Quand l’Allemagne réussissait sa dénazification… jusqu’à une certaine limite<!-- --> | Atlantico.fr
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Le film Le labyrinthe du silence revient sur une histoire peu connue de la dénazification de l’Allemagne d’après-guerre
Le film Le labyrinthe du silence revient sur une histoire peu connue de la dénazification de l’Allemagne d’après-guerre
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Le labyrinthe du silence

Le film Le labyrinthe du silence revient sur une histoire peu connue de la dénazification de l’Allemagne d’après-guerre : un jeune procureur se met en quête des anciens bourreaux nazis en les traquant dans leur nouvelle vie jusqu’à les traduire en justice. Cet événement soulève cette histoire inachevée de la dénazification de l’Allemagne d’après-guerre.

Fabien Théofilakis

Fabien Théofilakis

Spécialiste d’histoire allemande et européenne au XXe siècle, Fabien Théofilakis est actuellement professeur invité DAAD (office allemand d’échanges universitaires) à l’université de Montréal. Après avoir publié Les prisonniers de guerre allemands. France (1944-1949). Une captivité de guerre en temps de paix (Fayard), il poursuit des recherches sur le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem.

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Atlantico : Dans les années d’après-guerre, qui en Allemagne a pris la responsabilité de chercher les bourreaux nazis ?

Fabien Théofilakis : Il faut garder à l’esprit le fait que la décision de juger les responsables nazis ne date pas de l’après-guerre. Avant de devenir un volet fondamental de la politique de dénazification menée par les occupants, elle a constitué un enjeu de la mobilisation culturelle des Alliés contre le IIIe Reich et ses soutiens : la déclaration de Londres signée en janvier 1942 fait du châtiment des coupables et des responsables de crimes de guerre l’un des principaux buts de guerre. Châtier les coupables sédimente la Grande Alliance dans la guerre autant qu’elle prépare les lendemains de la victoire en Allemagne. La mise en place d’une législation ad hoc symbolise non seulement la victoire des Alliés mais également le devoir moral des vainqueurs à juger les crimes qu’on ne peut pardonner. L’Etat allemand ayant disparu, ce sont les puissances occupantes qui organisent dans leur zone à partir d’un cadre législatif commun l’ "épuration" de la société allemande : jugement des criminels de guerre par des tribunaux alliés, dont le tribunal militaire international de Nuremberg est le symbole (novembre  1945 – octobre 1946) ; internement des éléments potentiellement dangereux ; éloignement des personnes impliqués politiquement de leur poste. Reste que l’application s’est faite différemment selon les zones d’occupation.

Comment s’est effectuée la prise en charge de la société allemande dans le processus de dénazification ? Quelles étaient les priorités pour remettre sur pied le pays ?

En fait, il s’agit davantage de processus de dénazification au pluriel qui évoluent donc dans l’espace (d’une zone à l’autre) et dans le temps (juridictions alliées puis allemandes après 1949). Mais ces processus sont confrontés à une même réalité sociodémographique qui rappelle l’emprise du régime sur la société allemande en douze ans d’existence : au 1er mai 1945, le parti national-socialiste compte plus de cinq millions de membres ; la SS 238 000 membres. On estime, au total, qu’un sixième de la population adulte allemande a gravité, de près ou de loin, autour du NSDAP. De quoi alimenter la thèse de la culpabilité collective.

Dans la pratique, ces processus de dénazification à petite échelle présentent trois grandes caractéristiques. Tout d’abord, quelles qu’en soient les modalités, ils évoluent vers une moins grande sévérité à mesure que le souvenir de la Seconde Guerre mondiale est recouverte par l’ombre de la Guerre Froide et que l’ennemi change de visage : le nazi cède la place au communiste ou à l’impérialiste capitaliste. Dès 1947, les autorités d’occupation à l’ouest favorisent les voies d’intégration en se concentrant sur les nazis "actifs" ou bien en épargnant les personnes travaillant dans les domaines techniques et administratifs, donc utiles à la reconstruction. La RDA n’est pas en reste : à partir de 1949, elle rend à toutes les personnes condamnées à moins d’un an de prison le droit de vote et leur ouvre l’accès à tous les métiers, sauf la justice et l’administration.

Ensuite, il faut distinguer les procès des procédures de dénazification qui doivent "épurer" le corps social allemand. Rapidement composées d’Allemands, les chambres arbitrales (Spruchkammer) doivent, par exemple, classer les Allemands des zones occidentales, en cinq catégories : les "coupables principaux", les "impliqués", les "faiblement impliqués", les "suiveurs" et les "disculpés". Pas de catégorie "innocent". Sur les six millions de cas traités jusqu’en février 1950, seuls 1 667 Allemands seront reconnus comme "coupables principaux" alors les deux dernières catégories dépassent, chacune, le million d’individus.

Enfin, l’avènement des deux Etats allemands en 1949 marque l’arrêt des procédures de dénazification, qu’elles soient administratives ou judiciaires : si, encore en 1949, 1 465 procès sont ouverts pour des actions liées au nazisme, on n’en compte plus que 22 dix ans plus tard. En 1954, il y a davantage d’accusés acquittés que condamnés. A l’ouest, l’Allemagne du chancelier d’Adenauer est marquée par une volonté de "tirer un trait sur le passé".

Est-ce qu’une certaine amnésie n’était pas nécessaire pour pouvoir rebâtir la société ?

On pourrait effectivement se dire que cette évolution qui n’a pas abouti à un renouvellement des élites économiques, administratives, judiciaires ou académiques, était nécessaire, étant donné le contexte politique de l’époque. Après tout, cette dénazification, malgré ses limites, a contribué à établir une démocratie allemande durable : l’intégration en nombre des "suiveurs" ne fut-elle pas le prix à payer pour ancrer l’Allemagne à l’Ouest ? De fait, la "renazification" tant redoutée dans les années 1950 n’a pas eu lieu.

Cependant, n’oublions pas que cette pratique n’a été possible qu’à une condition : l’intégration des anciens "bourreaux" ou coupables dans le nouvel ordre politique devait aller de pair avec une rupture radicale de la jeune démocratie ouest-allemande avec les valeurs et les pratiques du national-socialisme. Cette double stratégie a donc conduit au rejet du nazisme et, parallèlement, non pas au refoulement, mais au pardon ou à l’imposition d’une chape de silence sur les responsabilités politiques sous le IIIe Reich.

Est-ce que les condamnations qui ont été faites tout de suite après la guerre ont été suffisantes pour laver la culpabilité de la société entière?

Difficile à dire. La question est en fait de savoir comment ces condamnations ont été perçues par la population allemande. L’une des réactions est de faire de Hitler et des grands dignitaires du régime nazi les principaux – et seuls – responsables de la "catastrophe allemande". Avec pour conséquence de se présenter non comme "bourreaux" mais victimes : d’un côté un Führer démoniaque ; de l’autre, les Allemands abusés dans leur conscience du devoir. Des millions d’Allemands se voient donc comme vaincus et persécutés.

L’évolution de l’écho que les procès de Nuremberg rencontrent dans la presse des procès illustre ce phénomène : alors que dans les premiers mois, fin 1945, l’intérêt est particulièrement fort (trois quarts des personnes interrogées se déclarent d’accord avec la procédure ; la moitié prête à prendre une part de responsabilité des conséquences du régime nazi), quatre ans plus tard, un tiers seulement les considèrent comme équitable et autant juge les peines trop sévères.

Aujourd’hui, quel regard porte la jeune génération allemande sur les faits commis par leur grands-parents ? Qui souhaitent encore voire s’ouvrir des procès contre d’anciens bras de l’organisation nazie, comme Oskar Gröning ?

La commémoration de la Shoah fait partie de la culture politique allemande : si Angela Merkel est la première chancelière à se rendre au camp de concentration de Dachau, ses prédécesseurs chanceliers se sont rendus à Auschwitz ou ont rappelé l’importance de transmettre aux jeunes générations cet héritage. L’inauguration, en 2005, au cœur de la capitale réunifiée, d’un incontournable mémorial des Juifs assassinés d’Europe, en témoigne. La campagne lancée, en 2013, par le Centre Wiesenthal, avec le slogan "Tard, mais pas trop tard ! Opération de la dernière chance II", promettant une récompense allant jusqu’à 25 000 euros à qui aiderait à débusquer les criminels de guerre nazis non encore condamnés comme la large couverture par les médias allemands du procès d’Oskar Gröning, le "comptable d’Auschwitz" désormais âgé de 93 ans, à Lunenburg, rappellent l’actualité d’un passé qui ne peut ni ne doit passer, soixante-dix ans après la fin de la guerre. Pour autant, l’Allemagne, comme d’autres pays européens, est face au défi : alors que les derniers témoins disparaissent, faire en sorte que cet héritage continue à parler aux générations qui n’ont plus de liens directs avec la Seconde Guerre mondiale.

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