Pourquoi 10 ans après, le lent poison du "non" à l’Europe qu’on n’avait pas su entendre continue de se distiller<!-- --> | Atlantico.fr
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Des opposants à la Constitution européenne lors du referendum.
Des opposants à la Constitution européenne lors du referendum.
©Reuters

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Il y a dix ans, les Français votaient à près de 54% pour le "non" au traité établissant une constitution pour l'Europe, et ce malgré le soutien apporté au projet par les grands partis, tels que l'UMP ou le PS. Trois jours plus tard, c'était au tour des Néerlandais de rejeter le texte, scellant son sort. Mais les élites européennes ont refusé de tirer des leçons de cet échec.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Atlantico : Vendredi 29 mai prochain, le “non” au traité établissant une Constitution pour l’Europe aura dix ans. 55% des Français avaient alors voté contre. Quel type de message le peuple a-t-il alors adressé à l'Europe ?

Alain Wallon : Le message était aussi facile à lire (un "Non" majoritaire au projet d’une constitution pour l’Europe) que difficile à interpréter : que refusait, en fait, cette majorité de votants ? Leur avait-on demandé quelle Europe ils auraient souhaité construire pour les vingt, cinquante ans à venir ? Pouvaient-ils être tous en mesure de transmettre aux membres de la "constituante", par une voie démocratique et traçable, des propositions d’amendements au projet ? D’un côté, il y avait un schéma compliqué, un texte quasi illisible en l’absence d’outils de décryptage. Et de l’autre le dessin simplifié, parfois à l’extrême, d’une énorme cible dans laquelle même un tireur aveugle pouvait placer sa flèche. La campagne en faveur du "non" est ainsi devenue un "attrape-tout" qui a réussi à coaguler une addition de refus, plus ou moins canalisés autour de positionnements politiciens hexagonaux. Comment rater un éléphant dans un tunnel ? Le "carton" était quasi certain ! Il n’y a donc pas eu un message unique, mais une multitude de messages adressés à l’Union européenne. Mais que cette diversité de protestations fasse une majorité d’opposants au projet de constitution, c’était un message décisif et une demande incontournable de clarification : que faire désormais pour que les Européens se saisissent de leur Europe et en portent eux-mêmes le projet ?

Bruno Cautrès : Alors que la ratification par référendum du Traité de Maastricht le 20 septembre 1992 (par une courte majorité de 51.05% et avec une participation de 69.69%) avait manifesté en France un clivage entre deux visions antagonistes sur la question de la place de l’Etat nation (la souveraineté nationale versus l’intégration européenne), n’épargnant aucun parti politique, treize ans après, en 2005, c’est un message plus complexe que le peuple français avait adressé.Si dès 1992, c’est bien un clivage entre partisans et opposants à l’intégration européenne qui s’est affirmé dans l’opinion française, le référendum du 29 mai 2005 a accentué ce phénomène de recomposition idéologique en permettant aux électeurs d’exprimer plusieurs formes d’opinions sur l’Europe. Ainsi, le référendum de 2005, sur le TCE (Traité Constitutionnel Européen) a vu par exemple s’affirmer un "Non de gauche" : une partie des électeurs de gauche voulait exprimer qu’il était à la fois en faveur de l’Europe mais pas de "cette Europe-là". C’était alors moins le principe de l’intégration européenne que ses modalités et ses choix socio-économiques qui étaient ainsi contestés. A droite aussi cette fracture s’est manifesté mais davantage entre la droite parlementaire et le FN ; pour les  électeurs du "Non de droite" et plus encore du "Non d’extrême droite" c’était la question de l’identité nationale, du contrôle des frontières et de l’immigration qui étaient au cœur de leur contestation contre le Traité constitutionnel. Il faut également indiquer que le mot de "Constitution" avait, dans l’imaginaire politique français, une charge symbolique très forte, la "Constitution" étant pour nous le texte de loi suprême. Et il faut également remarquer que ce référendum avait lieu un an après le plus grand élargissement de l’histoire de l’UE, la faisant passer en 2004 de 15 à 25 membres. Le sentiment que l’Europe devenait nettement plus grande tout en voyant ses prérogatives renforcées a donc exacerbé les inquiétudes.  

