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+50% de SDF en 10 ans : quand le traitement des maladies mentales est plus efficace que les aides financières
©Reuters

Précarité pscyhologique

Selon le rapport de la fondation Abbé Pierre le nombre de SDF a augmenté de 50% en 10 ans en France. Une situation doublement dramatique, car au-delà de la précarité physique et matérielle, vivre dans la rue augmente nettement les risques de dégradation de la santé mentale.

Jozef  Corveleyn

Jozef Corveleyn

Jozef Corveleyn est professeur émérite en psychologie clinique à l'université de Louvain en Belgique. Ses recherches portent notamment sur l'analyse des situations extrêmes, comme la pauvreté, la famille, la violence et les structures de la violence.

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Atlantico : En France, la fondation Abbé Pierre vient de publier un rapport faisant état d'une augmentation de 50% du nombre de SDF en 10 ans. En plus des risques liés à la santé physique, vivre dans la rue augmente les risques de maladies mentales relativement aux personnes économiquement plus stables. Quels liens peut-on établir entre le fait de vivre dans la rue et la dégradation de la santé mentale d'une personne ?

Jozef Corveleyn : La grande précarité (pauvreté extrême, situations de conflits ou la combinaison de ces facteurs) affecte directement la condition de santé globale d’un individu, quel qu'il soit. Il y a naturellement de grandes différences interindividuelles. Nous avons tous différents degrés de vulnérabilité ou de résilience, dépendant de notre condition individuelle, aussi bien en fonction de notre histoire de vie depuis la petite enfance mais aussi en fonction de notre héritage génétique. Mais une grande pression (techniquement "le stress") sur notre condition de vie soulève toujours un défi quant à notre équilibre mental. D’autant plus lorsqu'il s'agit de vivre dans la rue. Les effets d’un tel "stress", qui plus est permanent, n’est pas à sous-estimer.

Ce stress continu et menaçant pour les bases de l’existence de la personne, engendre une tension mentale continue qui affecte le sentiment vital en général, qui peut entrainer la "dépression" (comprenant le risque suicidaire), la surconsommation d’alcool et/ou de drogues – pas pour le plaisir d’abord, mais pour adoucir temporairement les tensions internes -, un accroissement des sensibilités dans les interactions avec les autres (plus de frictions, de querelles, plus de méfiance, combativité, agressivité…), l'incapacite de réguler notre vie affective, nos réactions émotionnelles. Et, si en plus de ça, la personne est née dans une famille qui vivait déjà en grande pauvreté, cette personne aura, - en plus des conséquences du stress journalier décrites ci-dessus -, dans ‘la construction’ de sa personnalité (son caractère, développement des compétences cognitives, affectives, sociales, émotionnelles) certains déficits. Ces conséquences dans la personne, sont causées par les défaillances dans les conditions affectives dans la prime enfance de ces personnes nées en grande pauvreté. Pour résumer : oui, devoir vivre dans dans la rue, contribue fortement à la dégradation de la santé mentale d’une personne.Qui d’ailleurs a sans doute déjà de grands problèmes mentaux (maladie ou grande perturbation de l’équilibre mental) avant d’arriver dans la rue !

Est-il plus prégnant que le lien entre précarité et santé physique ?

Le lien entre grande précarité et santé physique est tout aussi grand que le lien entre précarité et santé mentale. Les deux aspects ou formes de santé sont intimement liés l’un à l’autre. Pas de santé mentale sans santé physique. Chaque grande perturbation de la santé mentale affecte notre condition de santé physique. Mais c’est vrai : on n’aime pas parler de problèmes ou maladies mentales. ‘On’ c’est : nous tous, on a peur d’admettre qu’on peut avoir – je veux dire tout le monde – des problèmes mentaux, que l'on soir riche ou pauvre. Les politiciens aussi sont ‘on’ : ils  n’aiment pas en parler, pourtant les maladies mentales sont l’une des causes majeures de mortalité, dans certains pays avant même les cancers. Surtout dans les pays à revenus moyens et dans les pays riches comme la France. Mais on préfère nier, ignorer. Par peur de s’auto-impliquer, se montrer faible ? Certainement aussi parce que "le mental" est plus difficile à cerner, nommer, définir, soigner, qu’un bras cassé ou un infarctus du cœur. 

A l'inverse il semblerait également que les personnes mentalement plus fragiles présentent plus de risques de devenir pauvres et de le rester, notamment en raison des coûts qu'une pathologie mentale peut engendrer, de la difficulté de trouver et de conserver un emploi, etc. Les personnes atteintes de psychopathologies sont-elles plus vulnérables ? Risquent-elles d'avantage de finir à la rue où d'autres réussiraient à s'en sortir ?

