-elle à l'écart de 10 milliards d'euros ? De quelle nature est ce déficit, et sur quels postes se porte-t-il ?

Jean-Yves Archer : En fait, la situation n'est pas brillante (85,56 mds de déficit en 2014) mais mérite une explication. Le déficit budgétaire validé par la Cour des comptes est de 10,7 mds supérieur à celui de 2013 (74,9 mds). Il y a donc détérioration mais la rectitude conduit à rappeler que le déficit prévisionnel prévu pour 2014 par le Gouvernement (Projet de Loi de finances) était de 82 mds.

En clair, il y a dérapage observé de près de 11 mds mais de 4 mds par rapport au prévisionnel. Chacun y trouvera matière à jugement politique mais il me semble que le sujet est ailleurs : notre pays a dérapé, en une année, de plus de 85 mds ce qui place la barre bien au-dessus des fameux 50 mds de réduction "programmée" des dépenses publiques sur la période 2015-2017. Avec plus du double (quarante milliards) de l'orthodoxie keynésienne, l'Etat déploie un effet d'éviction sur l'économie du secteur marchand.

Philippe Crevel : La Cour des Comptes publie chaque année un rapport sur les résultats de la gestion budgétaire. Il faut souligner que ce rapport tend à être publié plus tôt que dans le passé. Le contrôle est de plus en plus pointilleux et les remarques de la Cour sont de moins en moins exprimés en langage technico-diplomatico-administratif.

Pour l’exercice 2014, la Cour des Comptes a constaté que le déficit budgétaire  était supérieur, passé de 74,87 à 85,56 milliards d’euros.

Elle mentionne que le Gouvernement n’a pas réussi à respecter l’objectif qu’il s’était assigné en loi de finances initiale. En effet, une dérive de 2,99 milliards d’euros a été enregistrée. Néanmoins, il faut remarquer que par rapport à 2013, la dérive est plus modeste. En effet, l’année précédente entre la loi de finances initiale et la loi de règlement, un écart de 12 milliards d’euros avait été enregistré. Il n’en demeure pas moins que le déficit, en 2014, représente 39 % des recettes nettes de l’Etat. Il est également supérieur au montant des dépenses régaliennes de l’Etat.

La dérive du déficit a de multiples causes. Le Gouvernement ne peut pas affirmer qu’il n’est que le produit du deuxième programme d’investissements d’avenir ou des versements au mécanisme européen de stabilité (MES) venant en aide aux pays de la zone euro en difficulté. Les dépenses exceptionnelles n’expliquent que 7 des 10,7 milliards d’euros de dérives.

La Cour des Comptes démontre que la dérive n’est pas que conjoncturelle mais qu’elle le résultat d’une mauvaise gestion structurelle des finances publiques. Elle s’inquiète que le Gouvernement ne respecte pas la trajectoire pluriannuelle des finances publiques qui a été adoptée par le Parlement.

Quelles sont les causes de cet écart ? Relèvent-elles plus du contexte économique ou d'une mauvaise gestion du gouvernement ? 

Jean-Yves Archer : L'écart rapporté ci-dessus provient d'éléments exceptionnels (tel que la phase 2 du programme d'investissements d'avenir pour près de 5 mds) et de recettes fiscales inférieures aux prévisions du Gouvernement.

Sur 274,31 mds d'euros de recettes fiscales, le manque à gagner du à la crise et du au faible niveau de l'inflation est de (-9,7 mds) par rapport à 2013.

Le Gouvernement a fait preuve d'optimisme en préparant la Loi de finances pour 2014 et a sous-estimé l'ampleur du trou d'air affectant la croissance. Cela se voit désormais dans les comptes.

L'année 2014 a été celle de la grande faiblesse de la croissance et hélas de la progression du chômage et de la précarité sociale. Dans ces conditions, il était probablement plus avisé de corriger le tir dans le collectif budgétaire.

