Réforme du collège : trois erreurs de politique éducative<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Le collège n'est pas le maillon faible du système éducatif.
Le collège n'est pas le maillon faible du système éducatif.
©Reuters

Au coin

Retour sur les trois erreurs majeures qui dictent une réforme scolaire garantissant la déscolarisation des élèves.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »

La rébellion transpartisanne soulevée par la réforme du collège est une heureuse surprise. Elle pourrait être salutaire en signant le retour dans le débat public de la politique éducative, laissée en déshérence depuis trop longtemps par les politiques. Lorsque l'opinion publique découvre, éberluée, des programmes absurdes rédigés dans un style ridicule, le fanatisme niveleur d'une réforme qui entend éradiquer des dispositifs qui réussissent et dont personne ne se plaint, le mépris pour les humanités classiques et le grotesque des innovations pédagogiques proposées (des "Enseignement pratiques interdisciplinaires" sur des thèmes tels que "Science et société" ou "Monde économique et professionnelle"... pour des enfants de 12 ans qui, pour certains, savent à peine lire et écrire), elle tombe des nues. Comment, est-on en droit de se demander, les politiques ont-ils pu valider de telles divagations bureaucratico-idéologiques ? En vérité, ni Najat Vallaud-Belkacem, ni le Président de la République ne se sont par le passé illustrés par la profondeur de leurs analyses en matière de politique éducative. Les grandes orientations qui sous-tendent la réforme correspondent à l'idéologie interne de la maison "Éducation nationale", une idéologie qui apparaît aujourd'hui obsolète, hors-sol,  en porte-à-faux avec le monde de la culture et les évolutions profondes de la société.

Le "conservatisme", à cet égard, n'est pas à chercher du côté des adversaires de la réforme, mais dans l'inspiration de celle-ci, qui s'ancre dans une conception du "collège moderne" héritée des années 70, en fin de cycle, et totalement inapte à résoudre les problèmes auxquels le système éducatif doit aujourd'hui faire face. Les querelles de "fact-checking" et les procès d'intention ne doivent pas détourner l'attention de l'essentiel : ce sont les grandes orientations de politique éducative qui sous-tendent la réforme qu'il faut mettre en question. Najat Vallaud-Belkacem et ses soutiens ne cessent de répéter partout les trois idées fausses à l'origine du monument de bêtise bureaucratique qui nous est proposé : le collège serait le "maillon faible" du système; l'enseignement à "deux vitesses" au collège favoriserait la reproduction sociale des élites; la meilleure manière de lutter contre l'échec scolaire et d'assurer la réussite de tous les élèves serait de bâtir au collège un lit de Procuste, au nom du slogan galvaudé de "l'excellence pour tous".

Une erreur de diagnostic : le collège n'est pas le maillon faible du système

En premier lieu, et c'est bien entendu la principale critique qu'on puisse lui adresser, la réforme est fondée sur un diagnostic erroné : contrairement à ce qu'ânonnent de manière pavlovienne nombre de politiques et de journalistes, le "maillon faible" du système scolaire n'est pas le collège, mais l'école primaire. Cette théorie du collège-maillon faible, comme on verra ci-après, est née avec le collège unique; elle perdurera assurément tant que celui-ci existera sous sa forme actuelle. Le problème du diagnostic, depuis une quinzaine d'années, ne saurait toutefois plus être dissocié des résultats obtenus par le système français aux tests internationaux – principalement l'enquête PISA, qui mesure et compare les performances scolaires des élèves à 15 ans dans l'ensemble des pays de l'OCDE. Comme on sait, la position du système français n'est guère brillante, du fait principalement de l'érosion du niveau des plus faibles dans les domaines fondamentaux de la maîtrise de la langue et des mathématiques. La question à poser est donc simple : comment expliquer  cette tendance à la dégradation du niveau des élèves français à 15 ans ? De deux choses l'une : ou bien les élèves arrivent au collège avec un niveau supérieur ou égal à ce qu'il était il y a quinze ou vingt ans, et c'est au collège qu'il faut imputer cette détérioration des résultats (ce qui justifierait la réforme) ; ou bien, à l'inverse, c'est avant l'entrée au collège que le niveau baisse, constat qui invaliderait la thèse du collège-maillon faible. Or, c'est précisément cette deuxième hypothèse qui est la bonne : la comparaison dans le temps du niveau des élèves en fin de CM2 fait apparaître que les performances des plus faibles en français et en mathématiques déclinent depuis trente ans (http://www.education.gouv.fr/cid23433/lire-ecrire-compter-les-performances-des-eleves-de-cm2-a-vingt-ans-d-intervalle-1987-2007.html). Dans  ces conditions, nous pouvons avoir une certitude : si un quart des élèves arrivent en sixième avec des lacunes qui obèrent la suite de leurs études, ce n'est pas une réforme du collège qui y changera quelque chose, surtout si l'objectif principal de celle-ci est de promouvoir l'hétérogénéité et l'uniformité. La réforme proposée ne produira pas, dans les années à venir, l'amélioration du niveau des élèves les plus faibles promise par Valls, Peillon et Vallaud-Belkacem.

