Et maintenant Air France ? La longue liste des victimes collatérales de conflits sociaux menés par des privilégiés pour des privilégiés<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
La grève continue ce jeudi à Air France.
La grève continue ce jeudi à Air France.
©Reuters

Injustice sociale

Les pilotes d'Air France entament leur dixième jour de grève, l'occasion de revenir sur les conflits sociaux parfois contre-productifs, qui bénéficient à un petit nombre au détriment de la majorité des salariés.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

Voir la bio »
Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

Voir la bio »
Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

Voir la bio »

Atlantico : En grève depuis plus d'une semaine, les pilotes d'Air France s'opposent au développement des filiales low cost de l'entreprise en Europe, craignant un "dumping social". L'option d'Air France pourrait néanmoins représenter l'occasion de développer une alternative à un modèle low cost dans l'aérien dont on connait les dérives. Au final les salariés d'Air France ne privent-ils pas l'ensemble des salariés de l'aérien du développement d'un modèle low cost plus avantageux ? 

Jean-Pierre Corniou : Le transport aérien court et moyen courrier connait une révolution totale impulsée par deux compagnies pionnières en Europe, Ryanair et Easy Jet qui ont été les premières à désacraliser le transport aérien pour en faire un produit de base limité au simple transport d’un point à un autre. D’autres compagnies ont suivi, comme Vueling, Norwegian, Air Berlin, venant miner le marché jusqu’alors lucratif des liaisons intra-européennes et conduisant toutes les compagnies historiques à revoir leur modèle d’affaires. C’est aussi un marché concentré où les deux leaders représentent 70 % du marché des 200 millions de passagers annuels low cost. Tout ce qui faisait encore le caractère d’exception du transport aérien a été balayé, le service de base inclus dans le prix du billet se limitant au transport, tout autre service devenant payant. Née dans le monde du web, ces entreprises ont imposé un modèle d’efficacité opérationnelle qui a notamment  remis en cause les avantages des pilotes devenus "chauffeurs" de l’air.

Un pilote confirmé Easy Jet gagne environ les deux tiers de son collègue d’Air France, travaille plus longtemps et n’a pas les mêmes avantages annexes. Le modèle low cost répond aux besoins des utilisateurs qui, grâce aux comparateurs de prix, vise systématiquement les billets les moins coûteux. Quant au cœur de service, le vol, il répond aux normes internationales en matière de sécurité. Il est évident qu’entre les liaisons ferroviaires à grande vitesse et les compagnies low cost, Air France, comme ses concurrents historiques, ne peut pas résister sans un changement draconien de son modèle.Soit l’entreprise accepte cette mutation, soit elle disparaît progressivement du marché moyen courrier qui représente 68% des passagers mais 33% des recettes. Le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) ne peut ignorer cette réalité économique. Il est aussi évident que les clients qui ont dû, de force, utiliser les services d’Easy Jet pourront ne pas revenir vers Air France.

>>> A lire également sur Atlantico : La vérité sur les très confortables conditions de travail des pilotes d’Air France

Gilles Saint-Paul : Je ne vois pas de quelles dérives il est question. Par ailleurs, le business model d'une entreprise n'est pas celui de ses concurrents. Les concurrents d'Air France peuvent développer le modèle low cost qui correspond à leur niche. La vraie question est que les pilotes d'Air France ont des rentes qui ne sont plus tenables face à la concurrence. Leur coût horaire est nettement plus élevé que chez les autres compagnies. Il est tout simplement impossible d'ouvrir le secteur du transport aérien à la concurrence et de maintenir de tels salaires. Si Air France a survécu jusqu'ici, c'est qu'elle a réussi à maintenir une part de marché très élevée sur les vols intérieurs français, notamment en rachetant nombre de ses concurrents. Mais on voit mal comment ces vaches grasses pourraient durer.

