Cannibalisme : manger et se faire manger, aux racines de faits divers moins rares qu’on ne le croit <!-- --> | Atlantico.fr
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Image extraite de la série "Hannibal".
Image extraite de la série "Hannibal".
©walesonline.co.uk

Tomber sur un os

Le policier allemand Detlev Günzel a été condamné à huit ans et demi de prison pour avoir tué et dépecé le 4 novembre 2013 un consultant de 59 ans d'origine polonaise rencontré sur un site consacré au cannibalisme.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Quels sont les problèmes psychiatriques propres à ces personnes ?

Jean-Paul Mialet : Il n’y a pas de problèmes psychiatriques propres à ces personnes et c’est bien ce qui est troublant. Le cannibalisme n’est pas un symptôme répertorié dans une classification psychiatrique et correspondant à une pathologie identifiée. Il est une conduite "folle" que l’on peut rencontrer dans certaines pathologies psychotiques très graves avec perte du sens des réalités. De telles pathologies ne sont pas compatibles avec une insertion socio-professionnelle convenable. Cela ne semble pas le cas ici ni chez le policier qui a été capable de mener une vie adaptée jusqu’à ses cinquante ans, ni chez sa victime.

Ce n'est pas le premier policier qui se rend coupable d'un tel acte…Pourquoi  en trouve-t-on un certain nombre dans des métiers pleinement intégrés à la société, qui plus est au sein d'une civilisation évoluée ?

On a pu dire qu’un policier, c’est un individu qui a trouvé un moyen socialement acceptable de jouer au gangster. Peut-être y a-t-il en effet chez le policier une volonté de faire respecter la loi qui dénote une envie profonde de la violer ? Mais entre un goût inconscient pour les jeux hors la loi et une conduite cannibale, il y a un saut que je me garderai bien de faire. Ne mêlons donc pas la police à tout cela. Ce qui est encore une fois frappant, c’est qu’un citoyen bien intégré, policier ou non, puisse éprouver le désir d’être cannibalisé, ou de cannibaliser. Tout cela est si loin de nos mœurs, et paraît si révoltant ! Mais est-ce vraiment si éloigné ?

Il n’est peut-être pas inutile de noter que le cannibalisme se pratiquait encore au début du XX° siècle aux îles Marquises. Et les tribus anthropophages, jusqu’au XIX° siècle, n’étaient pas si rares. Certes, elles frappaient les esprits des peuples civilisés, mais elles correspondaient à une culture. Dans bien des cas, manger son ennemi était une manière de l’annihiler en s’appropriant sa force. Naturellement, la conception de l’individu en Occident n’est pas compatible avec cette façon de se comporter : "dévorer" son semblable, ce serait faire fi de l’humain et ne pas le distinguer de l’animal dont on se nourrit. Ce serait tomber dans des rapports "crus" - le corps à corps - alors que nous sommes immergés dans le "cuit" - le culturel.

Les conduites anthropophages sont donc éloignées de notre culture et sans doute ne sont-elles concevables que dans des organisations tribales modestes restées très proches des éléments naturels et accordant à l’homme une place très différente de la nôtre dans leur univers.

Néanmoins le fait que certains dérèglements psychiatriques rares puissent mener à de telles extrémités, et aussi qu’elles aient pu être des coutumes en vogue sous d’autres latitudes, donne à réfléchir.

Mélanie Klein est une psychanalyste qui a succédé à Freud et a poussé ses investigations du côté du nourrisson, bien avant le stade œdipien, c’est à dire dans les deux premières années. Selon elle, la vie du nouveau-né est organisée autour de satisfactions organiques simples comme être comblé ou évacuer. Rythmé par ces émotions de base, le ressenti du nourrisson l’oriente déjà vers des fantasmes rudimentaires concernant l’incorporation : avidité à incorporer, angoisse d’être incorporé. Ce socle de fantasmes archaïques, éprouvés bien avant que se construise la conscience, est habituellement totalement recouvert par les strates du développement ultérieur de la vie affective et sexuelle. Il n’en subsiste que des traces innocentes dans des expressions comme : "elle est belle à croquer".  Toutefois, chez certains individus déréglés, ces élans archaïques pourraient faire l’objet d’une fixation. Et dans certaines cultures propices, c’est à eux que l’on devrait des coutumes qui paraissent barbares.

Qu'en est-il de celui qui, en face, accepte de se faire manger, comme cela a été le cas dans l'affaire jugée au tribunal de Dresde ? Sa jouissance est-elle du même ordre que celle du cannibale ?

