Double jeu : les méandres de l’attitude trouble de la Turquie face aux Califoutraques islamiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Le gouvernement turc s'apprête à autoriser les avions militaires américains à utiliser la base d'Incirlik.
Le gouvernement turc s'apprête à autoriser les avions militaires américains à utiliser la base d'Incirlik.
©Reuters

Liaisons dangereuses

Le gouvernement turc s'apprête à autoriser les avions militaires américains à utiliser la base d'Incirlik, dans un but humanitaire et logistique uniquement, mais reste réticent à l'idée de participer à une opération militaire. Ankara soutient particulièrement le Front islamiste (réunion de plusieurs mouvements rebelles syriens) qui a des liens indirects avec l'Etat islamique.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Au mieux décrite comme prudente, au pire comme ambiguë, la position de la Turquie a souvent fluctué. Quelle a été l’attitude de la Turquie depuis que l’Etat islamique existe et commet ses exactions ?

Alain Rodier : L'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) devenu aujourd'hui l'Etat Islamique tout court (ou Daesh, ce qui veut dire la même chose en arabe mais avec un côté péjoratif) existe presque depuis le début de la rébellion syrienne. En effet, ce sont des troupes de l'Etat Islamique d'Irak (EII) qui existaient 2006 (en Irak) qui ont pénétré dans le pays dès la fin 2011. Ses forces s'approvisionnaient alors principalement en Irak mais aussi en Turquie, au milieu des autres groupes rebelles. Il était alors fait aucune distinction entre les "modérés" et les "radicaux", le seul objectif était de faire tomber le régime de Bashar el-Assad, ce qui devait intervenir rapidement.

Il n'y a commencé à avoir une scission avec les autres formations qu'à l'été 2013. Le rejet de l'EIIL par les autres mouvements n'a été effectif qu'à l'automne 2013 et officialisé au printemps 2014. Mais pour la Turquie, la rupture n'est vraiment survenue qu'avec la prise du Consulat général de Mossoul par les forces islamiques à l'été 2014. 49 otages (dont 46 Turcs) ont été faits à cette occasion. Ankara s'est rendu compte du danger, un poil trop tard. Après, la Turquie a eu les mains liées car la priorité était alors donnée à la libération des otages. Celle-ci est intervenue il y a quelques jours. Il est possible qu'il y ait eu une sorte d'échange de "prisonniers".

En quoi peut-on dire que la Turquie a permis l’essor de l’Etat islamique ? Malgré ses dénégations, est-il envisageable de penser qu’Ankara s’approvisionne illégalement en pétrole auprès de l’Etat islamique ?

La Turquie a aidé tous les groupes rebelles syriens depuis l'origine car son objectif était (et reste) la chute du président Bashar el-Assad. Le prétexte invoqué sont les atrocités auxquelles il se livre contre son propre peuple. En fait, c'est plus compliqué. Les Turcs sont majoritairement sunnites et, surtout, ses dirigeants sont proches des Frères musulmans qui sont derrière la rébellion syrienne "modérée". Toutefois, 10% des Turcs sont des Alévites, donc assez proches des Allaouites au pouvoir à Damas, ce qui complique le problème. Les Alévites turcs se sentent rejetés par le parti au pouvoir en Turquie (l'AKP). La région frontlière turque a constitué pendant des années une zone refuge pour tous les rebelles. Ils pouvaient s'y livrer à tous les trafics, la contrebande y étant une activité traditionnelle. Beaucoup de blessés ont été soignés dans les hôpitaux turcs (on peut penser que c'est là que les autorités turques ont trouvé les membres de l'EI qu'ils auraient ensuite échangé contre leurs otages).

Ce n'est pas le gouvernement turc qui s'approvisionne en pétrole auprès des islamistes radicaux. Ce sont des "particuliers" (au sens large du terme) qui effectuent des trafics à l'aide de camions citerne, les autorités regardant "ailleurs". La corruption de fonctionnaires et le crime organisé jouent un rôle majeur dans cette affaire.

Une remarque : quand Daesh vend du pétrole (30% des capacités de production saisies), il y a forcément des acheteurs et des intermédiaire. Les identifier et les sanctionner devait permettre de considérablement faire diminuer les flux financiers. Il conviendrait aussi de regarder du côté des raffineries. En effet, les capacités de raffinage de Daesh seraient limitées et il échangerait de grosses quantités de brut pour de plus petites raffinées pour approvisionner ses véhicules.

Ankara a déclaré mardi être prêt à s’impliquer officiellement au sein de la coalition internationale qui lutte contre l’Etat islamique. Comment expliquer ce revirement ? La Turquie peut-elle en profiter en obtenant une meilleure image aux yeux des Européens ?

Ankara n'a que faire de son "image de marque" auprès des Européens. En réalité, c'est un subtil jeu d'influences et de séduction-répulsion qui se noue, et ce, depuis des dizaines d'années. Par contre, ses liens avec les Etats-Unis sont prioritaires pour Ankara. Or, Washington est, pour le moins, "insistant" pour obtenir des facilités opérationnelles sur la base aérienne d'Inçirlik située près d'Adana. En effet, pour le moment, uniquement des missions "humanitaires" partent de cette base où les Américains sont présents en force depuis des dizaines d'années. Sa proximité de la Syrie serait un avantage tactique important pour y mener des frappes.

Une deuxième mesure proposée par Ankara serait de constituer une zone tampon d'une trentaine de kilomètres à l'intérieur de la Syrie.

L'objectif est double :

  • y fixer les réfugiés (ils sont déjà 1 500 000 en Turquie qui a du mal à gérer une masse aussi importante);
  • contrôler les actions des indépendantistes du PKK qui sont aux côté du PYD, le parti kurde syrien dont les zones d'influence se situent le long de la frontière. En effet, il faut se rappeler qu'Ankara est hostile à la création d'un Etat kurde qui pourrait, ultérieurement, avoir des revendications territoriales sur le sud-est de la Turquie.

La Turquie ne risque-t-elle pas aussi de payer un éventuel engagement en subissant des attaques terroristes sur son territoire ?

La Turquie est habituée à ce type de menace et le peuple turc fait preuve d'une résilience hors du commun. Le dicton "fort comme un Turc" n'est pas une légende quoique "dur comme un Turc" serait plus adapté. Les actions terroristes ne lui font vraiment pas peur. Le PKK  et les groupes d'extrême-gauche en ont mené pendant des années. D'ailleurs plusieurs attentats ont eu lieu le long de la frontière mais les autorités les attribuaient aux services secrets syriens.

La Turquie connaît aujourd'hui de nombreux problèmes.

  • Son président et ancien Premier ministre Erdogan est surnommé par ses opposants : le "nouveau sultan". L'image est révélatrice: il se rêve en "Poutine turc" et ne tolère aucune opposition ;
  • il tente de présidentialiser le régime, ce qui oblige à un changement de la constitution ;
  • il est en conflit avec la puissante "fondation Gülen"qui prône un islam moderne mais aussi très rigoriste. Ce conflit fait que le régime a perdu le contrôle d'une partie de la police et de la justice, deux administrations pénétrées depuis des années par la fondation. Pour contrebalancer ce manque, il a fait libérer de nombreux militaires qui avaient été condamnés à de longues années de prison pour des soit-disant "complots" (des mégaprocès avaient bénéficié de l'aide de la fondation Gülen qui s'est toujours opposée aux militaires). Résultats : l'armée est "neutre" pour l'instant.
  • les 1 500 000 réfugiés coûtent cher et peu de pays aident la Turquie à faire face à cette vague déferlante.
  • l'économie turque très florissante ces dernières années connaît aujourd'hui des difficultés de débouchés, en particulier en raison des révolutions arabes qui ont tari la demande vers le Proche-Orient.
  • L'Arabie saoudite, l'Iran et d'autres pays musulmans contestent la volonté de leader que prône Ankara (sous l'égide des Frères musulmans).

Etc.

Ce sont ces problèmes qui font que l'exécutif turc "navigue à vue dans un brouillard épais". Seul point fort pour Erdogan : pour le moment, il n'y a aucune opposition interne structurée et crédible qui serait capable de le remplacer.

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