Philippe Crevel : Les deux ! Le Gouvernement de Jean-Marc Ayrault comme bien d’autres avant lui a fait preuve d’optimisme excessif. Il a retenu un taux de croissance plus élevé que ce qui était admis chez les économistes afin d’accroître fictivement les recettes fiscales et afin de réduire les dépenses. Les moins-values fiscales se sont élevées à 10 milliards d’euros. Le Gouvernement a construit son budget sur la base d’un taux de croissance de 0,9 % et d’une inflation de 1,3 %. Or, la croissance n’a été que de 0,4 % et l’inflation sur l’ensemble de l’année de 0,5 %. Le Gouvernement aurait du dès le début de l’été tenir compte des réalités économiques or, il a attendu la fin de l’année pour les intégrer dans la loi de finances rectificative. Cette latence a favorisé la dérive du déficit.

La Cour des Comptes souligne que le Gouvernement a eu de la chance car sans la diminution des taux d’intérêt qui a abouti à une réduction du service de la dette, il n’aurait pas réussi à stabiliser les dépenses de l’Etat. En outre pour respecter son objectif de maîtrise des dépenses, l’Etat a modifié son champ d’application en excluant certaines dépenses pour un montant de plus de 3 milliards d’euros.

La Cour des Comptes fait également remarquer que le Gouvernement a eu recours à des expédients budgétaires pour tenter de masquer la dérive des comptes. Il a multiplié les reports de crédits et les financements extra-budgétaires. La Cour des Comptes souligne enfin des sous-budgétisations et des irrégularités concernant en particulier le Ministère de la Défense.

En réponse à cette douche froide, le ministre des finances et le secrétaire d’Etat chargé du budget estime que la "maîtrise exceptionnelle des dépenses est largement sous-estimée". Ces échanges entre les deux entités sont-ils classiques ? Chacun est-il dans son rôle ? 

Jean-Yves Archer : Il ne me semble pas que les éléments exceptionnels aient été mal appréhendés par les travaux minutieux de la Cour des comptes. En revanche, j'observe – au bilan de l'Etat – que les provisions pour charges constituent un poste comptable qui passe de 105,508 mds en 2013 à 115,094 mds soit un écart – peu souligné ou médiatisé – de près de 10 mds.

D'autre part, il existe une comptabilité hors-bilan (qui regroupe les charges à payer dans l'avenir dont les légitimes retraites des fonctionnaires) que la Cour a auditée.

Et au paragraphe 123 : "L'efficacité du contrôle interne de certains engagements hors bilan, notamment ceux reçus par l'Etat, est insuffisante en raison des faiblesses relevées dans la mise en œuvre des procédures de recensement et d'évaluation."

Pour mémoire, le total du hors bilan s'élève à 3400 mds. Soit un endettement national total égal à 260% du PIB si on y ajoute loyalement la dette publique d'un peu plus de 2000 mds.

Pour prendre un exemple d'accroissement du hors bilan, il convient de remarquer qu'au sein "des engagements découlant de la mission de régulateur économique et social de l'Etat", les "aides au logement et la contribution de l'Etat au financement du FNAL" passent de 106 mds en 2012, 109 en 2013 et 164 mds en 2014 ce qui explique probablement pourquoi nous entendons, ici ou là, des propos sur la remise à plat de certaines aides au logement. Pour l'heure, la comptabilité traduit bien une dérive de 50 milliards d'euros ( Source : Annexes page 71 du rapport de la Cour des comptes / certification exercice 2014 ).

Philippe Crevel : La Cour des Comptes tance, le Gouvernement réfute et fait la sourde oreille. Il y a un jeu de rôle bien huilé. Que ce soit Didier Migaud ou avant lui Philippe Seguin, le Premier Président de la Cour des Comptes prend souvent l’habit du père fouettard. Depuis des années, la Cour considère que la trajectoire de la dette publique n’est pas soutenable ; depuis des années, elle réclame la mise en place de véritables outils de maîtrise budgétaire. Or, les gouvernements se suivent et se ressemblent. Ils s’assoient plus ou moins poliment sur les rapports.

Quelles conséquences politiques pour le gouvernement ce rapport peut-il avoir ? 

Jean-Yves Archer : Aucune, à court terme.

A plus long terme, si rien n'est fait pour améliorer les choses, les Français auront l'impression que certains recoins de l'activité étatique ressemblent à une comptabilité d'un food-truck tenu par des apprentis gestionnaires.