Mais pourquoi, demandera-t-on, le ministère ne fait-il pas lui-même ce constat ? Cela tient principalement à son idéologie interne, celle des "pédagistes inamovibles de la Rue de Grenelle" dénoncés par Jacques Julliard : elle ne fournit pas de principe d'explication aux difficultés de l'école primaire, dont elle veut imposer le modèle au collège. Nos "savants de l'éducation" sont obsédés par la réforme du collège, qu'ils veulent à tout prix "démocratiser" et primariser (sus au "petit lycée"!). La réalité n'intéresse pas : la volonté de réformer et l'orientation de la réforme précèdent le diagnostic, lequel ne vaut qu'en tant que prétexte pour réformer.

Il est d'ailleurs frappant d'observer que, dans la formulation du diagnostic, experts, politiciens et médias oublient de faire référence au contexte social et culturel dans lequel s'inscrit l'école. Affirmer, par exemple, comme je le fais ici, que l'école primaire est le "maillon faible" du système est une manière quelque peu biaisée de présenter les choses. En réalité, le problème ne vient pas tant du système (ce serait à la limite une bonne nouvelle) que de la société elle-même. L'idée selon laquelle le système éducatif est responsable de l'échec et de l'inégalité scolaires est un des lieux communs les plus répandus, ce qui ne l'empêche pas d'être faux. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les résultats obtenus par le système scolaire finlandais (dont les mérites sont régulièrement vantés par les médias et les "savants de l'éducation") avec ceux du système suédois, qui lui est semblable en tous points : l'un caracole en tête du classement PISA quand l'autre est à la traîne, loin derrière le système français. Or, le système suédois possède un point commun avec le nôtre : il doit faire face à la ghettoïsation de certains quartiers, dans lesquels le niveau de performance des élèves à 15 ans, comme dans nos zones d'éducation prioritaire, est parfois comparable à celui d'un pays du Tiers-monde.

Il s'agit donc moins de mettre en cause l'école primaire que de l'identifier comme l'échelon pertinent et stratégique d'intervention si l'on veut relever le défi éducatif que représente "l'apartheid social et ethnique" dénoncé par Manuel Valls. Si l'on veut sérieusement faire en sorte d'éviter que 30 à 35% des enfants ne débarquent au collège sans maîtriser la langue française, il faudra commencer par inverser l'ordre des priorités de la politique éducative : plus l'intervention est précoce, en effet, plus elle est déterminante pour l'avenir de l'enfant. C'est en maternelle et à l'école élémentaire qu'il faut concentrer les moyens, afin de mettre en place "accompagnement personnalisé" et "groupes de besoin" (pour employer le jargon educ'nat'), pas au collège ni au lycée, où ces moyens sont dépensés en pure perte. Luc Ferry - le seul ministre de l'éducation à s'être attaché à déterminer un diagnostic (et le premier à avoir brisé l'omerta sur le déclin des performances) – avait proposé, en 2003, le dédoublement des classes de CP dans les écoles situées en zones difficiles. Il n'a pas eu le temps d'installer le dispositif, tombé en déshérence après son  départ. Ni le diagnostic, ni les mesures qui s'en déduisent, ne sont depuis réapparus : le collège est  redevenu la réforme prioritaire.