Hubert Landier : Venant après la grève à la SNCF, la grève des pilotes d’Air France aura de nouveau suscité la colère des voyageurs. Quelle qu’en soit l’issue, ce mouvement pose plusieurs problèmes de fond.
Première question : l’action du SNPL est-il conforme à ce que l’on pourrait appeler "l’esprit du syndicalisme", tel qu’il s’est affirmé au cours de notre histoire sociale ? Si tel n’est pas le cas, le mouvement des pilotes d’Air France ne s’appuie-t-il pas sur une récupération cynique, dans une optique étroitement corporatiste, de dispositions juridiques instituées à d’autres fins ? Dernière question, enfin, ne s’agit-il pas d’un conflit hautement significatif des réactions provoquées par la remise en cause d’avantages spécifiques qui, dans les circonstances économiques actuelles et à venir, ont cessé d’être viables ? Et ce changement du contexte de l’action syndicale ne devrait-il pas conduire les leaders syndicaux à une réflexion sur l’objet même de leur action ?
Le syndicalisme, en France et ailleurs, trouve son origine dans une révolte collective face à des conditions de vie jugées intolérables. Quelle que soit l’organisation issue de son histoire, les trois maîtres mots en sont : "justice", "solidarité" et "respect du travail". Qu’il s’agisse de militants d’inspiration marxiste, positiviste ou socal-chrétienne, il s’agit là de valeurs qui leur sont communes et qui leur permettent de se retrouver sur des objectifs identiques :
 l’esprit de justice, s’opposant à des inégalités, dans les conditions de vie, tendant à dissoudre ou à dénaturer le lien social et à se développer ou à se maintenir sans autre justification que le pouvoir d’imposer ;
•    l’esprit de solidarité, l’action collective, fondée sur la défense d’un bien commun et un sentiment de fraternité entre égaux, tendant à l’emporter sur les initiatives individuelles fondées sur la seule recherche de l’intérêt personnel ;
•    le respect du travail et du travailleurs, dès lors qu’il serait nié ou négligé par certaines catégories sociales dont les ressources seraient autres que le revenu issu d’une activité professionnelle salariée.

C’est cette triple exigence morale qui donne sa légitimité à l’action syndicale depuis ses origines. Et notre histoire sociale peut se lire comme la lente et difficile émergence d’institutions visant à assurer son expression. Parmi elles le droit de grève, celui-ci consistant pour les salariés estimant être victimes d’injustices à cesser collectivement le travail en vue d’obtenir des conditions d’emploi jugées plus équilibrées.
Ces valeurs fondamentales, toutefois, n’ont cessé d’être bafouées par certaines catégories de salariés tout au long de notre histoire sociale. Il s’agit de professions hautement organisées et cherchant à imposer au bénéfice de leurs membres, quel qu’en soit le coût ou les conséquences, les conditions d’emploi les plus avantageuses possibles. Ces professions profitent alors d’un "bargaining power" favorable : obtenir beaucoup dans la mesure où leur capacité de nuisance, en cas de grève, est élevé. Il n’est plus question alors ni de justice ni de solidarité : seul compte l’intérêt bien compris des membres de la profession, selon la formule de Samuel Gonspers, le père du syndicalisme américain : "more, here and now".

Dans quelle mesure peut-on dire qu'en protégeant leurs intérêts, les pilotes d'Air France mettent à mal l'ensemble du système social ? Qui sont les salariés qui en feront les frais ?

Jean-Pierre Corniou : Les 3 500 pilotes ne représentent qu’une minorité parmi les 50000 salariés d’Air France. Ils ont réussi au fil de temps à bien gérer les avantages sociaux liés à leur position professionnelle. Ce n’est pas le cas des autres catégories de salariés de la compagnie, dont la solidarité avec les pilotes est très faible. Or il est évident que les 240 millions € perdus dans ce conflit auront un impact sur l’ensemble du fonctionnement de la compagnie, qui a déjà supprimé 10000 emplois en 5 ans. Le coût de la longue grève de la SNCF de juin 2014, soit 160 millions € doit de la même manière être récupéré sur l’ensemble des dépenses de la compagnie.

Le plan de retour à l’équilibre financier Transform 2015 a déjà largement concerné le personnel au sol et marginalement les pilotes. Une première vague de départ dans le plan de 2012 a concerné 2900 personnes et un plan complémentaire a été conduit au premier semestre 2014 pour 1826 personnes (en etp). Il est évident que les progrès de productivité, l’allongement de la durée du travail concerneront les personnels non navigants.