Philippe Crevel : La Cour des Comptes émet neuf recommandations de bon sens. Ainsi, elle demande au Gouvernement de rendre public les méthodes servant à l’élaboration des prévisions des hypothèses économiques servant de base à l’élaboration des lois de finances. Elle souhaite également qu’une évaluation exhaustive des dépenses fiscales (les fameuses niches) soit réalisée. Elle demande un élargissement du périmètre des normes de dépenses pour éviter les débudgétisations sauvages permettant de s’affranchir du cadre défini en loi de finances. Elle conseille également la réalisation de comptes consolidés… Dans son rapport 2014, elle souligne que ces recommandations ont déjà, à maintes reprises, exprimées. Aveu de faiblesse mais aussi incapacité de l’Etat à moderniser ses finances publiques.

Dans ce contexte, la situation des comptes publics peut-elle s'améliorer ? L'amélioration du contexte économique européen est-il en mesure de redresser la situation ? 

Jean-Yves Archer : Reprenons trois points (parmi des dizaines cités par la Cour des comptes)

Paragraphe 259 : "Au 31 décembre 2014, la Cour n'est cependant pas en mesure de se prononcer avec une assurance raisonnable sur l'évaluation d'une part significative du patrimoine financier de l'Etat" (qui s'élève à plus de 330 milliards d'euros).

Paragraphe 136 : "L'Agence des participations de l'Etat (APE) ne dispose pas encore d'un dispositif de contrôle interne documenté et structuré de son périmètre de gestion (65  mds d'euros fin 2014)"

Paragraphe 138 : "La gestion du processus des prêts accordés par l'Etat n'atteint pas un degré de fiabilisation suffisant".

Pour avoir vu le dévouement de certains fonctionnaires portant des responsabilités de comptable public, ce tableau en trois paragraphes est aussi navrant qu'urticant.

Mais, il nous montre qu'il y a de vraies marges de progrès à condition de se doter d'un contrôle interne tramé qui aide à détecter les approximations de gestion qui dépassent les clivages partisans.

Le PLF pour 2015 prévoit un déficit public de 4,3% qui a de bonnes chances d'être ramené à 4,1% principalement du fait que la croissance devrait atteindre 1,3%.

En revanche, par-delà l'alignement des planètes ( qui reste relatif : volatilité des taux et de la parité de l'euro ou des cours du pétrole ) on voit mal comment pourra être tenu l'objectif de 2,8% pour 2017 qui figure dans le PLF 2015.

Le décideur public ultime, lui-même ancien magistrat de la Cour des comptes a donc des choix de vigueur comptable à impulser. Tel est le dilemme stratégique, le reste n'est qu'exécution pour qui veut voir cesser ce coûteux feuilleton qui s'inscrit dans les rouages de nos Administrations davantage que dans les choix du Budget qui est pratiquement toujours aussi contraint qu'avant l'entrée en vigueur de la LOLF.

Philippe Crevel : François Hollande l’a rêvé tous les soirs et tous les matins, l’alignement des planètes est arrivé. Baisse du prix du pétrole, euro pas cher, reprise américaine, taux d’intérêt au plus bas…. Il y a une évidente bouffée d’air. Le problème, c’est que les planètes tournent et que l’alignement n’est pas éternel. La croissance en 2015 peut dépasser 1 % ce qui facilitera l’exécution budgétaire mais attention, ce n’est pas en mer belle que l’on peut admirer le talent du navigateur. En différant les réformes, en faisant comme si tout allait bien Madame la Marquise, nous risquons vite de déchanter. Après chaque crise, le déficit budgétaire français met plus de temps à se contracter. Au prochain coup de vente, nous risquons d’être au bord du gouffre. Le retour de la croissance peut devenir notre pire ennemi. Certains pourraient même reparler de l’existence d’une cagnotte fiscale comme au temps de Lionel Jospin. Or à l’époque, la cagnotte était virtuelle car la France n’était pas loin de là en excédent budgétaire. Le Premier Ministre était alors tombé dans le piège tendu par Jacques Chirac qui avait fait croire que le Gouvernement ne voulait pas redistribuer les fruits de la croissance. En 2015, ce n’est pas la cohabitation qui pourrait aboutir à une joute démagogique mais bien les élections de 2017. Afin de tenter de redorer son blason, le Président de la République pourrait être bien tenté de redistribuer l’argent qu’il n’a pas. C’est bien connu en France, l’intendance doit suivre. Je crains que nous en fassions encore l’amère expérience dans les prochains mois.

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