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Payer ou pas pour libérer les otages, Français ou Anglo-saxons, qui a raison : regards croisés d’un philosophe et d’un connaisseur du dessous des cartes
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Dilemme moral

Avant son exécution par les islamistes irakien, James Foley avait fait l'objet d'une demande de rançon à hauteur de 100 millions de dollars. Si la stratégie américaine est de ne pas financer ses ennemis, la question morale subsiste.

Alain Chouet

Alain Chouet

Alain Chouet est un ancien officier de renseignement français.

Il a été chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE de 2000 à 2002.

Alain Chouet est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam et le terrorisme. Son dernier livre, "Au coeur des services spéciaux : La menace islamiste : Fausses pistes et vrais dangers", est paru chez La Decouverte en 2011.

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Mardi 19 août, la vidéo de l'exécution du journaliste américain James Foley retenu en otage par l'Etat islamique a été mise en ligne alors qu'une semaine auparavant sa famille et son journal, le Global Post, avaient reçu une demande de rançon de 100 millions de dollars. Le message demandait également la libération d'un pakistanais soupçonné d'être affilé à Al-Qaïda et actuellement détenu aux Etats-Unis. Malgré la menace de l'Etat islamique de tuer James Foley, les Etats-Unis n'ont pas cédé à cette demande. Les Etats-Unis auraient-ils dû mettre à mal leur doctrine de non-négociation et payer cette somme pour sauver la vie du journaliste ?

Michel Maffesoli : Une doctrine est une doctrine : ce n’est pas parce que l’adversaire surenchérit dans le montant de la rançon demandée qu’il faut lui céder. Ceci relève de la plus élémentaire analyse géopoligique. Je ne me risquerai pas plus avant dans ce domaine qui n’est pas le mien.

Mais je pense que ces évènements traduisent bien le retour du tragique sur la scène internationale.

Qu’est ce que le tragique, par opposé au drame, sinon la situation dans laquelle il n’y a aucune solution. Le drame était caractéristique de la modernité, thèse, antithèse, synthèse. Marx le disait bien : "chaque société ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre". Le tragique est caractéristique de la postmodernité : deux valeurs s’affrontent, la volonté de puissance des Etats Unis qui les conduit à ne pas céder aux preneurs d’otages et le devoir de protection de leur Etat vis à vis de tout concitoyen. La mort est en général la conclusion de toute tragédie.

Alain Chouet : Même si cela paraît cynique, la somme extravagante exigée par l’EI ne correspond pas au "cours des otages" et avait manifestement une finalité médiatique et de propagande destinée à faire pression sur l’opinion publique américaine et internationale. L’Etat Islamique qui commence à enregistrer des revers ressent le besoin d’affirmer son existence tant par la démesure de ses exigences que par la démonstration de son intransigeance et de sa capacité de nuisance. Il semble bien que la mort théâtralement orchestrée de Foley a été décidée dès les premières frappes aériennes américaines et qu’entrer dans le jeu des exigences djihadistes n’aurait fait que démontrer la faiblesse et l’irrésolution des Américains sans pour autant sauver la victime.

Où faut-il fixer la limite de la fermeté ? Ne valait-il pas mieux faire un écart à ces principes dans le but de sauver une vie ?

Michel Maffesoli : Encore une fois, ce qui caractérise cette situation de guerre, c’est bien que la règle du jeu, c’est-à-dire les moyens qu’utilise chaque belligérant sont immuables pour eux. La différence est que jusqu’aux guerres napoléoniennes, les armées ne s’attaquaient qu’aux militaires. Les prises d’otages, les bombardements de civils, la participation de civils aux combats, tout ceci a profondément changé les règles du jeu international.

Néanmoins la guerre a toujours comporté des risques pour tous ceux qui y participaient. Un journaliste, qui de son plein gré considérait comme un devoir civique de rester dans ces zones dangereuses s’exposait donc à ces risques. Il est d’ailleurs remarquable de voir comment sa famille et le président des Etats-Unis en parlent comme d’un héros.

En effet, dans notre société d’images, la représentation de la réalité a autant d’importance que la réalité elle-même. C’est pourquoi l’Etat islamique au-delà de la simple execution l’a mise en scène.