Le projet d'achever le collège unique, ou l'euthanasie programmée de l'élitisme républicain

La priorité de Najat Vallaud-Belkacem et ses soutiens n'est pas pragmatique mais idéologique : ils ne cessent de répété qu'il s'agit pour eux de mettre fin  au "système à deux vitesses" en éradiquant les "filières cachées", lesquelles, parce qu'elles différencient et séparent les élèves, feraient du collège une "machine à trier" au service de la "reproduction des élites". La communication sur la réforme, qui ressemble à un tract de l'extrême-gauche pédagogiste des années 70, désigne donc clairement l'ennemi, à savoir le "conservatisme des élites dynastiques" qui entendent s'opposer à l'abolition des privilèges.

En un paradoxe qui n'est qu'apparent, les réformateurs du collège-maillon-faible-du-système se recrutent parmi les partisans les plus acharnés du collège unique, lequel est demeuré à leurs yeux une réalité inachevée, un projet qu'il faut conduire à son terme. Selon la conception qu'ils s'en font, le collège unique ne doit pas seulement être une structure qui accueille tous les élèves, mais un collège véritablement "démocratique", au sein duquel tous les élèves doivent avancer du même tout petit pas tout en restant groupés. Contre toute évidence, ils considèrent donc que l'échec scolaire au collège provient du manque d'uniformité des enseignements, ou, si l'on préfère, de l'excès de différenciation des parcours - raison pour laquelle il convient en premier lieu de traquer pour les exterminer d'urgence les options et sections spécifiques, c'est-à-dire les moyens qui permettaient au collège unique de tenir compte tant bien que mal de la diversité de motivation et de capacité des élèves. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les langues anciennes ont été ciblées en priorité : rien n'a changé dans l'argumentation depuis "Les héritiers", le livre publié en 1964 par Bourdieu et Passeron, lesquels, déjà, voyaient dans le latin et le grec des enseignements destinés à assurer la sélection des enfants de l'élite sociale. Le logiciel des "modernisateurs" du collège n'a pas varié au cours du demi-siècle écoulé.

Madame Vallaud-Belkacem, qui puise ses éléments de langage dans l'abondante littérature des enfants de Bourdieu, comptait sans doute  s'appuyer sur le ressentiment populaire à l'égard des "élites". Il semblerait que l'opinion soit surtout sensible au caractère négatif et destructeur de ce projet et des discours qui l'accompagnent. A moins que cette absence d'adhésion massive ne provienne du manque de crédibilité de la guerre à "l'élitisme dynastique" que madame Vallaud-Belkacem prétend conduire. Car en réalité, la réforme ne touche en rien au système scolaire à deux vitesses, qu'elle va au contraire contribuer à renforcer. Chacun sait, ou devrait savoir, que l'enseignement dans les collèges des beaux quartiers et dans les ZEP n'est pas de même facture, les professeurs étant contraints d'adapter leur niveau d'exigence aux élèves auxquels ils ont affaire. Chacun sait également que l'entrée au collège est le moment choisi par de nombreuses familles, qui n'ont pas les moyens d'habiter dans les quartiers favorisés, pour inscrire leur enfant dans le privé, et ce, de manière à éviter un collège public dans lequel celui-ci risquerait d'être "tiré vers le bas".  Le collège unique a généré un système à deux vitesses dans lequel le "tri" s'opère selon des critères socio-économiques qui n'ont aucun lien avec le mérite scolaire. Que reste-t-il dans ces conditions, ou plutôt que restait-il, puisque la réforme va détruire ces restes, de l'élitisme républicain ? Les filières bilangues et sections européennes du collège permettaient à tous les petits Français motivés et capables, y compris dans les zones défavorisées, de bénéficier au sein du collège public de conditions d'enseignement protégées susceptibles de les tirer vers le haut. A travers leur destruction, l'oeuvre principale de Najat Vallaud-Belkacem, aura été – si toutefois la traque et l'éradication des "filières cachées" qu'ambitionne la réforme est conduite à son terme -  d'euthanasier l'élitisme républicain qu'elle prétendait défendre, avec bien entendu la bonne conscience de la belle âme qui ne se soucie pas des conséquences de ses actes.

Dans "élitisme républicain", il y a le mot "élitisme" : c'est encore trop pour les niveleurs qui ont conçu la réforme. On ne peut qu'être surpris de voir qu'un gouvernement social-libéral, qui a entrepris un aggiornamento des idées de la gauche archaïque sur le terrain de l'économie et celui de la sécurité, demeure en matière d'éducation prisonnier d'un égalitarisme aussi étriqué. Il est du reste malheureusement impossible de lui dénier une certaine cohérence. Après avoir supprimé le dispositif des bourses au mérite mis en place par Claude Allègre en 1998 – lequel permettait aux étudiants issus de milieu modeste de lutter à armes égales avec les autres dans le cadre de cursus exigeants, où le fait de devoir travailler pour payer ses études constitue un handicap réel et sérieux -, voilà qu'il démantèle les sections européennes créées par Jack Lang en 1992. Comment expliquer une telle régression intellectuelle et morale ? Mon hypothèse est qu'elle reflète moins la conviction réelle de nos dirigeants que la vacuité de leur réflexion en matière de politique éducative, qu'ils abandonnent à l'armée des idéologues aux petits pieds qui peuplent les bureaux du ministère et les "Think Tanks" du parti socialiste.

Une conception du "socle commun" destinée à fabriquer un lit de Procuste

La théorie du "collège-maillon faible" comporte un élément de vérité, qui tient à ce simple constat : à l'entrée en sixième, l'écart entre les meilleurs élèves et les moins bons peut être abyssale, non point essentiellement en termes de connaissances acquises (que l'on pourrait envisager de rattraper par du soutien) mais du point de vue des compétences requises pour l'apprentissage scolaire (faculté de mémorisation, d'attention, d'application dans le travail, de capacité de lecture, d'écriture, de compréhension, etc.). Cette différence est irréversible et génératrice d'écarts de niveau qui vont aller grandissant jusqu'à la troisième. Situé entre l'école primaire - où les élèves ne sont encore pas trop agités ni gagnés par l'ennui dès qu'on les débranche de leur smartphone – et le lycée, où les élèves ont franchi le premier palier d'orientation qui les "trie" au regard de leurs performances, le collège est confronté au problème de "l'hétérogénéité", c'est-à-dire à la difficulté de faire coexister le gros quart des élèves incapables de lire ou comprendre un texte correctement avec ceux qui sont aptes à entrer dans les savoirs et les apprentissages plus exigeants.

Ce problème est la croix du collège unique, un défi d'autant plus impossible à relever que l'on s'impose comme contrainte, au nom de l'égalité, de faire avancer tous les enfants au même rythme et dans les mêmes classes. Il faut bien convenir que si la réforme casse ce qui marche au collège, elle ne casse pas un collège en état de marche. Le statu quo n'est pas une option. Il y a dans cette réforme l'expression d'une volonté de mieux articuler - en donnant pour cela plus d'autonomie aux établissements - école primaire et collège, afin notamment d'apporter un soutien aux élèves les plus en difficulté. C'est le sens de la mesure qui consiste à laisser 20% de l'emploi du temps la discrétion de chaque établissement. Malheureusement le ministère, pris dans la contradiction performative qui lui est habituelle, entend imposer, à travers les absurdes EPI, le bon usage de l'autonomie, gâchant ainsi le seul point positif de sa réforme. 

L'essentiel, pour les réformateurs, n'est cependant pas de promouvoir l'autonomie des établissements mais de construire "l'école du socle", de faire en sorte que le collège ne soit plus piloté par "l'aval" (la préparation des études au lycée) mais par "l'amont" (qu'il devienne un prolongement de l'école primaire). L'argument le plus convaincant contre une différenciation précoce des parcours scolaires, est moins celui de l'égalité des chances, assez largement formelle si rien n'est fait pour promouvoir une élite au mérite, que l'impératif de transmettre à l'ensemble d'une génération une culture commune. C'est une des missions assignées au collège, la scolarité obligatoire s'achevant en théorie avec le palier d'orientation de fin de troisième. La critique du collège actuel est fondée sur l'idée qu'il prépare exclusivement au lycée général, auquel la moitié de chaque classe d'âge n'accède pas. D'où le projet visant à faire de la transmission d'un "socle commun de compétences, de connaissances et de culture" (c'est la formule consacrée) l'unique finalité du collège "démocratique".

