L’art contemporain, ou le snobisme pour tous<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
L’art contemporain, ou le snobisme pour tous
©REUTERS/Toby Melville

Bonnes feuilles

Le snobisme ne désigne pas un type d'individu, mais une manière de se comporter à l'égard d'autrui, en partant du principe que nos goûts sont supérieurs au sien. Ainsi, personne n'est plus snob que celui qui méprise les snobs. Extrait de "Le snobisme", de Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven, publié chez Plon, 2015 (2/2).

Adèle  Van Reeth

Adèle Van Reeth

Philosophe spécialiste de l'ordinaire et de cinéma, Adèle Van Reeth anime « Les Nouveaux Chemins de la connaissance », l'émission quotidienne de philosophie de France Culture.

Voir la bio »
Raphaël  Enthoven

Raphaël Enthoven

Raphaël Enthoven est normalien et agrégé de philosophie. Professeur, producteur de l'émission « Le Gai Savoir » sur France-Culture, il a publié, chez Gallimard, l'Endroit du décor et Le philosophe de service et autres textes et, chez Fayard, Un jeu d'enfant. Dernier ouvrage paru : Matière première (Gallimard, 2013)

Voir la bio »

ADÈLE VAN REETH – Prenons un cas concret. Vous ne manquez jamais une occasion de fustiger l’art contemporain, qui n’est, après tout, qu’une scène de théâtre parmi tant d’autres, sur laquelle s’affrontent ses défenseurs et ses détracteurs, chacun accusant l’autre de snobisme ultime.

    RAPHAËL ENTHOVEN – Je vous accorde qu’adorateurs et détracteurs se ressemblent, comme la louange ressemble à l’exécration. Mais peut-on dire pour autant qu’ils communient dans le même snobisme ? Ce n’est pas sûr. L’adorateur est couramment accusé par le détracteur d’aimer une idée, de chérir une audace (et non « l’œuvre » à laquelle cette audace donne le jour). Le détracteur est souvent taxé d’archaïsme par les adorateurs. Mais dans cette querelle des Anciens et des Modernes, je ne suis pas certain que la modernité se trouve du côté du modernisme. Voici pourquoi.
    « De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et le plus répandu aujourd’hui. C’est cela le Diable qui nous épie, nous surveille, et nous guette… », dit le grand Vladimir Jankélévitch au début de Quelque part dans l’inachevé. De fait, la mode de « l’art contemporain » est au cœur de l’involution qui transforme la subversion en académisme : la conséquence en est l’irrésistible snobisme de ses partisans, et la réduction de ses contempteurs, non moins snobs, à l’étiquette de « réactionnaires ».
    Il faut ici faire droit aux deux régimes de réaction qu’éveille l’art contemporain chez ceux qui vont à la FIAC le samedi après-midi (quand il ne fait pas trop beau dehors) : 1. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? 2. Honnêtement, je pourrais faire la même chose.
    Comment comprendre ce double truisme ? Comment l’art contemporain s’y prend-il pour être simultanément élitiste et populaire, ou incompréhensible et accessible ? D’abord parce que étant d’une qualité variable, il a besoin, pour prospérer, de recourir au sentiment que ce qui est inaccessible est génial. Comment vendrait-on des chiens en bulle, des baignoires amputées, des pastèques sur piédestal et d’autres produits dont le minimalisme recouvre la vacuité, sans parier sur le snobisme d’un spectateur qui, flatté d’en pressentir le sens caché, excommunie les sceptiques comme un troupeau de grincheux réactionnaires ?
    Réduit, comme dit Jean Clair, à « un idiotisme exprimant les caprices infantiles d’un individu qui croit ne rien devoir à personne », l’art contemporain est le théâtre d’une inversion des rôles au terme de laquelle il est plus facile d’être artiste que spectateur. Son hermétisme, ou son élitisme, lui vient, paradoxalement, d’une démocratisation du geste même de l’artiste qui, se prenant au sérieux et remplaçant le talent par le seul courage de s’exprimer, se dispense de tout effort, à commencer par celui de se rendre intelligible.
    Enfin, l’art contemporain sacrifie l’émotion à la pensée. A la différence des beaux-arts, l’art contemporain demande qu’on le démontre. En ce sens, sous couvert d’avant-gardisme, l’art contemporain ressuscite l’esthétique platonicienne selon laquelle le Beau n’étant qu’un moyen d’accéder à la vérité, l’art n’est pas à lui-même sa propre fin, mais doit se mettre au service d’une cause plus vaste. L’« étiquetage » cher à Bergson marche ici à plein régime : un travail qui s’adresse à l’intelligence plus qu’à la sensibilité ne doit souvent sa valeur qu’au prix du marché.

AVR – Mais en quoi ces reproches s’adressent-ils particulièrement à l’art contemporain ? D’abord, reprocher à certaines œuvres d’art d’être inaccessibles aux profanes est un reproche très ancien. Vous pourriez aussi reprocher à l’opéra de réserver son plaisir ultime à ceux qui, le livret entre les mains, possèdent la culture générale nécessaire pour comprendre les enjeux à l’œuvre dans l’histoire, et ainsi redoubler l’émotion suscitée par le chant d’un plaisir intellectuel. Ensuite, éprouver le sentiment, face à une œuvre d’art, « qu’on pourrait faire pareil » ne suscite pas nécessairement une réaction de mépris : lorsque Rothko peint une bande jaune sur sa toile rouge, bien sûr que tout le monde « aurait pu le faire », mais l’artiste n’est-il pas celui, le seul, qui le fait vraiment ? Sans compter le travail sur la couleur que cela nécessite et qui ne se fait pas sans talent ni savoir-faire… Enfin, si l’histoire de l’art conduit à réduire la distance entre l’artiste et le spectateur, au point que celui-ci se sente capable de rivaliser avec l’artiste dont il admire le travail – eh bien, peut-être est-ce une bonne chose ! Pourquoi tirez-vous de ces arguments un rejet (qui semble total) de ce qu’est l’art contemporain aujourd’hui ?

    RE – Total ? Vous êtes injuste. Il se trouve que j’aime la beauté et que j’en trouve ici moins qu’ailleurs. Voilà tout. Si j’essaie d’adoucir et d’étayer à la fois une conviction, la mienne, qui se prend à tort pour la vérité, je vous dirais 1. que j’adore les œuvres de Rothko où se résument, à mon sens et à mes sens, tous les couchers de soleil, 2. qu’en matière d’art contemporain (comme, parfois, en matière de théâtre) le spectacle est dans la salle.
    Ce qui est merveilleux avec l’art contemporain, c’est la débauche de snobisme qu’il déclenche chez ceux qui le pratiquent et le brandissent comme un mantra. Souvenez-vous de Manhattan et de la première rencontre entre Isaac Davis (Woody Allen) et Mary (Diane Keaton) à une exposition d’art contemporain : les opinions de cette dernière prennent systématiquement le contre-pied des opinions d’Isaac – ce qui n’aurait aucune importance si elle ne coupait court au dialogue en affirmant ce qu’elle dit et en jetant sur ses interlocuteurs un regard parfaitement méprisant. L’exposition de photographies (qu’il a trouvée « remarquable ») ? « Surfaite », dit-elle, car elle n’a pas « l’esprit de Diane Arbus ». La sculpture en Plexiglas (qu’il trouve « étonnante ») ? Merdique (« Bullshit »), comme tout le reste. En revanche, le « cube d’acier » qui semble une imposture à Isaac lui apparaît comme une chose « absolument brillante », « parfaitement intégrée » et disposant d’une « merveilleuse capacité négative »… Elle seule comprend ce qu’elle raconte. Ce qui ne l’empêche pas de tenir manifestement pour un idiot celui qui ne partage pas son avis. Le problème n’est pas l’opinion de la snob en jean sur Broadway, mais l’enflure qu’elle revêt. Woody Allen est au sommet de son art : une minute de désaccord entre deux intellectuels new-yorkais résume l’ensemble des bavardages qui font la musique d’ascenseur des vernissages et dévoile un paradoxe qui n’est qu’apparent : l’art contemporain est nul, parce qu’il est intelligent. En art contemporain, il faut savoir pour voir et abuser de mots à dix dollars (ou à cinq syllabes) pour atteindre le Graal de l’émotion. Ce qui n’est peut-être pas le cas devant un coucher de soleil dont la joie qu’il inspire abolit précisément toute activité conceptuelle. En art contemporain, la béquille du concept semble indispensable au plaisir qu’on éprouve, comme certaines sexualités fatiguées ont besoin d’une débauche d’artifices et de transgressions pour retrouver un peu de la vigueur qui, quand elles étaient jeunes (et donc, ne prétendaient pas l’être), leur venait naturellement.
    S’il suffisait de mettre tout objet en cage, ou dans un musée, pour que, débarrassé de son utilité, il éveille librement le sentiment du beau, et si, spéculant sur la réversibilité de l’habitude et s’attachant à traiter le banal comme s’il était unique, cette espèce d’art avait pour vertu d’ouvrir à nouveau le regard sur l’étrangeté du monde, tout irait bien. Tout le monde serait artiste, même (et surtout) les snobs. Seulement il ne suffit pas de s’attarder sur ce qui ne sert à rien pour rendre au monde le souvenir de son étrangeté, comme il ne suffit pas de sanctifier ses émotions pour faire un roman, de donner ses opinions pour produire un essai, ni, de façon générale, de s’exprimer pour être un artiste. Le retour à l’inutile est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la création que l’art contemporain réduit à la créativité et la promotion du n’importe quoi.

      AVR – « N’importe quoi »… ce sont vos termes !

    RE – Non. Ce sont (implicitement) ceux de l’art contemporain lui-même. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’art contemporain qui le laisse entendre, dont l’acte de naissance est à chercher dans l’intuition stoïcienne que la qualité d’un geste a plus d’importance que son dénouement. Résultat : des performances qui rivalisent d’audace, au service d’œuvres qui rivalisent de fatuité. Un monochrome, par exemple, n’a d’intérêt que dans la mesure où le fait de présenter un monochrome comme un tableau est un geste fou et radicalement subversif. Mais le tableau lui-même, en tant que tel, franchement… L’extase qu’il éveille chez les snobs est à la mesure du néant qu’il représente.

      AVR – Les bleus de Klein sont d’une beauté bien supérieure à certains tableaux figuratifs qui, pourtant, lassent plus vite le regard. La couleur ne va pas de soi, elle n’est pas un donné que l’artiste s’approprie pour se contenter de le déposer sur sa toile ! Il a fallu inventer ce bleu, le créer, puis trouver la surface appropriée pour le rendre aussi dense et lumineux. Sans parler du courage qu’il faut pour imposer la couleur comme seul sujet du tableau. Le monochrome démontre que la couleur vaut bien des dessins et des discours : elle n’impose aucune signification, et libère l’expérience du spectateur de toute forme de codes qui viendraient influencer son jugement. Elle est pure présence et pur plaisir. Qu’y a-t-il de comparable ?

    RE – Vous avez sûrement raison. Mais je n’ai peut-être pas tort. Et il est intéressant que vous parliez du « bleu » qui est, nous l’avons vu, la couleur proustienne du snobisme. Disons que, comme toute exception, Klein confirme la règle… Je me souviens, pour ma part, d’une discussion sur les monochromes au cours de laquelle mon interlocuteur raconta qu’un galeriste avait acquis pour mille dollars un monochrome blanc qu’il revendit ensuite cent fois plus cher. « Qu’est-ce que cela prouve, lui demandai-je ? – Qu’il avait l’œil… » L’œil pour l’art ou l’œil pour les affaires ? Et si l’art contemporain, s’appuyant sur le snobisme de la subversion, était cet extraordinaire illusionnisme qui fait passer une spéculation financière pour une spéculation métaphysique et réduit la valeur à n’être qu’un prix ? J’en veux pour preuve le fait qu’une telle hypothèse qui, après tout, n’est pas moins recevable qu’une autre a toujours été accueillie non par des arguments mais par des anathèmes et des imputations sociologiques (« bourgeois », « réac »…), comme si ce genre de questions était aussi insupportable que le fait de dire d’un souverain qu’il n’est souverain que par hasard et non de droit divin… On ne dénude pas le roi, surtout quand il est déjà à poil. Tenir pour « réac » l’œil d’enfant qui n’aime pas l’art contemporain est aussi con que de tenir pour cinéphobe celui qui n’aime pas les vidéos d’Andy Warhol. Mais le snobisme, qui se défend comme il peut, ne supporte pas qu’on retire les étiquettes – surtout quand ces étiquettes masquent le vide, habillent la nudité, et indiquent un montant.

      AVR – Et même si vous aviez raison, peut-on s’accorder sur le fait que ce vous dites ne concerne qu’un faible pourcentage de ce qu’est l’art contemporain ? Essayons de voir la réalité derrière l’étiquette d’« art contemporain »… et qui ne se réduit pas à la Foire internationale d’art contemporain que vous citiez plus haut.

    RE – Les organisateurs de cette « foire » – bien nommée – seraient marris de vous entendre… Mais le problème n’est pas la FIAC (où l’on trouve aussi de très belles choses), le problème, c’est la « créativité », ou l’art de se vivre comme un artiste quand on ne l’est pas. La démocratie, nous l’avons vu, fait courir le risque à l’égalité des droits de se prendre pour une équivalence des talents ; l’art contemporain prétend abolir la frontière qui sépare un artiste de son public en invitant le public à devenir artiste lui-même (ce n’est pas de cette façon, à mon sens, qu’une œuvre d’art stimule l’imagination de son spectateur). Dans toute exposition d’art contemporain, on trouve désormais des écrans tactiles où chaque spectateur est invité à disposer à sa manière les composants (cube, cercle, triangle, etc.) d’un Kandinsky ou d’un Vasarely. Qu’est-ce à dire ? A vous de jouer ! Vous aussi, devenez Kandinsky ! Soyez créatifs, et soyez libres. Foulez aux pieds l’immuable révérence que les bourgeois portent aux anciens et devenez artistes à votre tour, puisque, en démocratie, on vous y autorise… L’art contemporain, c’est un réalisme démocratique (au sens où l’on a pu parler d’un « réalisme socialiste ») qui s’appuie sur une revendication régalienne de l’individu : si Kandinsky peut le faire, pourquoi pas moi, puisque j’en ai le droit ? Vous en avez le droit, oui. Mais vous n’en avez pas la capacité. Vous en avez le pouvoir, mais vous ne le pouvez pas. La « diversité » qui résulte de cette promotion mercantile (et cynique) de la créativité individuelle est aussi monotone et peu diverse, au fond, que des opinions passées à la moulinette d’un micro-trottoir. A la décharge de l’art contemporain, l’agrément qu’il procure est, en l’occurrence, du même ordre que la masturbation, ce qui n’est pas si mal.

Extrait de "Le snobisme", de Adèle Van Reeth et Raphaël Enthove, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !