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Taubira lance la “Justice pour tous” : une réforme justifiée mais qui passe à côté des problèmes de fond
©Reuters

Simplification

Christiane Taubira veut "faciliter et simplifier la justice pour tous" grâce à un projet de réforme "de la justice au quotidien". La tâche est multiple et se heurte à des problèmes qui durent souvent depuis des années.

Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

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Atlantico : La ministre de la Justice, Christiane Taubira, a présenté ce mercredi 10 septembre en conseil des ministres son programme pour faciliter l’accès à la justice. Parmi les propositions évoquées, lesquelles peuvent réellement permettre un meilleur accès à la justice ?

Gérald Pandelon : Le programme présenté par Mme Taubira va dans la bonne direction, notamment sur deux points essentiels : d'une part, la simplification de l'accès aux juridictions, puisqu'effectivement, ce sont près de 30 modes de saisine distincts qui existent aujourd'hui, ce qui est excessif ; d'autre part, le nécessaire rapprochement entre le justiciable et l'institution.

Toutefois, les grandes réformes attendues par la plupart des avocats et de nombreux magistrats (certes, discrètement) sont pas évoquées.

Rien, en effet, sur la question de l'indépendance de la justice et du lien malsain entre le parquet et les services de la chancellerie et plus généralement sur le fait que dans le système judiciaire français la haute magistrature (les procureurs généraux notamment) sont inféodés au politique. Rien sur l'essentiel, à savoir un véritable processus d'autonomisation des hauts fonctionnaires de la justice.

Rien sur un nécessaire statut plus protecteur de l'avocat pénaliste dans l'exercice de ses missions. Est-il normal que des avocats se fassent régulièrement agresser par leurs clients sans qu'aucun acteur politique ne s'en émeuve ? A croire que les réformes Taubira ne s'adressent qu'à une seule catégorie de la population : ceux qui sont considérés, à tort ou à raison, comme les plus démunis face à l'appareil judiciaire.

En revanche, ceux qui sont considérés, souvent à tort, comme des "nantis" (les avocats, par exemple, ne sont pas cités une seule fois par les mesures du Garde des Sceaux) sont les grands oubliés de la réforme Taubira. D'ailleurs, certaines réformes préconisées auront même pour conséquence de reléguer le rôle des avocats à la portion congrue. Il s'agit d'une réforme judiciaire fondée, in fine, sur des mesurettes qui, pour être utiles, n'abordent pas les problèmes de fond. C'est une réforme davantage dictée par des motifs idéologiques que par un réel souci de moderniser notre institution.

Le projet présenté par Christiane Taubira vise entre autre à simplifier les démarches pour saisir la justice. Quelles barrières la complexité perçue par certains justiciables génèrent-elles dans l'égalité de tous, et de fait, à la justice ? Quelles sont les principales inégalités ?

Je ne sais pas si la simplification souhaitée par Mme le Garde des Sceaux va, en pratique, réduire les inégalités. La réelle inégalité qu'aucune réforme judiciaire ne pourra jamais éliminer, c'est tout simplement que certains justiciables peuvent choisir les avocats de leur choix car ils peuvent les payer et d'autres non. Ce faisant, ces derniers restent tributaires d'avocats qui leur sont désignés, qui ne sont pas forcément moins compétents, mais souvent moins motivés car peu honorés sur le plan financier. Or, dans un contexte de rigueur budgétaire, cette situation n'est pas prête de s'améliorer. Au surplus, même si certaines juridictions permettent en théorie de se passer des services d'un avocat, quelles seront, en pratique, les chances de l'emporter devant un tribunal de ce justiciable bien souvent dépourvu de réelles connaissances juridiques, face à un professionnel du droit aguerri comme l'avocat ? Aucune, ou très minces. C'est toujours le décalage entre la théorie (ce qu'il est possible de faire) et la pratique ou la realité qui pose problème. Or, si la pratique ou la réalité vécue contredit systématiquement la théorie, n'est-ce pas alors que la théorie est mauvaise ?

L'aide juridictionnelle vous semble-t-elle suffisante pour répondre justement à cette complexité ressentie par les plus éloignés des questions de justice ?

Il n'existe pas de relation de causalité entre le fait qu'un justiciable puisse bénéficier de l'aide juridictionnelle (AJ) et le fait que sa compréhension de l'institution judiciaire et de ses méandres en soit augmentée. En revanche, une réelle revalorisation de cette aide, ce qui est loin d'être le cas, pourrait conduire des avocats plus expérimentés à défendre des justiciables en acceptant ce type de rémunération. À mon sens, la réelle difficulté de l'aide juridictionnelle réside dans le faible montant alloué à l'avocat, ce qui la rend peu attractive - d'autant que cette aide est octroyée en fin de mission, ce qui contraint l'avocat à faire l'avance des frais tout au long de la procédure, une avance qui excède le plus fréquemment le montant que ce Conseil pourra récupérer. Autrement dit : l'avocat paie, en pratique, pour son client. Un client qui sera d'ailleurs autant exigeant avec son avocat que s'il l'avait grassement réglé, ce qui devient insupportable et ingérable sur un plan économique, à terme, pour l'avocat. Idéalement, il faudrait que tout avocat ait l'obligation de l'accepter, ce qui contreviendrait alors au principe de liberté qui est au fondement de toute profession libérale ; mais, en revanche, présenterait l'avantage de dispenser à tout justiciable non seulement une défense de qualité mais également réduirait les inégalités entre ceux qui peuvent s'offrir l'avocat de leur choix et ceux qui attendent que le Bâtonnier leur en désigne un. En pratique, seuls les gros avocats qui ont déjà une avance financière conséquente pourraient se payer le luxe d'accepter l'AJ, ce qu'ils ne font même pas...