C'est à cette ambition qu'il faut rapporter les dispositifs de la réforme, notamment le partage entre enseignements obligatoires et enseignements facultatifs dans des programmes, partage qui a beaucoup fait jaser, à juste titre, en raison du caractère absurde, arbitraire, voire idéologique de sa conception.  Cette volonté de définir un "socle commun" est en soi tout à fait légitime, mais, outre qu'il faut le faire avec intelligence, il y a deux manières de le concevoir, selon la nature du collège que l'on veut construire, uniforme ou diversifié. Pour avoir participé il y a dix ans, en tant que rapporteur, au travail de la Commission Thélot, laquelle, après le grand débat national sur l'école voulu par Jacques Chirac, a largement contribué à en promouvoir la notion de "socle", je suis bien placé pour savoir qu'une ambiguïté fondamentale s'y attache - ambiguïté qui n'a en vérité jamais été vraiment explicitée, ni encore moins levée.

Soyons clair : cette notion correspond à l'idée de culture-plancher, de "smic culturel", comme disent à bon droit ses adversaires. Or, si l'on conçoit le socle comme un programme unique censé convenir à tous, on est contraint de bâtir un "lit de Procuste" - du nom de ce brigand de la mythologie grecque qui imposait aux voyageurs de se coucher sur un lit pour découper les membres qui dépassaient et étirer les membres trop petits. Le "plancher" tend alors à se confondre avec le "plafond" : on évoque "l'école élitaire pour tous" (oxymore  emprunté par Jack Lang à Antoire Vitez) ou "l'excellence pour tous", mot d'ordre par lequel Najat Vallaud-Belkacem justifie le saupoudrage "pour tous" de l'enseignement de deux langues vivantes dès la cinquième. La mesure illustre parfaitement la logique du collège-lit de Procuste : en lieu et place d'un enseignement à deux vitesses (filières bilangues et sections européennes réservées à quelques-uns), on substitue  une exigence pour tous. C'est-à-dire qu'on exige moins de ceux qui peuvent plus pour exiger plus de ceux qui peuvent moins. En conséquence, les difficultés des plus faibles ne peuvent que s'accroître, tandis que les plus capables apprendront moins vite. On coupe ce qui dépasse (les sections bilangues d'élite), et l'on va s'efforcer d'étirer ce qui est trop petit avec force "aides personnalisées" et "groupes de besoin".

En théorie, cela paraît fort beau, en pratique, cela ne fonctionne pas. L'abîme est impossible à combler. Pour les élèves en difficulté, le "soutien" ou "l'accompagnement personnalisé" ne représente  bien souvent rien d'autre qu'une double ration de soupe à la grimace (Procuste signifie "celui qui martelle pour allonger"). La réforme ne peut à cet égard que renforcer les effets pervers du collège unique contre lesquels elle entend lutter: toujours plus d'ennui et d'échec scolaire au sein d'un collège aux programmes ambitieux mais où, trop souvent, les professeurs font semblant d'enseigner et les élèves semblant d'apprendre. A cet égard ceux qui craignent que la réforme n'entraîne un déclin de l'apprentissage de l'allemand voient juste : il y aura d'avantage de pseudo-apprentis germanistes, mais le nouveau collège formera moins de véritables germanistes.

Une telle conception du "socle commun" s'impose presque irrésistiblement, car elle permet aux politiques de prétendre à la fois défendre l'ambition culturelle et la réussite de tous les élèves. Comment être contre l'élitisme ou l'excellence pour tous, à moins bien entendu d'avoir le mauvais goût de rappeler l'existence du réel ? Comment ne pas vouloir que tous les enfants parlent deux langues, et donc ne pas vouloir qu'on enseigne les deux langues le plus précocement possible ? Il sera toujours temps, plus tard, de constater qu'ils n'apprennent rien du tout : on s'en tirera sans difficulté en mettant en question "les méthodes pédagogiques", pas assez bienveillantes, insistant trop sur l'écrit, etc.