Les dirigeants européens en ont-ils pris la mesure ? 

Alain Wallon : Cet échec a été un coup de semonce. Il a mis à jour, de façon flagrante, l’inadéquation des moyens actuels de médiation, d’organisation du débat politique, de transmission et de retour d’information entre les instances de direction nationales ou supranationales investies dans le système européen et les citoyens. La prise de conscience de ce manque patent a eu lieu, à Bruxelles comme dans les capitales européennes ; mais elle n’a donné lieu qu’à des modifications limitées à la partie supérieure – la "superstructure" - de ce système : c’est le "mini" Traité de Lisbonne et les réformes de fonctionnement qu’il a permis de mettre en place, évitant certes la paralysie de la machine institutionnelle après les nouveaux élargissements de l’Union mais ne répondant pas à la hauteur de l’enjeu : assurer l’adhésion des peuples, et pas seulement des structures, des appareils , au projet européen. C’est comme dans les inondations : la rivière déborde, envahit la maison, on sauve les meubles en les montant à l’étage, l’assurance remboursera le frigo… mais la maison restera en zone inondable ; on surveillera seulement les lézardes en espérant qu’elles ne s’agrandissent pas.

Bruno Cautrès : Pour les dirigeants européens, le vote négatif des français en 2005 fut un choc considérable. La crise institutionnelle qui s’en est suivie (puisque certains pays avaient ratifié la Constitution par référendum avant le vote des français, comme l’Espagne, ou par voie parlementaire ce qui avait été le modèle dominant en Europe) a mis beaucoup de temps à trouver ses solutions et certains évoquaient une "fin de l’Europe". La crise s’est résorbée, en partie, avec le Traité de Lisbonne et l’élection du nouveau président français, Nicolas Sarkozy, en 2007. Mais au-delà des discours sur le fait que dorénavant les peuples seraient davantage entendus et écoutés, on peut se demander si ce traité n’a pas l’allure du retour par la fenêtre de bien des aspects de la défunte Constitution européenne. Ce sentiment existe parmi plusieurs segments de la population française. 

L’année dernière, aux élections européennes, le Front national est arrivé en tête des suffrages en France, avec 24,95%. Dans les autres pays membres, on a vu une percée des partis anti-européens comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. Qu’est-ce que l’Europe a payé, et par ricochet les pays membres, en n’écoutant pas la défiance déjà exprimée il y a dix ans ?

Alain Wallon : Toutes ces nouvelles données sont à analyser sans trop simplifier. Syriza n’est pas un parti europhobe ou anti-européen : il représente une volonté majoritaire en Grèce de modifier les règles d’un jeu qui veut que les plus faibles payent toujours pour les plus forts. Si l’Europe parvient solidairement à aider la Grèce à sortir de l’ornière où près d’un demi-siècle de pouvoir oligarchique et de clientélisme effréné l’a plongé, les citoyens grecs auront une raison majeure d’investir leur confiance dans une telle Europe. Si au contraire, l’Europe les abandonne à leur sort, alors là, oui, nous verrons des forces de nature anti-européennes prendre le dessus et ouvrir une spirale dangereuse, en Grèce mais aussi au-delà. Le scénario est différent en Espagne mais là aussi les mouvements qui s’amorcent ne sont pas ceux, classiques du populisme caporaliste, de la recherche bornée de boucs émissaires mais plutôt la preuve que des secteurs croissants du peuple espagnol veulent dépasser un système politique lui aussi fermé et corrompu, et parvenu en bout de course. Finalement, ce n’est pas nouveau au regard de l’Histoire : les printemps des peuples commencent toujours par vouloir chasser l’hiver des oppressions ! Qu’ils réussissent à dépasser ce stade est une autre paire de manches…

