Pourquoi nous avons désespérément besoin de mots nouveaux pour décrire notre futur <!-- --> | Atlantico.fr
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Le dictionnaire version 2015
Le dictionnaire version 2015
©Pixabay

Vapotage sémantique

Que ce soit avec l'apparition du mot "vapoter" avec le succès des cigarettes électroniques, les MOOC pour désigner l'utilisation grandissantes des formations en ligne, ou encore "lanceur d'alerte", de nombreux mots ont émergé en 2014. Et si le processus est normal pour une langue vivante, il n'a aucune raison de s'arrêter en 2015. La technologie, internet, la chimie et l'aéronautique seront les principaux champs de renouvellement du langage en 2015.

Thomas Godard

Thomas Godard

Thomas Godard est chercheur en histoire des idées linguistiques à l’Université de Cambridge.

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Atlantico : Les mots qui verront le jour en 2015 appartiendront-ils aux mêmes domaines sémantiques que 2014 ? A quelles inventions peut-on s'attendre ?

Thomas Godard : Evidemment les nouvelles technologies seront en pointe sur ce sujet, comme toujours. On observe néanmoins que les domaines dans lesquels les commissions terminologiques sont les plus prolifiques pour traduire les termes anglais sont la chimie, l’aéronautique, etc. dans lesquels les collaborations scientifiques sont très internationales. Mais ces domaines sont moins accessibles au grand public que les nouvelles technologies. L’utilisation de plus en plus répandue des smartphones va aussi contribuer à généraliser un certain nombre de termes. Je pense par exemple à gamifier qu’on croise ici ou là sur les sites spécialisés et qui traduit l’anglais gamify : c'est rendre ludique comme un jeu (game) un programme, et en particulier les applications pour smartphones, avec parcours par étapes, compétition entre participants, récompenses, etc.

Dans une société où l'innovation va souvent plus vite que l'invention des termes, de nombreux abus de langage apparaissent. Ainsi, le terme de "hacker" est aujourd'hui utilisé pour parler de pirates informatiques alors que son sens premier évoque simplement un passionné de technologie, doté d'une appétence pour démonter et remonter des objets. Sommes-nous dans une société particulièrement encline aux glissements du sens des mots ?

D’abord, il n’est pas certain que l’innovation aille plus vite que le langage, et encore moins que ce soit davantage le cas de nos jours que ce ne le fut par le passé. Tout inventeur dénomme son invention : avec l’invention vient le nom. D’ailleurs, certaines inventions –  celles qui relèvent de la pensée, des idées, en particulier – consistent précisément à dénommer ce qui existe déjà. Prenons le cas du storytelling: cela n’a rien d’une invention à proprement parler. Notre histoire depuis l’antiquité est remplie d’exemples de "grands hommes" s’inscrivant dans un récit pour donner du sens ou une légitimité à leur action ou leur fonction. Le meilleur exemple de storytelling n’est-il pas la Bible, qui nous raconte la vie glorifiée de Jésus de Nazareth ? Donc les inventeurs du storytelling n’ont rien inventé, ils ont mis des mots sur des choses.

Ensuite, il n’y a pas vraiment d’abus de langage dans l’utilisation à connotation négative du terme hacker. C’est un glissement sémantique comme il en existe beaucoup dans toutes les langues. Le terme s’est spécialisé et on en a oublié son origine. Les exemples de ce genre sont légion dans la langue française et ne datent pas des emprunts à l’anglais : le mot rien vient du latin REM qui signifie quelque chose, le mot école vient du grec σχολη ́ qui signifie le temps du repos, du loisir, par opposition au temps du travail ! On retrouve la même restriction à un sens négatif avec lobby, voire marketing. Et même en dehors des emprunts, le terme même de communication – tout ce qu’il y a de plus neutre – se trouve de plus en plus réduit au sens qu’on donne à l’abbréviation com’.

Par conséquent, oui cette dynamique continuera en 2015 parce qu’elle existe depuis toujours.

Existe-t-il une manière de quantifier cette apparition de nouvelles choses à désigner ? Comment en prendre la mesure ?

On peut mesurer les emprunts à l’anglais, car il faut bien admettre que ces innovations viennent le plus souvent du monde anglo-saxon. Il y a sans doute de plus en plus d’emprunts, mais en règle générale les études qui ont été faites sur le sujet montrent que le lexique français compte moins de 5% d’emprunts à l’anglais, certains disent même entre 1 et 3% seulement.

Mais il est bien difficile de quantifier ce qui peut être désigné. L’émergence de certains mots relève aussi parfois plus du marketing que de l’innovation. Prenons phablet (phablette en français) : un mot valise qui fusionne phone et tablet. L’usage du terme n’a pas vraiment décollé parce que sa pertinence est contestable au regard de sa faible différence conceptuelle et matérielle avec le smartphone.

Où en est la compétition entre les nouveaux mots anglais et français dans notre langue ?

En matière de précision, il me vient à l’esprit le destin du terme software. Pendant longtemps on a cité le mot logiciel comme un exemple de réussite totale pour les commissions terminologiques françaises. Ce mot inventé de toute pièce pour traduire software avait été complètement adopté par les francophones et avait éclipsé le terme anglais.

Or depuis quelques années on voit software refaire surface, pour la bonne et simple raison que le terme hardware a depuis été emprunté par le français. En effet, le sens des mots est relationnel: le champ sémantique d’un mot se définit par rapport à celui d’autres mots. Or, pour les distributeurs et le grand public qui devient de plus en plus connaisseur, l’opposition software/hardware est nécessaire, mais elle n’apparaît pas dans le terme logiciel, qui fonctionne en autonomie en français. Il en va de même pour desktop (ordinateur de bureau) qui est apparu au lancement des ordinateurs portables : les laptops, parce que l’opposition, la divison conceptuelle, est plus claire en anglais.

Quel est l'enjeu de ce processus ? 

Je ne sais pas si en matière de langage il y a des conséquences non désirées, car la langue est la propriété de ses utilisateurs. Elle est le reflet de ce qu’en font les locuteurs et si le besoin se fait sentir de créer de nouveaux mots pour être plus précis, cela se fait naturellement.

Le véritable enjeu des innovations linguistiques, c’est leur dissémination. Lorsqu’elles restent confinées à un cercle de spécialistes, elles apparaissent rapidement comme un jargon obscur et aliénant. Si le grand public se les accapare, en revanche, elles peuvent enrichir la langue et donc la vie commune.

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