L'un des principaux griefs fait à la justice est la longueur du délai, parfois jusqu'à l'absurde, pour voir son affaire traitée. Quelles sont les juridictions qui ont le plus grave problème en la matière (et à l'inverse, quelles sont celles qui tirent leur épingle du jeu) ? Comment les améliorer ?

Toutes les juridictions connaissent ce problème, malgré les progrès effectués. Il n'est pas rare d'attendre, par exemple, lors d'une affaire civile devant se juger sur le fond, avec désignation d'un juge de la mise en état, près de 3 années ; il est fréquent de devoir attendre 4 années pour qu'un juge d'instruction, en matière pénale, rédige une ordonnance de renvoi devant un tribunal correctionnel, et ce, même pour des affaires ne présentant pas de difficulté particulière ; outre le fait que s'agissant d'un contentieux suspensif, le prévenu condamné en premier ressort pourra interjeter appel du jugement rendu, ce qui non seulement anéantira la décision du premier degré mais conduira la chambre des appels correctionnels à statuer parfois 2 années après, etc.

Les mêmes délais, par ailleurs, sont ceux observés devant un tribunal administratif, qui le plus souvent rendra sa décision près de 3 années plus tard. Autrement dit, il s agit d'un problème récurrent de tout notre ordre juridictionnel. Ces lenteurs sont liées à l'absence de greffiers, à l'absence de magistrats, ou à leur absence de motivation, mais fondamentalement à une absence de moyens. Il faudrait, pour améliorer l'économie générale du système, imposer des délais maximaux aux termes desquels une audience devrait nécessairement être fixée, ce qui conduirait à augmenter la productivité des magistrats à effectifs constants, ce qui, en pratique, ne se ferait pas. Il faut donc recruter. Mais avec quelles marges de manœuvre budgétaires ?

La majorité des affaires de la juridiction civile (70% des procédures) concernent des litiges de quelques centaines d'euros seulement, ce qui peut dissuader certains particuliers d'engager des frais de justice. Comment améliorer la situation pour que le justiciable ne raisonne pas en coût/avantage pour son projet ?

Sur ce point, la possibilité (relativement récente) d'une convention de procédure participative permettant aux parties de trouver un accord, puis, de le faire homologuer devant un juge civil, constitue une bonne mesure. Il faut pouvoir étendre ce type de dispositif afin que l'avantage procure au justiciable l'emporte effectivement sur les frais engagés. D'ailleurs, même en matière pénale, ce type de transaction entre un prévenu et le parquet devrait se généraliser lorsque les sommes en question ne sont pas excessives. Le système pénal tunisien, par exemple, prévoit ce type de transaction entre le ministère public et l'auteur des faits. Si la victime accepte le montant que lui propose l'auteur de l'infraction, une transaction interviendra, sans procès, sous le contrôle du parquet. Ce que le système répressif tunisien a prévu ne peut-il être transposé au sein de notre ordre juridictionnel répressif ? 

Le débat est fréquemment relancé sur une inégalité grandes villes/petites villes concernant l'accessibilité de la justice. Quel analyse faites-vous justement de cette inégalité territoriale ?

L'inégalité territoriale est réelle. Tout est facilité, à mon sens, dans de petites juridictions, où l'accès au droit est plus rapide. Il est plus facile d'y obtenir un rendez-vous avec un professionnel du droit, fut-il avocat ou greffier voire par un magistrat, davantage à l'écoute. Cette "justice de proximité du quotidien" n'existe pas dans de grandes agglomérations où, par définition, tout est toujours plus compliqué. Dans de grandes villes, cette difficulté est toutefois partiellement surmontée par la possibilité donnée aux avocats de dispenser des consultations gratuites aux justiciables les plus nécessiteux. Cette inégalité territoriale en matière judiciaire devrait pouvoir être corrigée en multipliant au sein des mairies, par exemple, et plus fréquemment que les seuls rendez-vous mensuels avec des avocats "gratuits", la possibilité de pouvoir quotidiennement s'entretenir avec un professionnel du droit qui pourrait être également un fonctionnaire territorial et pas forcément un auxiliaire de justice. 

Les reproches faits à l'accessibilité de la justice sont récurrents, et l'opinion publique perçoit peu de changements positifs. Pourquoi l'institution est-elle si complexe à réformer malgré la succession des ministres de la Justice qui s'essayèrent à l'exercice ?

Parce que fondamentalement l'institution judiciaire ne souhaite pas réellement se réformer. Il n'y a que les justiciables et les professionnels du droit autres que les magistrats pour souhaiter une amélioration du système, car ils souffrent au quotidien de cette inertie du service public de la justice. Il y a également l'idée très répandue dans les mentalités judiciaires que l'institution ne peut pas se tromper ;  elle est, certes, une institution humaine, mais elle est vécue comme infaillible pour la plupart de ses membres. Or, pourquoi devrait-on réformer un système que les juges, très majoritairement, considèrent, pourtant à tort, comme parfait ? D'une manière consciente ou pas, l'institution judiciaire est appréhendée comme une institution quasi-divine, voire immortelle. Et symboliquement, seul Dieu ne meurt pas...

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