Bruno Cautrès : Il faut tout d’abord expliquer à nos lecteurs que les élections européennes ne sont pas exactement comparables aux référendums sur l’Europe. Un référendum n’est pas une élection ; il porte sur une question ou sur un texte et le vote est binaire (oui/non), ce qui permet un choix plus simple pour les électeurs. Lors des élections européennes, l’enjeu est plus difficile à percevoir pour les électeurs, la place des députés européens parmi les différents niveaux d’élus (locaux, nationaux, européens) n’est pas simple à comprendre, le rôle du Parlement européen n’est pas non plus très facile à expliquer lors de la campagne électorale ; ces scrutins sont donc très exposés aux influences de facteurs de politique nationale ou des facteurs de contexte économique. Si cet aspect des élections européennes et clairement présent, on ne peut dans le même temps dire que les élections européennes ne servent pas aux électeurs à envoyer un message sur l’Europe. La montée de partis qui incarnent une contestation de gauche ou de droite des orientations de l’Europe ne date d’ailleurs pas de 2014 ; elle est également là dès les secondes élections européennes en 1984 (par exemple en France avec le FN). Elections européennes après élections européennes le phénomène a pris de l’ampleur : ainsi en 2004 ou en 2009, le parti anti-européen et souverainiste britannique UKIP réalisait 16 et 16.5% des voix au Royaume-Uni, avant, comme le FN en France, de remporter les élections européennes de 2014 (27.5% pour UKIP et près de 25% pour le FN, arrivés tous les deux en tête dans leur pays). On a donc vu progressivement et dans de nombreux pays s’affirmer une vague de contestations de l’Europe nourrie du sentiment d’un écart grandissant entre une intégration, notamment économique, toujours plus avancée et les peuples nationaux. La crise de la "Grande récession" depuis 2007/2008 a accru le sentiment d’un avenir incertain et difficile et la confiance dans l’Europe s’est littéralement effondrée dans de nombreux pays. Pour de nombreux européens, crise de confiance dans l’Europe et crise de confiance dans la politique nationale sont étroitement liées. 

Quelles ont été les erreurs majeures des dirigeants européens qui ont contribué à aggraver la situation ?

Alain Wallon : Une erreur les résume toutes : celle de croire qu’on peut se contenter de rafistoler, de modifier à la marge, en repoussant toujours le moment de passer à l’étape supérieure. Celle du bilan sans concession, de la redéfinition des objectifs, de la construction de l’union politique en actes et dans les traités qui graveront dans le marbre un dispositif mieux adapté au monde actuel et à celui qui nous attend d’ici la fin de ce siècle. L’abandon de souveraineté, contrairement à ce que veulent faire croire ceux qui en font le drapeau noir planté sur leur marmite politique, ne s’est jamais fait depuis le début de la construction européenne sans bénéfices supérieurs aux inconvénients du partage à plusieurs. Tous les Etats membres le savent, qui parce qu’il bénéficie du plus gros de la PAC, qui parce qu’il s’est reconstruit en grande partie après la chute du mur sur l’octroi des fonds structurels européens, qui parce qu’il s’est ouvert un grand marché de libre échange sans lequel il perdrait aujourd’hui 30% de ses échanges. La liste est aussi longue que celles des 28 Etats membres… Rafistoler, c’est aussi se contenter d’un budget européen minime dont on pense d’ailleurs moins user de l’effet de levier formidable qu’il peut représenter qu’à récupérer le maximum de la somme par laquelle on y a contribué. 

Bruno Cautrès : Avoir fait revoter les irlandais à deux reprises (en 2001 et 2002 sur le Traité de Nice ; en 2008 et 2009 sur le Traité de Lisbonne) a pu donner le sentiment que l’Europe était un jeu où l’on pouvait seulement répondre "oui"…. (mais il s’agissait d’une décision souveraine de l’Irlande). De même, certaines attitudes lors de la crise actuelle ont fait et continuent de faire débat : la question de la Grèce, le plan d'aide pour Chypre qui a semblé avoir comme contrepartie de mettre à contribution les déposants des banques. Ou encore, le fait de donner le sentiment que le Traité de Lisbonne c’était en fait le retour "en catimini" de la Constitution européenne. Ces différentes situations ont donné le sentiment d’une Europe voyant les problèmes de manière technocratique et sans légitimité populaire.