Gilles Saint-Paul :
Il ne faut pas confondre le système social avec l'existence de rentes dans certaines entreprises anciennement protégées de la concurrence. Les économistes ont montré depuis longtemps que lorsqu'une entreprise est abritée de la concurrence, ses employés ont tendance à s'approprier une partie des rentes de monopole ainsi créées et à obtenir de leur employeur des salaires supérieurs à leur salaire de marché. Inversement, quand on déréglemente, il est naturel de voir ces rentes être éliminées. Ce processus est évidemment douloureux pour les salariés qui en font les frais. Le système social n'est pas censé créer des rentes au détriment du consommateur mais protéger les salariés contre le risque de perte d'emploi, de maladie, etc. D'ailleurs des pays comme la Suède ont introduit une haute dose de concurrence dans les marchés de biens et services tout en préservant leur état-providence. La seule chose mise à mal par la grève des pilotes, c'est la compagnie Air France elle-même.

Les salariés qui devront payer les pots cassés sont tout simplement les pilotes eux-mêmes, qui font face à la déréglementation mais aussi à la dévalorisation de leur qualifications, parce que les avions sont de plus en plus faciles à conduire. C'est ce qu'on appelle le progrès technique "déqualificateur". Il n'est pas sans rappeler l'invention de la chaîne de montage qui il y a près de cent ans avait  rendu obsolète le savoir-faire des artisans du secteur automobile. Ceci, pour le plus grand profit des consommateurs et des nouveaux ouvriers de chez Ford qui voyaient leur salaire augmenter -- mais pas pour celui des artisans spécialisés dans les techniques antérieures.

Hubert Landier : Le mouvement de grève des pilotes d’Air France est typique d’une telle tendance. Peu importent les conséquences qui en résultent pour les clients, pour d’autres catégories de salariés ou pour les chances de survie de l’entreprise elle-même : il s’agit d’obtenir, pour les mandants du SNPL, le maintien d’avantages hors de toute considération pour les conditions économiques sur lesquelles ils se fondaient. Ce comportement n’est pas nouveau et l’on se souviendra des mouvements à répétition des ouvriers du livre, des dockers, des marins de la SNCM ou encore, des cheminots soucieux d’obtenir le maintien d’avantages obtenus en d’autres temps. Bien entendu, ces prétentions souvent exorbitants s’enveloppent le plus souvent d’un discours auto-justificateur : il ne s’agirait que de justice ou d’action "dans l’intérêt des usagers". On observera seulement que le SNPL n’aura pas pris de telles précautions et qu’il aura ainsi "perdu la bataille de l’opinion".

On ne cherchera pas si les dirigeants du SNPL agissent dans un esprit de pur cynisme, par aveuglement sur les conséquences de leur action ou dans l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats aux prochaines élections professionnelles par rapport à leurs concurrents sur la scène syndicale. On notera seulement :
•    une tendance à l’enfermement dans une logique négligeant, volontairement ("obtenir plus tant qu’on le peut") ou par défaut d’une mise en perspective, l’évolution des conditions économiques de leur action et ses conséquences, à la fois pour l’entreprise, sr le plan économique et pour l’avenir de la profession ; la recherche d’une solution négociée qui serait viable sur le long terme se trouve ainsi sacrifiée à la recherche d’un avantage à court terme ;
•    un encouragement résultant du laxisme ou du manque de courage de certains employeurs qui, pendant longtemps, auront préféré "payer la paix sociale", considérant que cela ne leur coûtait pas cher, plutôt que de risquer un affrontement provisoirement coûteux. Et donc, bien souvent, l’employeur laissait faire, quitte à laisser s’installer des rentes de situation que rien ne justifiait sinon la menace d’un conflit.  A cela se sera ajouté, enfin, l’effet d’une logique idéologique selon laquelle toute "lutte" contre l’adversaire de classe se justifie par principe.