Une autre conception du socle est pourtant possible. On en trouve notamment l'esquisse dans le rapport de la commission Thélot, bien que celui-ci, texte de compromis, demeure dans l'équivoque. Le socle y est conçu comme "socle des indispensables", dont on doit certifier l'acquisition aux plus faibles d'entre les collégiens, ceux qui ne poursuivront pas leurs études au-delà de la fin des enseignements obligatoires. Sorte de smic culturel, en effet, mais le Smic n'incarne-t-il pas une modalité de la justice sociale, à condition bien sûr de ne pas être le salaire unique ? Si le socle est le niveau plancher, il apparaît absurde de vouloir le confondre avec le plafond (l'excellence). Il importe en revanche, pour les individus et pour la société, que ce niveau plancher soit le plus élevé possible, et donc de se soucier d'en garantir l'effectivité. La percée conceptuelle du rapport Thélot a consisté à distinguer un "socle des indispensables" au sein des "enseignementscommuns(http://www.education.gouv.fr/archives/2003/debatnational/upload/static/lerapport/pourlareussite.pdf, p.52 et suiv.)  L'exemple des langues est à cet égard significatif : le rapport Thélot, avec un peu de provocation, proposait d'inscrire dans le socle l'enseignement de "l'anglais de communication internationale", avec l'idée que ce serait un progrès de garantir réellement à chacun, en fin de troisième, ce bagage pour la vie. Une proposition de ce genre n'aurait évidemment aucun sens si l'on identifiait socle et programme pour tous. Le socle comme "socle des indispensables" est un plancher qui ne se prend pas pour un plafond : il n'ambitionne pas de garantir "l'excellence pour tous", à moins d'entendre par là la simple volonté de tirer le meilleur de chacun.

Une réforme du collège réellement novatrice devrait proposer une alternative au lit de Procuste plutôt que d'en renforcer les travers, comme le fait la réforme actuelle. Elle consisterait, tout à veillant à ce que les plus en difficulté des collégiens acquièrent un socle de culture générale, à autoriser plusieurs "vitesses" et plusieurs parcours (en introduisant par exemple des formes d'alternance permettant une première découverte des formations professionnelles), en fonction de la diversité des capacités et des intérêts. Une diversification est souhaitable, mais pas de même nature que celle que prétend instaurer la réforme à travers les dérisoires "enseignements pratiques interdisciplinaire", vieilles lunes du pédagogisme, héritées, là encore, des années 70, et destinées à cacher la misère. En quoi consiste, en effet, ces "EPI" ? D'après Maya Akkari et Caroline Veltcheff (http://www.liberation.fr/societe/2015/05/12/college-la-fin-des-filieres-cachees_1308166), membres de la fondation Terra Nova et soutiens de la réforme, "la focalisation sur le "I", à savoir l'interdisciplinarité, est injuste. C'est le "P", comme pratique, qui doit attirer l'attention en premier lieu : des enseignements pratiques qui conduisent les élèves à utiliser leurs connaissances pour les mettre en oeuvre, pour des réalisations concrètes, permettant d'apprendre en faisant, en fabriquant, en inventant." Au regard de l'intitulé des EPI ("développement durable", "sciences et société", par exemple), on ne voit guère ce que cette dimension "pratique" peut vraiment signifier, ni en quoi elle pourrait être formatrice et structurante. Ce n'est assurément pas cela qui permettra aux collégiens en délicatesse avec la langue française et les mathématiques de combler leurs lacunes, et cela ne satisfera en rien les jeunes esprits qui aspirent à découvrir autre chose que des connaissances livresques et abstraites.

La multitude de "concertations" tous azimuts destinées à noyer la contestation n'y changera rien : la réforme du collège n'est pas amendable et son retrait s'impose. Ce sont les orientations de la politique éducative qu'il faut en premier lieu réformer. La "refondation" de l'école entreprise par ce gouvernement n'en est pas une : elle ne fait que réitérer et radicaliser un réformisme ancien et qui a échoué. Aveugle aux racines de l'échec scolaire, la réforme sera impuissante à le combattre. Dans la mesure où elle radicalise la logique perverse du collège unique, elle provoquera la noyade des élèves les plus faibles tout en entravant la progression des meilleurs. L'enjeu de la contestation est donc d'importance. Pour la première fois depuis les années 70, la légitimité du discours sur le collège unique et uniforme apparaît sérieusement entamée dans l'opinion et chez les professeurs. Le débat ne doit pas se réduire à une vulgaire polémique gauche/droite. Les politiques seraient bien inspirés de saisir cette occasion de réviser les fondements de la politique éducative. Ce pourrait être l'oeuvre du gouvernement, s'il avait l'audace de rompre avec le logiciel de la vieille gauche pédagogiste. S'il s'entête et choisit de persévérer dans l'erreur, la droite disposerait alors d'un boulevard pour définir enfin la pensée et la politique éducatives qui lui font défaut.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !