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Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard : des analogies historiques entre les deux périodes
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Bonnes feuilles

Sur fond de brouillages intellectuels à gauche, une rebellitude d’apparence est en train d’infecter insidieusement la critique sociale. Philippe Corcuff propose la première approche globale des pièges idéologiques qui sont en train de se refermer sur nous. Extrait de "Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard", publié chez Textuel (2/2).

  Philippe  Corcuff

Philippe Corcuff

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon. Co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes, c’est un militant altermondialiste engagé à gauche qui tient un blog sur Mediapart. Il a notamment publié Où est passée la critique sociale ? (La Découverte, 2012), La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? (Textuel, 2012) et Polars, philosophie et critique sociale (Textuel, 2013).

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Les années 30 reviennent d’une certaine façon, partiellement, pas seulement, de manière déplacée, avec des inclinations plus soft, associées à des traits inédits de la période actuelle. Pour mieux nourrir l’analogie historique, il m’est paru utile de revenir sur quelques recherches que la sociologie et l’histoire leur ont consacrées. Nous en tirerons des repères comparatifs qui nous aideront à éclairer les quatre parties suivantes, focalisées quant à elles sur notre présent immédiat. Des ressemblances et des dissemblances commenceront à se faire jour.

Lire aussi, l'interview de Philippe Corcuff : “Eric Zemmour héritier de la BHL-isation de la pensée à l’oeuvre depuis les années 70” : quand Philippe Corcuff voit la droite dans la bouillasse et la gauche dans le brouillard

Chapitre 2  : coups de sonde dans quelques travaux historiques sur les années 30 en France

Dans leur ouvrage Vers l’extrême, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre soulignent des similitudes entre le climat idéologique actuel et les années 30 françaises, et plus particulièrement les thèmes agités alors par l’Action française[12], mouvement politique fondé en 1898 et marqué, sous l’influence de sa figure tutélaire Charles Maurras, par une rhétorique monarchiste, nationaliste et antisémite. Suivons cette piste, en nous plongeant dans quatre livres historiques consacrés (pour partie) aux années 30 en France. La lecture de ces livres avive nos inquiétudes quant à la situation actuelle, en nous rendant plus sensibles aux échos amoindris de cette période troublée et terrible au cœur de notre actualité.

Noiriel et le « national-sécuritaire », d’hier à aujourd’hui

Un des intérêts pour nous de la somme de Gérard Noiriel sur Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle)[13] est de traiter dans deux chapitres différents de la France des années 30 (chapitre VI : « Racaille et métèques ») et de celle d’aujourd’hui (chapitre VIII : « L’ethnicisation du discours sur l’immigration »). Il pointe d’abord des corrélations entre les effets sociaux de la crise économique et la politisation de ce qui devient un « problème », « l’immigration », autour d’un « discours national-sécuritaire » à droite et à l’extrême droite. Or, le discours national-sécuritaire fait justement son retour à partir du début des années 1980. Cependant le racisme apparaissait moins euphémisé hier, davantage admissible en public que de nos jours. Noiriel parle de « virage xénophobe de la presse française à partir de 1934 »[14].

Ces quelques rappels rapides pourraient, si on n’y prenait garde, nous conduire à surfer sur les préjugés économistes si courants quand on aborde les relations entre des mécanismes associés à une crise économique et l’accroissement de la xénophobie. Il faut s’émanciper de l’a priori tenace (présent tant chez des tenants du libéralisme économique que dans des variantes ordinaires du marxisme) selon lequel l’économique détermine automatiquement et mécaniquement le reste des rapports sociaux. Les travaux sociologiques nous conduisent à envisager les relations complexes entre des facteurs économiques (comme le chômage) et d’autres régions des rapports sociaux. Michel Pialoux et Alain Desrosières nous ont ainsi invités à prendre en compte « les médiations multiples » entre ces deux types de logiques sociales, à travers notamment la socialisation des individus et des groupes, avec des « effets de génération », alimentant des perceptions différentes, susceptibles de créer des inerties différentielles dans la prise en compte de changements dans la situation économique[15]. On doit également tenir compte des temporalités spécifiques propres au champ économique, au champ politique et aux configurations idéologiques, même s’ils ont des interactions.

Si l’on revient au contexte de développement des discours nationaux-sécuritaires décrits par Noiriel, « le problème juif » constituait une thèse « devenue évidente pour toute la droite à la fin des années 1930 »[16]. Il constate même, au-delà, une « banalisation du "problème juif" dans l’élite républicaine »[17], comme s’est banalisé aujourd’hui un « problème musulman » à travers notamment « l’affaire du voile islamique » entre 1989 et 2004[18]. Pour les deux périodes, Noiriel insiste sur « le pouvoir propre que détiennent les professionnels de la parole publique dans la fabrication des discriminations et des stéréotypes »[19], en particulier dans les milieux intellectuels, journalistiques et politiques.

L’historien nous rappelle aussi l’importance du Front populaire comme terreau de résistances antifascistes, alors qu’aujourd’hui la décomposition militante et populaire des partis de gauche nous laisse beaucoup plus démunis. Il n’y a pas que des conditions adoucissantes dans le passage analogique des années 30 à nos jours, mais aussi un facteur aggravant : on n’a plus affaire à une gauche montante, bien au contraire…

Á partir de Noiriel, on peut relever aussi deux analogies plus anecdotiques, mais porteuses de significations. Tout d’abord, il rappelle « la brillante élection de Maurras à l’Académie française en 1938 »[20], dans un climat antisémite. N’a-t-on pas eu en 2012, dans un contexte islamophobe cette fois, l’élection à l’Académie française d’Alain Finkielkraut ? Par ailleurs, c’est un homme de gauche, le radical Edouard Daladier, ministre de la Défense nationale du gouvernement de Front Populaire, qui, (re-)devenu président du  Conseil, s’inscrira dans « la fuite en avant dans la politique national-sécuritaire » avec les décrets-lois du 2 mai et du 12 novembre 1938 sur « la police des étrangers »[21]. Daladier ne fait-il pas, sur ce plan, comme un clin d’œil analogique à l’actuel Premier ministre Manuel Valls, dont le néolibéralisme sécuritaire a été pertinemment épinglé par Éric Fassin dans Gauche : l’avenir d’une désillusion[22]?

[12] L. Boltanski et A. Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p.20.

[13] G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées (1e éd. : 2007), Paris, Fayard, collection « Pluriel », 2014.

[14]Ibid., p.395.

[15] Dans M. Pialoux, « Force de travail et structure de classe », Critiques de l’économie politique (Éditions François Maspero), n°15-16, avril-juin 1981, et A. Desrosières et M. Pialoux, « Rapports au travail et gestion de la main d’œuvre : problèmes de méthodes », Critiques de l’économie politique (Éditions La Découverte/Maspero), n°23-24, avril-septembre 1983.

[16] G. Noiriel, 2014, op. cit., p.466.

[17]Ibid., p.467.

[18]Ibid., pp.634-643.

[19]Ibid., p.9.

[20]Ibid., p.441.

[21]Ibid., pp.460-465.

[22] É. Fassin, Gauche : l’avenir d’une désillusion, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014, pp.28-30.

Extrait de "Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard", de Philippe Corcuff, publié chez Textuel. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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