Les phénomènes dont nous parlons sont trop éloignés de ma propre personne et de ma culture pour que je puisse me lancer dans des développements sur la jouissance du cannibale comparée à celle de celui qui est cannibalisé. De ce que je viens de vous dire se dégage une ligne de force : à un certain moment, très précoce dans la construction de nous-mêmes, il se pourrait que nous rêvions d’abolir toute différence – donc toute séparation – avec la source de notre bien être en l’incorporant ou en étant incorporé. Cela serait les deux versants d’un même besoin d’assurer une emprise totale sur notre pôle nourricier qui représente à ce moment-là notre seule source de plaisir.

Il a fallu toute une organisation à ce policier et à sa victime consentante pour mener à bien leur plan. Comment se fait-il que rien n'ait pu les ramener, à un moment ou un autre, à la raison ?

Et si cette organisation était précisément ce qui a pu les rendre "fous" ? Tenons-nous en à notre analyse. L’expérience montre que des fantasmes divers habitent les personnes les plus "normales" en apparence. Elles peuvent s’interpréter comme des "adhérences" à des situations infantiles propices. Dans l’immense majorité des cas, ces fantasmes viennent alimenter des jeux sans conséquence– surtout à une période de sexualité permissive comme la nôtre. Toutefois, certaines personnes peuvent être habitées par des fantasmes totalement inadaptés : fantasmes pédophiliques, par exemple, ou bien plus rarement, fantasmes d’incorporation. Jusqu’à une date récente, ces derniers ne pouvaient en aucun cas être partagés : on peut donc imaginer qu’ils ne faisaient qu’affleurer la conscience – sauf grand dérèglement psychiatrique qui fait perdre la raison. Mais aujourd’hui, Internet permet de trouver un partenaire pour "donner corps" à ses fantasmes les plus fous et les rendre réalisables. La toile n’agit-elle pas alors comme un révélateur de folie qui rend fous les normaux – des normaux qui en d’autres circonstances, n’auraient pas creusé leur folie privée et l’auraient gardée, avortée, dans un coin de leur inconscient ?

Le policier allemand "a été reconnu coupable de meurtre et d'avoir porté atteinte au repos des morts" : qu'est-ce que les termes révèlent du sens profond que nous donnons au fait de manger un semblable ?

On a pu dire que la culture apparaissait lorsque l’homme se souciait de la sépulture et du respect des morts. Les tribus anthropophages n’étaient-elles pas cultivées ? J’en doute. Le symbolique ne leur était pas étranger, mais leur culture n’était pas la nôtre et autorisait qu’un homme, dans certains cas, puisse être consommé comme un aliment. Même dans ce cas, je suppose toutefois qu’il ne s’agissait pas d’un aliment comme un autre.

Dans notre culture, l’homme occupe une place à part dans la nature : même si nous sommes parfois tentés de le ramener à ses atomes de carbone ou à ses fondements biologiques, il ne saurait être question de le réduire à une substance neutre ou animale, incorporable comme un aliment. Ceci n’est envisageable ni après sa mort, ni comme le produit d’une transaction entre deux individus libres et – en apparence – sains d’esprits.

L’être humain est créatif. Pour explorer d’autres rives, il doit dépasser les règles qu’il s’est fixé lui-même par l’expérience et la culture. On a pu dire que la culture avait le rôle pour l’homme de poser les limites que ne lui fixe pas la nature, comme aux autres espèces animales. Certaines de  ces règles semblent fondamentales et intangibles : elles représententdes tabous qui ont une fonction clé pour le maintien d’un ordre collectif.

On connaît le tabou de l’inceste : si le milieu familial n’est pas à l’abri des désirs, c’est la structure familiale qui s’effondre et avec elle, la société. Le tabou de l’anthropophagie se réfère à un autre aspect de l’humain, un aspect en deçà du désir sexuel – disons, un peu brutalement, son côté « viande » : il s’agit de mettre l’homme à l’abri de la convoitise alimentaire dans la collectivité. C’est un tabou profond et tellement intégré qu’il paraît aller de soi. Il faut des évènements exceptionnels comme celui-là pour le redécouvrir.

Et également pour s’interroger sur la redoutable capacité d’Internet à faire oublier les tabous.Le contact hors-limite entre inconnus, dénués d’appartenance puisqu’au moment où ils sont sur la toile, ils peuvent avoir l’illusion d’échapperà tout (en particulier, à leur environnement) ne favoriserait il pas l’émergence de boursouflures fantasmatiques monstrueuses ?

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