Mais cette question est plus complexe que cela ; la crise de la "Grande récession" depuis 2007/208 a également permis à l’Europe, malgré son attentisme de départ, de renforcer son rôle économique et de se manifester comme un acteur essentiel de la gestion de la crise. Les institutions transnationales (la Commission, la BCE) ont vu leur rôle de contrôle se renforcer et des progrès importants de l’intégration économique ont été réalisés ; ces progrès continuent néanmoins de poser la question de la légitimité de l’Europe qui donne parfois le sentiment de mettre des bonnes, et plus souvent des mauvaises, notes aux pays membres, d’imposer de l’extérieur des politiques (d’austérité) budgétaires. Mais là encore, il faut éviter les raccourcis faciles sur des questions éminemment complexes et éviter la tentation de l’Europe bouc-émissaire. 

Dix ans plus tard, est-ce rattrapable ?

Alain Wallon : Oui, cela est rattrapable, rien d’irrémédiable ne s’est commis. Deux tests en cours nous montreront si les 28 partenaires de l’Union et les institutions qu’ils y ont mis en place depuis sa fondation sont à même de "penser hors de la boîte" et de passer au cran supérieur : la résolution à court, moyen et plus long terme des problèmes posés par la Grèce au sein de l’Union monétaire et au sein de l’UE ; la capacité à trouver les moyens de réduire, voire mettre un terme, à la tragédie des migrants en Méditerranée, en comprenant que ne pas se hausser aujourd’hui à la hauteur de cet enjeu humain et politique serait s’interdire demain de répondre, autrement que de façon dérisoire et désastreuse, à la vague bien plus forte car planétaire des grandes migrations climatiques à venir. C’est cette conscience historique qui risque de faire défaut, étouffée sous les égoïsmes d’Etat, les petits calculs à courte vue dont l’électoralisme, notamment, est si coutumier. Mais la conscience politique grandit aussi dans l’épreuve, elle l’a prouvé maintes fois. L’optimisme de la volonté, à condition de s’appuyer sur une analyse rigoureuse des situations, voilà un autre grand bras de levier !

Bruno Cautrès : La particularité de l’expérience que nous avons de l’Europe et de son intégration est qu’il s’agit d’un processus et non d’une construction figée et finie. C’est un peu comme si nous avions vécu le lent processus de construction de nos Etats-nations. Comme processus, il est donc difficile d’en faire un bilan définitif ; l’histoire de l’Union européenne a montré un grande capacité de celle-ci à s’adapter, à dépasser ses crises ; certains ont même évoqué l’idée que la crise était un élément moteur de l’Europe car l’obligeant de trouver le chemin en le parcourant et en relevant des défis. On peut néanmoins dire que l’Union européenne n’est plus pour le moment perçue comme elle a pu l’être au moment de Maastricht ou de l’introduction de l’Euro. Pour que les européens (re)commencent à soutenir ce processus historique, il semble indispensable que les Etats membres expliquent en quoi l’Europe a permis d’importantes réalisations qui ont changé nos vies ; et que l’on accepte que ces réalisations peuvent elles-mêmes faire débat, que les moyens ou les finalités de ces réalisations doivent être faire l’objet de ces débats. Nous n’avons toujours pas bien trouvé, en Europe, les moyens pratiques de débattre de manière contradictoire et politique de l’Europe. En cela, la référendum de 2005 représente une intéressante contribution : il a accentué sur les dirigeants politiques la légitime pression des opinions et des citoyens même si rétrospectivement certains peuvent avoir le sentiment que l’on s’est "assis" sur leur vote de 2005. 

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