La personne qui est affectée d’une psychopathologie avérée est certainement plus vulnérable qu’une personne qui ne l’est pas. Quoiqu’il ne faut pas oublier que cette dernière personne vit aussi avec des vulnérabilités, mais peut apparemment compter sur une force d’équilibre plus grande. Une maladie mentale emmène directement à la fragilisation de notre insertion dans la vie sociale. On doit interrompre le travail, si on a la chance d’en avoir un, on doit pouvoir se permettre de se retirer de la vie familiale et sociale pendant quelques semaines, des mois, voire une année si nécessaire. Notre société n’est pas très tolérante vis-à-vis d’un tel retrait. Dans un service du personnel, c’est comptabilisé comme une faiblesse de la personne, mais aussi dans le quartier on chuchote… on a de la pitié, on considère cette personne  comme moins fiable, moins digne, etc. En bref, en plus de l’interruption nécessaire pour se soigner, on est stigmatisé. En plus, se faire soigner dans notre société, coûte. Si c’est pour une période brève, ça va encore. Et les institutions psychiatriques et les services de consultation psychopathologique font de grands efforts à trouver des moyens thérapeutiques qui font les interruptions dans la vie sociale et de travail aussi brèves que possible. Mais néanmoins. Si l’interruption de la disponibilité pour la famille et pour la société dure plus longtemps, les frais peuvent augmenter sur différents plans et devenir insupportables pour la personne et sa famille. En plus, fréquemment il y a dans cette situation : perte d’emploi et grande difficulté de réinsertion, perte de la famille (la relation, la confiance, …). Ainsi commence très fréquemment un cercle vicieux qui emmène la personne-avec-maladie mentale vers une vie en très grande précarité. 

Peut-on parler d'un cercle vicieux ?

Certainement. Moins une société investit dans le combat contre la pauvreté (extrême) et contre la précarisation en général, moins on fait attention à la santé mentale comme une condition de base dans l’individu pour pouvoir profiter des mesures de solidarité qu’une société organise en général pour ses membres. 

Un article publié dans la revue The Lancet fait état de travaux d'universitaires mettant en évidence que toutes les tentatives visant à améliorer la santé mentale d'une population donnée entraînaient généralement également une amélioration des conditions économiques. Par ailleurs à mesure que les conditions économiques s'améliorer les conditions de santé mentale progressaient elles aussi. Peut-on parler d'un cercle vertueux exponentiel ?

L’article que vous mentionnez est un éditorial qui attire l’attention à la contribution d’une équipe de chercheurs internationale (Suisse, Angleterre, Afrique du Sud, Etats Unis ; révisant des contributions des différents continents). Cette contribution est scientifiquement très forte (analyses statistiques sophistiquées). Et cette contribution de 2011 est la reprise d’une approche d’analyse (The Lancet, 2007) d’avant la crise économique récente (à partir de 2008) maintenant sur des données très récentes (2001). En bref : ces deux études (et il y en a d’autres, tout aussi sophistiquées et réputées mais ignorées par les politiciens) montrent qu'il y a une relation de causalité entre extrême précarité (comme dans le cas de vivre dans la rue) et dégradation de la santé, non seulement en général mais plus spécifiquement de la santé mentale. On démontre aussi que des programmes d’interventions pour améliorer la santé mentale emmènent directement à des résultats économiques "visibles" (plus de reprise de travail, moins de jours de maladies, conditions de vie moins précaires pour les familles, etc.).

Il y a certainement encore de la recherche approfondie à faire, mais la chose la plus importante c’est de faire lire ces rapports scientifiques à ceux qui conceptualisent les politiques publiques. Comme le dit le rédacteur du The Lancet (2001) : les problèmes de santé mentale sont, en dépit de leur importance démontrée pour l’individu ET pour la société, "encore très bas sur la liste de priorités de santé dans beaucoup de pays". Et "gouvernements et les fondations internationaux de bienfaisance, se concentrent sur l’hygiène en général, eau potable pour tous, les maladies infectieuses…", choses très importantes, certes, mais on oublie trop souvent que "améliorer les services de santé mentale peut amener non seulement à une amélioration de la santé mentale, mais aussi à un bien-être économique plus grand" ! "Pour les gouvernements et les donateurs, la maintenance d’une bonne santé mentale devrait être aussi cruciale que la mise à la disposition d’eau potable". 

Propos recueillis par Carole Dieterich

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