Le seul problème, c’est que ce qui était économiquement possible à l’époque de la croissance forte, lorsque les "dividendes du progrès" permettaient de financer des "avancées  sociales" essentiellement conçues en termes d’augmentations régulières de pouvoir d’achat, ne l’est plus dans un contexte de crise économique débouchant, pour beaucoup, sur une baisse de leur pouvoir d’achat. Et donc, les conflits du type de celui d’Air France risquent de se multiplier dans les années à venir, s’agissant d’entrepris ou de services publics qui n’ont plus les moyens de "payer la paix sociale" et de satisfaire les exigences, justifiées ou non, de certaines catégories de salariés. Ajoutons que lorsque celles-ci obtiennent satisfaction, c’est alors au détriment d’autres catégories qui ne sont ps en mesure de se faire pareillement entendre. Et c’est ainsi que l’on entendra beaucoup parler des exigences des internes des hôpitaux et un peu moins des infirmières.
Un tel risque, certaines catégories de salariés étant beaucoup plus en mesure de se faire entendre que d’autres, devrait interpeler le syndicalisme. Quant tous profitaient de l’abondance de « grain à moudre », pour reprendre l’expression du regrettée André Bergeron, le fait qu’il soit inégalement réparti représentait un moindre mal. Il n’en va pas de même dès lors qu’il s’agit de répartir la pénurie. Que certains obtiennent plus alors que le plus grand nombre doit se serrer la ceinture devient alors, au moins pour ces derniers, tout bonnement insupportable. Le progrès social ne consiste plus, alors, à obtenir plus, plus ou moins, pour tout le monde, mais à faire valoir une plus grande équité dans la répartition des efforts indispensables. 

Dans l'histoire des conflits sociaux des 50 dernières années, quels sont ceux qui ont présenté un caractère contre-productif, et même fatal à un secteur ou une entreprise ?

Jean-Pierre Corniou : Un conflit social ne se produit jamais dans un ciel serein. Il traduit la réaction des salariés d’une entreprise à des mesures de réduction d’effectifs ou de remise en cause d’avantage sociaux. Ces mesures sont elles-mêmes le résultat d’une réaction de la direction à une perte d’activité et à une dégradation des résultats économiques conjoncturels ou structurels. La responsabilité de ces mesures d’adaptation en revient bien sûr toujours à la direction, dotée du pouvoir de gestion, mais la capacité des personnels à accepter les transformations requises conditionne l’efficacité de ces mesures. Dans les pays anglo-saxons où les mesures d’adaptation d’effectifs sont rapides, les gains sont rapidement visibles au prix d’un ajustement brutal. Le droit du travail français, comme les pratiques sociales, ne permettent pas un tel ajustement mais très souvent les conséquences sont plus lourdes et plus durables. C’est un choix délicat qui reflète un climat général socio-économique dont l’impact contra-conjoncturel peut être positif mais qui ralentit tout mouvement d’ajustement.

Les exemples d’échec de ces transformations imposées sont nombreux. La responsabilité ne peut en être exclusivement attribuée aux organisations sociales, mais aussi au retard dans le diagnostic des directions, dans l’inadaptation des mesures correctrices ainsi qu’aux mesures dilatoires des pouvoirs publics désirant amoindrir l’impact social et politique de ces ajustements. Il faut également souligner que la désindustrialisation de la France, engagée depuis plusieurs décennies, a été le théâtre de nombreuses actions sociales souvent désespérées fondées sur le refus de pertes d’emploi considérées par les syndicats comme irréversibles dans des régions où la fluidité du marché du travail était inexistante.

Les ouvriers du livre

Jean-Pierre Corniou : Le syndicat du Livre est un exemple d’un syndicat de métier qui a fait du maintien des avantages qui ont été concédés aux ouvriers de ce secteur depuis la Libération le seul axe de son action. Exemple typique d’un syndicat "à l’américaine", prêt à tout pour défendre les acquis corporatistes, y compris violences et intimidations, le syndicat du Livre a contribué par ses multiples grèves à répétition à  la dégradation de la situation économique de la presse quotidienne en  France. En 2010, la SGLCE-CGT bloque la distribution des périodiques durant trois semaines en région parisienne. Elle s'oppose à la réorganisation du groupe Presstalis (ex-NMPP) et de la messagerie Société presse Paris services (SPPS) chargée de la distribution de la presse à Paris, structurellement déficitaire... En 2012 de nouvelles violences n’empêchent pas la mise en faillite de Presstalis, qui a perdu une grande part de ses clients.

Gilles Saint-Paul : Le cas du syndicat du livre est assez comparable à celui des pilotes de ligne. Il s'agit en effet de rentes soutenues artificiellement par des entraves à la concurrence. Le syndicat du livre est un des rares exemples français de closed shop à l'anglo-saxonne, c'est à dire de monopole syndical sur l'embauche. De plus, le syndicat contrôle l'embauche non pas au niveau d'un périodique (ce qui préserverait une certaine concurrence), mais au niveau de l'ensemble de la presse. De ce fait, les ouvriers du livre gagnent deux ou trois fois plus que ce qu'ils pourraient gagner sur un marché concurrentiel. Le résultat est que la presse française est exsangue si on la compare à ses homologues des autres pays. Par exemple, El Pais tire à 400.000 exemplaires, alors que Le Monde ne tire qu'à 275 000 exemplaires, bien que l'Espagne soit nettement moins peuplée et moins riche que la France. Cette situation nuit donc aux acteurs du secteur non protégés par ces conventions collectives: journalistes, personnel administratif, etc, dont le marché du travail est artificiellement réduit, ainsi évidemment qu'aux actionnaires de ces journaux et aux lecteurs.

Dockers et marins

Jean-Pierre Corniou : Le transport maritime est aussi un bon exemple de secteur où les conflits sociaux ont vulnérabilisés l’activité aussi bien des transporteurs que des ports français, qui ont connu un déclin constant au profit des ports hollandais et belges de la Mer du Nord. Les conflits structurels du port de Marseille ont vulnérabilisé ce port plus que tout autre. Entre 2005 et 2010 Marseille a connu cinq blocages. Le conflit  de 2010 sur les retraites a duré 33 jours. En 30 ans, les parts de marché du GPMM en Méditerranée sont passées de 28% à 16% en 2010. Le port de Marseille Fos est désormais le cinquième port européen derrière Rotterdam, Anvers, Hambourg et Amsterdam.  

Les conflits à répétition de la SNCM conduisent cette compagnie, largement subventionnée dans des conditions interdites par le droit européen de la concurrence, à une probable disparition.

Sidérurgie

Jean-Pierre Corniou : Les conflits sociaux des années quatre-vingt ont marqué l’histoire de la sidérurgie française, condamnée par les coûts de production et le vieillissement technique de ses installations continentales, non situées en bordure côtière. La fermeture des hauts-fourneaux de Florange est le dernier épisode de cette mutation technique que les mouvements syndicaux, souvent violents, n’ont pu ralentir.

Gilles Saint-Paul : Le cas de la sidérurgie est fort différent. Le déclin de l'emploi dans ce secteur résulte de l'évolution des technologies (nouveaux matériaux, plastiques, etc), et de la mondialisation qui a conduit à des délocalisations dans ce secteur. Il s'agit donc bien moins de pertes de rentes que de pertes d'emploi, qui, en bonne logique, auraient dû se traduire par des reconversions dans d'autres secteurs pour des salaires plus ou moins comparables. Mon opinion est que le "modèle social" français fondé sur la rigidité du marché du travail n'est pas propice à de telles reconversions. Les pertes d'emploi dans ces secteurs mettent en lumière cet aspect du "modèle social", tout en le fragilisant à cause de leur effet sur le chômage.

L’affaire LIP

Jean-Pierre Corniou : LIP était un fleuron de l’industrie horlogère française, implanté à Besançon. En 1973, cette entreprise rencontre des difficultés économiques sérieuses qui conduisent à un dépôt de bilan. En juin commence une très longue grève qui va cristalliser toutes les passions anti-entreprises dans une France qui émerge de mai 1968. La grève avec occupation d’usine dure jusqu’en septembre 1977, date de la liquidation de l’entreprise, reprise sous forme de coopérative ouvrière par les salariés. C’est une grève symbolique à laquelle la plupart des conflits de l’époque vont se référer, le terme « les LIP » employé pour nommer les grévistes étant devenu un terme courant dans ce type de conflits durs.

