Les frères Kouachi, des "enfants perdus" : mais pourquoi la gauche a-t-elle tant de difficulté à accepter la liberté et la responsabilité individuelles ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les deux frères Kouachi, qui ont mené l'attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo.
Les deux frères Kouachi, qui ont mené l'attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo.
©Capture Twitter

C'est pas leur faute

Dans un Tweet, le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis a qualifié les frères Kouachi d'"enfants perdus devenus des tueurs". Une manière de les considérer seulement le produit d'un contexte.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : "Il faut faire en sorte que ces enfants perdus devenus des tueurs ne soient pas en situation de solidarité", a écrit vendredi 9 janvier le premier secrétaire du PS sur son compte Twitter, à propos des frères Kouachi. Que vous inspire ce qualificatif "d'enfants perdus" ? Cela ne revient-il pas à leur dénier toute responsabilité, à les considérer seulement comme le produit d'un contexte ?

Eric Deschavanne : Le propos est d'une légèreté qui confine à la niaiserie. Je crois qu'une partie de la gauche refuse d'admettre la gravité de la situation et se trouve incapable de prendre la mesure de l'évènement que nous vivons. Les barbares sont parmi nous : telle est la réalité qu'il est pourtant aujourd'hui impossible de ne pas voir. Il ne s'agit pas de quelques "enfants perdus" mais d'une armée au service d'une idéologie totalitaire et mortifère, fondée sur la haine de notre civilisation. Il sont, en France, le parti de l'anti-France, quelques milliers, en nombre croissant, si nombreux désormais, nous dit-on, qu'on ne peut tous les mettre sous surveillance. Jamais il n'y a eu autant de barbares sur le sol français depuis l'occupation du pays par les nazis. Mais ce sont des citoyens français. Ils viennent de faire la preuve de leur extrême détermination et de leur savoir-faire, montrant leur capacité à frapper n'importe quand et n'importe où en France.

En réaction à la sidération de cet évènement dont les répercussions politiques seront immenses, une partie des commentateurs et de la classe politique  essaie de se rassurer ou de nous rassurer en banalisant, en s'efforçant de réduire ce qui s'est passé à la dimension d'un fait divers exceptionnel, mais destiné précisément à rester sans lendemains. Ce qui me frappe, c'est le caractère infra-politique d'un propos émanant d'un homme politique manifestement dépassé par l'évènement.

Si un événement similaire à l'attaque contre Charlie Hebdo devait se reproduire, mais avec des auteurs se réclamant de l'extrême droite, M. Cambadélis les qualifierait-il aussi "d'enfants perdus" ? Quelles contradictions cela soulève-t-il ?

Vous avez probablement raison, mais cela traduit moins une contradiction qu'une incapacité à changer de logiciel. On voit bien que certains à gauche ont des difficultés à admettre qu'il n'y a aujourd'hui d'autre ennemi à combattre que l'islamisme radical. L'un des effets de l'évènement qui vient de se produire sera de ringardiser définitivement la diabolisation du Front national et de démonétiser la critique de l'islamophobie. Même en se plaçant du point de vue des oreilles ou des narines les plus sensibles, que pèse la somme des propos les plus provocateurs de la famille Le Pen, de Zemmour et de Houellebecq face au massacre de la rédaction d'un journal - un crime indédit dans l'ensemble du monde occidental !? Peinant à changer de disque, certains continuent de renvoyer dos-à-dos l'islamisme et l'islamophobie comme si l'on avait affaire à deux menaces équivalentes. Mais qui dans la France du début du 21e siècle salit et humilie l'islam, qui tue des juifs et des musulmans, qui conchie la France, la culture, la République et ses valeurs ? Où sont, à l'inverse, les victimes de l'islamophobie? Rappelons qu'il y a peu encore, certaines parmi les consciences les plus en vue qui sont aujourd'hui Charlie fustigeaient l'islamophobie du journal. Les appels à la vigilance démocratique sombrent dans le ridicule lorsque les vigies tournent délibérément le dos à la réalité.

Dans quelle mesure peut-on dire que la question de la liberté individuelle, et donc la capacité à assumer ses actes, occupe aujourd'hui une place centrale dans le clivage gauche-droite ?

Classiquement, la gauche développe plutôt la culture de l'excuse tandis que la droite épouse plus volontiers le point de vue de la responsabilité individuelle. Le clivage entre déterminisme et liberté est toutefois plus philosophique que politique. Il y a à mon sens un déni d'humanité à considérer qu'un être humain n'est rien d'autre que le produit de ses déterminations. Les frère Kouachi ne sont pas des "enfants perdus". On a vu qu'il s'agissait d'hommes engagés et déterminés, disposés non seulement à mourir pour leur idéal, mais aussi à mener pendant des mois, voire des années, une vie apparemment normale afin de servir plus efficacement, au moment jugé opportun, la cause dont ils étaient les soldats. Ce comportement ne dénote aucune forme de désorientation ou de déstructuration. Il témoigne du sens qu'ils ont délibérément voulu donner à leur vie et à leur mort.

Le choix d'un système de valeurs n'est pas le fait d'un mécanisme, mais d'une conscience, raison  pour laquelle il est légitime de porter un jugement. Si le collabo et le résistant sont l'un et l'autre déterminés par leur contexte de fabrication, il n'ont aucun mérite ou démérite à être ce qu'ils sont et ne valent donc pas mieux l'un que l'autre. Cela ne correspond toutefois pas à ce qu'on peut observer : il est arrivé qu'au sein d'une même famille, un frère choisisse d'adhérer au nazisme, un autre d'y résister. Tous les "enfants perdus" des ghettos ethniques ne deviennent pas islamistes, et l'on a vu quelques jeunes gens issus de villages français tout ce qu'il y a d'ordinaire s'engager dans la cause du Jihad.

Le gouvernement a-t-il pris la mesure des enjeux qui se cachent derrière les derniers événements, au plan civilisationnel ?

Il est trop tôt pour le dire. Tous les camps, idéologiques et politiques, vont devoir réajuster leur discours, en fonction de cette évidence : l'ennemi, c'est l'islamisme. Vous ne choisissez pas votre ennemi, c'est lui qui vous choisit. Ceux qui voudront se focaliser sur autre chose, en prenant pour cible, qui l'islamophobie et l'extrême-droite, qui l'idéologie libérale-libertaire, appaîtront rapidement hors du jeu historique. J'ajoute qu'il est préférable, pour combattre efficacement, d'être pleinement convaincu des vertus de la civilisation à laquelle on appartient. Au plan civilisationnel, l'enjeu pour la gauche sera donc de s'arracher à son penchant pour "l'identité malheureuse", pour la droite, ce sera de résiter à la tentation du déclinisme morose à la Zemmour. On verra bien qui saura prendre la mesure de l'évènement.

En laissant entendre que l'exemple des frères Kouachi est susceptible de générer une "solidarité", Jean-Christophe Cambadélis n'exerce-t-il pas une forme de violence à l'égard de pans entiers de la société française ?

Ce qui paraît, encore une fois, très niais, c'est de laisser entendre qu'il dépendrait des politiques ou des médias d'éviter une telle solidarité. De deux choses l'une, ou bien vous êtes attachés aux valeurs de la société démocratico-libérale, et vous ne pouvez pas une demi-seconde vous sentir solidaire des frère Kouachi, ou bien vous vous solidarisez avec eux parce que vous partagez leurs convictions, mais, en ce cas, je ne vois pas comment vous pourriez être sensibles aux appels de Cambadélis et aux "Je suis Charlie". Or le problème est bien là : il existe sans doute des dizaines de milliers de Français, voire des centaines de milliers, qui, sans être candidats au martyr, sympatisent avec la cause islamiste. Les frères Kouachi ne peuvent être isolés du terreau culturel qui les a produit. Mais Cambadélis refuse de regarder en face cette pénible réalité. Le PS est mal parti.

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