Alain Chouet : En matière de prise d’otage, chaque cas est un cas d’espèce et il n’existe pas de règle universelle pour gérer le problème. Tout dépend d’abord du but poursuivi par les preneurs d’otages. S’il s’agit d’enlèvement purement crapuleux comme ceux que commettent généralement des mouvements comme Boko Haram, le Front Moro ou AQMI envers des Occidentaux, la voie des négociations est ouverte car les preneurs d’otages accordent une valeur marchande à leur prise et n’ont aucun intérêt à la détruire. Il en va de même quand on a affaire à des prises d’otages qui s’inscrivent dans des contentieux d’Etats comme ce fut le cas avec l’Iran dans les années 80. Mais quand la stratégie des preneurs d’otages ne vise qu’à démontrer la faiblesse de leurs adversaires et leur incapacité à défendre leurs ressortissants ainsi qu’à contraindre le pays d’origine des victimes à des réponses inadaptées ou à enclencher des cycles violence-répression, toute négociation est illusoire et ne peut que contribuer à aggraver la situation.

Si le Quai d'Orsay nie toujours payer des rançons pour la libération de ses otages, une enquête du New York Times révélait en juillet dernier que la France serait le pays à avoir versé le plus d'argent aux djihadistes. D'autres comme l'Espagne, l'Autriche ou encore la Suisse auraient également contribué aux 125 millions de dollars de rançons empoché depuis 2008 par Al Qaïda et ses affiliés. Entre la stratégie américaine et celle adoptée par certains Etats européens, quelle stratégie faudrait-il privilégier ? Quels sont les avantages et les inconvénients de chacune d'entre-elles ?

Michel Maffesoli : Chaque Nation a ses règles et elles sont bien sûr connues de l’adversaire. C’est pour cela que certains affirment que le nombre d’otages américains est bien moins important que le français.

Il y a sans doute une acceptation collective aux Etats Unis de cette forme "d’héroïsme" qui ne correspond pas en revanche à l’imaginaire de notre pays, beaucoup plus tourné vers la compassion individuelle. Peut-être aux Etats Unis y a-t-il dans l’inconscient collectif des traces de la conquête de l’Ouest au XIXème siècle, c’est-à-dire la prise de risque collective vécue comme une aventure soudant la Nation. En Europe, l’esprit chevaleresque et le goût du risque et du sacrifice a perdu de sa vigueur avec la montée de l’individualisme du XIXème siècle et la généralisation de l’Etat social au XXème siècle. On pourrait d’ailleurs se demander si l’attirance de certains jeunes dans les pays européens pour le combat djihadiste n’est pas une réaction contre l’absence d’esprit d’aventure dans une société qui a échangé le risque de mourir de ses actions contre celui de mourir d’ennui.

Alain Chouet : D’abord Al-Qaïda n’a rien empoché du tout et ses soi-disant "affiliés" en Afrique ou au Sahel sont d’abord des groupes criminels locaux en recherche de profit qui ne se réclament d’Al-Qaïda que pour se donner de l’importance et être pris au sérieux. De fait, ils constituent une version moderne des "pirates barbaresques" qui sévissaient en Méditerranée au XVIIe et XVIIIe siècle. Céder à leurs exigences financières peut permettre de sauver leurs otages avec évidemment le risque qu’ils y prennent goût à partir du moment où on leur donne l’habitude de le faire. Un certain nombre de pays européens, dont la France, se sont engagés dans cette voie parce que leurs opinions publiques se sont mobilisées et ont fait pression sur leurs gouvernements pour qu’on "sauve les otages à tout prix". Les Etats-Unis et le Royaume Uni refusent cette logique et sont donc rarement victimes de prises d’otages crapuleuses. Mais cela ne les met pas à l’abri - pas plus que quiconque - de prises d’otages politiques qui se terminent en général mal.

Aussi, peut-on considérer que les accusations de la Grande-Bretagne qui estime qu'en payant des rançons la France se rend coupable de financer l'Etat islamique sont fondées ? 

Michel Maffesoli : Je ne me risquerais pas à porter un jugement dans une affaire dont les tenants et les aboutissants sont confidentiels et sur lesquels on ne peut avoir que des supputations, faute d’informations précises. Mais il est dans les habitudes de la perfide Albion de toujours critiquer la France, alors qu’elle-même n’a pas une morale toujours fixe, mais est pragmatique, notamment quand ses intérêts commerciaux sont en jeu.

Alain Chouet : C’est une accusation fondée mais très exagérée dans la mesure où l’EI n’a pris que peu de Français en otage. Plutôt que de pointer ainsi le doigt sur leurs alliés, les Britanniques pourraient s’interroger sur le rôle qu’a joué la place de Londres - longtemps surnommée "Londonistan" - dans les facilités accordées aux ténors de la violence djihadiste et dans l’accueil plus que favorable fait par la City aux financiers de pays qui, de notoriété publique, soutiennent et sponsorisent les mouvements islamistes violents, en particulier l’Etat Islamique.

Au regard du nombre d'otages de chaque nationalité, et du nombre d'otages tués, quelle est la stratégie la plus payante ?  Et peut-on réellement raisonner en termes de chiffres dans ce genre de situations ?

Michel Maffesoli : La prise d’otages, comme je l’ai dit ci-dessus relève d’une stratégie de guerre et est corrélative de l’ensauvagement d’un monde dans lequel la guerre n’obéit plus aux règles préservant comme le disait Carl Schmitt le jus gentium europeanum. Ces règles correspondant à l’esprit chevaleresque qui s’est éteint avec l’Ancien régime.

Dès lors, payer ou ne pas payer relève effectivement d’une appréciation purement stratégique et non pas morale.

En ce sens si les Etats Unis préservent leurs concitoyens mieux que les européens, leur choix se justifie. Sachant d’ailleurs que dans ce pays les objectifs économiques font partie des valeurs nationales pour lesquelles ils se battent. Après chaque guerre, leur nombre de marchés augmente et ce combat économique est considéré comme un devoir patriotique.

Il n’en reste pas moins que le problème de savoir si la vie d’un homme, un seul, justifie qu’une collectivité abandonne ses principes et utilise des moyens que par ailleurs elle réprouve est la question essentielle de la politique (au sens de vie de la cité). Un Etat doit-il torturer les ennemis pour sauver la vie de ses propres soldats ; un Etat doit-il payer les preneurs d’otages pour sauver des vies humaines ?

Néanmoins, il faut remarquer que les Etats Unis paraissent plus guidés par une visée pragmatique que morale ; en effet, ils n’ont pas hésité à utiliser des moyens réprouvables en Amérique latine ou plus récemment à Guentanamo.

Alain Chouet : C’est une comptabilité qui n’a effectivement guère de sens. Il est clair qu’un pays réputé "bon payeur" s’expose à plus de prises d’otages qu’un autre mais arrive à résoudre proportionnellement plus ou moins heureusement plus de cas qu’un pays intransigeant. Mais cela ne veut pas dire grand chose et tout le monde est logé à la même enseigne quand un pays est victime de prises d’otages visant à l’humilier, le terroriser, le sidérer par la mise en scène d’exécutions épouvantables.

Finalement, comment résoudre le dilemme entre la volonté de protéger ses citoyens à court terme et celle de ne pas financer les groupes terroristes et favoriser le développement des prises d'otage ? 

Michel Maffesoli : Le dilemme en l’occurrence ne peut pas trouver de résolution, c’est cela le propre du tragique. Néanmoins, dès lors qu’il n’y a pas de solution rationnelle, dogmatique, il reste aux hommes à "bricoler" au jour le jour. Telle situation appellera une attitude intransigeante, telle autre recquerra des accommodements avec l’ennemi et avec les principes.

Il n’y a pas de pureté dans les attitudes humaines et dès lors qu’aucune "bonne solution" ne s’impose, il reste à trouver, pour chaque cas, la moins mauvaise possible.

Ce bricolage était l’amère sagesse que Claude Lévi-Strauss reconnaissait à toute culture.

Alain Chouet :C’est un faux dilemme car on compare deux réalités bien différentes en voulant se référer en permanence au mythe savamment entretenu d’une "Al-Qaïda universelle". Il existe d’une part des mouvances criminelles qui ont fait de la prise d’otage - plus ou moins habillée de revendications politiques - un système de rente. Satisfaire à leurs demandes est évidemment s’exposer à une multiplication des enlèvements et à pérenniser l’existence des ravisseurs.

Et il existe d’autre part des mouvements authentiquement djihadistes à vocation politique et militaire dans le cadre des conflits du Moyen Orient. Ceux là ne se financent que très marginalement par des prises d’otages quand ils en ont l’occasion car ils ont d’autres sources de financement autrement plus rémunératrices et régulières, soit en se "payant sur la bête" dans les territoires conquis, soit en recevant les libéralités de "généreux donateurs", citoyens de pays que tout le monde connaît parfaitement….

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