Continental

Gilles Saint-Paul : Ces conflits plus récents sont essentiellement le résultat des problèmes de compétitivité de l'économie française, qui se sont accumulés sous les effets conjugués des 35 heures, de la hausse de la fiscalité sur le travail imposée par le financement de l'Etat-providence, et des différentiels d'inflation par rapport à nos voisins de la zone Euro. Les salariés exposés à ces pertes d'emploi ne sont pas particulièrement mieux payés que dans d'autres entreprises françaises, ce qui les distingue des ouvriers du livre ou des pilotes d'Air France. De plus, ils mettent en lumière la difficulté considérable qu'il y a pour les entreprises à mener leurs affaires comme elles l'entendent (on peut penser à l'invalidation de la procédure de licenciement dans le cas de Continental, et à l'intrusion du gouvernement dans le conflit dans le cas de Florange, etc). Cet aspect des choses n'accroît évidemment pas l'attractivité de la France pour les investisseurs, ce qui ne fait qu'augmenter nos problèmes. Les conséquences pour le modèle social français sont simples: nous vivons désormais au-dessus de nos moyens, en particulier parce que le système tend à décourager le travail; moins on travaille, moins on produit, et moins on consomme - en d'autres termes, plus on est pauvre ! Le travailleur français est coûteux parce que la majeure partie de son salaire doit être reversée à l'Etat, qui lui-même en reverse une bonne partie aux retraités, chômeurs, malades, etc. Il est aussi coûteux parce qu'il travaille moins d'heures par an  que la plupart de ses homologues étrangers, tout en visant un pouvoir d'achat élevé. Ces conflits sont une sirène d'alarme qui nous montre que notre modèle social  est désormais incapable de conjuguer compétitivité et pouvoir d'achat. 

Comment faire en sorte, dans le contexte actuel, de favoriser une culture du dialogue social qui bénéficie à l'ensemble des salariés ?

Jean-Pierre Corniou : La tradition syndicale française présente deux visages contrastés : l’un persiste à revendiquer un changement de système politique pour accéder à une meilleure situation économique et sociale des salariés, et refuse donc la négociation, l’autre exploite en revanche la négociation comme moyen de faire progresser les drois sociaux. Aucun syndicat ne prône la cogestion à l’allemande estimant que seul le patronat est responsable de la bonne marche des affaires.

Gilles Saint-Paul : On pourrait s'inspirer de l'Allemagne dont le système, bien que loin d'être idéal, offre de meilleurs résultats. Les syndicats allemands préservent leurs emplois en faisant des concessions sur les salaires et les heures travaillées pendant les récessions, et s'y retrouvent pendant les reprises où leurs salaires croissent alors plus vite que l'activité économique. Ce modèle n'est pas idéal parce qu'il ignore les intérêts des "outsiders" (chômeurs, par exemple), qui auraient une plus grande chance de trouver un emploi si les "insiders" étaient licenciés plutôt que maintenus dans leur emploi initial. Il est cependant bien supérieur au modèle français qui est fondé sur le conflit et qui au total ne donne pas de meilleurs résultats en termes de pouvoir d'achat des salariés. Les syndicats français doivent abandonner leur héritage marxiste qui considère l'employeur comme un ennemi de classe et les mesures d'incitation à l'embauche comme des "cadeaux aux entreprises" qui se feraient au détriment des travailleurs.

En faisant jouer leur pouvoir de nuisance, ils obtiennent peut-être quelques avantages de courte durée pour leurs membres; mais ils réduisent l'intérêt à créer des entreprises et à embaucher, ce qui, en rendant atone le marché du travail, les place in fine dans une situation de dépendance par rapport à leur employeur; ce dernier ne rêvant, lui, que de délocaliser son entreprise pour se débarrasser. On se retrouve alors dans une situation de défiance, ce qui crée un cercle vicieux en renforçant l'atmosphère de conflit, c'est à dire le problème de départ. Il est donc important d'évoluer vers une culture où l'on tente de protéger les salariés dans l'emploi en général, plutôt que dans l'emploi qu'ils sont en train d'occuper.


Hubert Landier : Pour nombre de syndicalistes dont l’action s’inscrivait dans une perspective de croissance économique et de progression plus ou moins régulière du pouvoir d’achat, cela aura représenté un changement culturel. Ce qui était jugé "normal" a cessé de l’être. Il aura fallu négocier des accords "donnant-donnant" ou "gagnant-gagnant". Cela même n’est plus possible. Voilà qui oblige le syndicalisme à repenser les objectifs de son action. La chrématistique avec laquelle il en était venu à s’identifier devra laisser place à un retour à ses valeur fondatrices : justice, solidarité, respect du travail.

Reste à savoir s’il le peut encore : les buttes témoin d’un syndicalisme en voie d’effondrement se situent précisément là où les syndicats sont en mesure d’obtenir, pour leurs mandants, des avantages équivalant à des rentes de situation. Rien de plus éloigné de l’esprit de justice et de solidarité. C’est aux dirigeants confédéraux de faire valoir ce que recommandent l’une et l’autre au plan national interprofessionnel. Or, il n’est pas sûr qu’ils en aient vraiment le pouvoir.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !