Derrière la charge contre Marcel Gauchet, l’aveu d’une gauche qui compense sa défaite idéologique par une chasse aux sorcières ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Marcel Gauchet
Marcel Gauchet
©Reuters

Grand ménage

A quelques semaines des Rendez-vous de l'histoire, deux intellectuels de gauche ont décidé de boycotter le débat qui y était organisé sur le thème des Rebelles. Pour prétexte, Marcel Gauchet dont la sensibilité est également portée à gauche, et invité à prononcer le discours inaugural, ne serait pas suffisamment compatible idéologiquement... Une manière quelque peu radicale qui ne devrait pas aider au renouvellement des idées d'une gauche qui en a pourtant besoin.

Gil  Mihaely

Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et journaliste. Il est actuellement éditeur et directeur de Causeur.

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Jean-François Kahn

Jean-François Kahn

Jean-François Kahn est un journaliste et essayiste.

Il a été le créateur et directeur de l'hebdomadaire Marianne.

Il a apporté son soutien à François Bayrou pour la présidentielle de 2007 et 2012.

Il est l'auteur de La catastrophe du 6 mai 2012.

 

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Atlantico : Dans une tribune (voir ici) parue dans Libération le 30 juillet, le jeune écrivain Edouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie appelaient à boycotter la 17e édition des Rendez-vous de l’histoire de Blois (9-12 octobre), dont le thème cette année sera "Les rebelles". Il est selon eux inacceptable que le philosophe Marcel Gauchet se soit vu proposer de prononcer la conférence inaugurale, lui qui "est un rebelle contre les rebellions et les révoltes". Peut-on parler d’une polémique "hors sol" ?

Jean-François Kahn : Le fait même que l’on parle de cette tribune prouve que la polémique n’est pas totalement hors sol. Elle est notamment significative de la persistance d’une espèce de néo stalinisme culturel. Si on m’appelait à boycotter la tendance idéologique que représentent ces jeunes gens, je serais absolument indigné. Et je suis également indigné par le fait que, eux, appellent au boycott d’une tendance idéologique qui n’est pas la leur.

Deuxièmement, il est frappant de constater dans les deux tribunes qui ont été publiées, on ne trouve pas un mot portant sur l’économique et le social. Puisqu’il est reproché à une tendance particulière de ne pas incarner la véritable rébellion, on pourrait, de la part de gens qui se réclament plus ou moins de l’extrême gauche, qu’ils dénoncent un modèle économique et social d’exploitation, avec des inégalités et des injustices comme on en a rarement vu : mais à ce sujet, rien, pas un mot ! C’est la première fois que des gens qui donnent des leçons de rébellion ne disent pas un mot sur le système en place contre lequel il serait assez légitime de se rebeller. Ils ne parlent que du sociétal : mariage pour tous, Pacs, monoparentalité, féminisme, antiracisme…

Troisièmement, on peut dire qu’il s’agit d’une réminiscence du stalinisme culturel de par les mots employés : le "dégoût". Une chose est de dire que l’on s’indigne, une autre est d’employer ce mot maximaliste. Si dégoût il y a, alors on n’est plus dans le débat mais dans le vomissement. Ils ne combattent pas des idées, ils les vomissent, ce qui est terrible. Ils en viennent même sous certains aspects à rejoindre la droite libérale telle que la représentait Alain Minc : ce dernier parlait du "cercle de la raison", et considérait que tous ceux qui pensaient différemment de lui devaient en être exclus. Or ils disent que l’on doit être exclu de "l’espace de l’acceptable", ce qui est exactement la même chose. Ils disent ne pas vouloir légitimer les "opinions néfastes", ou encore, que Gauchet de les "intéresse pas" : étrange, ces gens qui écrivent des communiqués sur des choses qui ne les intéressent pas. Si un film ne m’intéresse pas, alors je n’en parle pas. Et si je ne suis pas d’accord avec le propos, ce n’est pas pour autant que celui-ci ne m’intéresse pas. Car tout doit intéresser : le fascisme, le stalinisme sont haïssables, et pourtant c’est intéressant. Ils écrivent aussi "Nous refusons de reconnaître" : s’ils ne reconnaissent pas, c’est que ça n’existe pas, et donc si ça n’existe pas, de quoi parlent-ils ?

Quatrièmement, sur l’idée de la rébellion : ils disent que Marcel Gauchet était contre la manif pour tous, tout en oubliant que les gens qui manifestaient contre se considéraient eux-mêmes comme des rebelles contre un pouvoir qui s’appuyait sur une majorité politique. La rébellion n’est pas nécessairement une chose qui s’oppose à la même chose que ce que vous, vous rejetez. Le contresens est formidable.

Et cinquièmement, je ferai une petite référence historique. Il existait un empereur romain qu’on appelait Julien l’Apostat. Après que Constantin a rallié le christianisme, il a tenté de faire revenir l’empire au paganisme, d’où son appellation. Il a pris un certain nombre de décisions qui allaient dans le sens de la tolérance et du pluralisme, qui étaient plutôt acceptables. En revanche il en a pris une qui a été considéré comme épouvantable : il a décidé qu’un chrétien n’avait pas le droit d’enseigner la littérature. Sa réflexion était la suivante : "comment peut-on enseigner aux enfants Ovide, Virgile ou Homère si on ne croit pas aux dieux païens ?" Autrement dit, on ne peut pas enseigner le Petit chaperon rouge si on n’est pas convaincu que les loups mangent les grand-mères. Dans la logique des auteurs de la tribune contre Marcel Gauchet, seul un libéral peut prononcer une conférence sur le libéralisme, seul un communiste peut parler du communisme, seul un fasciste peut commenter le fascisme, etc. Or on peut tout à fait parler intelligemment d’un concept sans forcément y adhérer. Eux, considèrent qu’on ne peut parler de rébellion que si on est estampillé rebelle, et à leur façon. D’où ma référence à Julien l’Apostat.

Gil Mihaely : En effet cela semble si hallucinant, si déconnecté de toute réalité que moi-même j’ai pensé qu’il s’agissait d’une blague… Cette tribune traduit une idée très étroite de la légitimité et de la vérité : les opinions des signataires ne sont pas vraiment des opinions mais les énonciations de vérités indiscutables, ce qui tout naturellement leur donne le droit de distribuer la parole. Selon eux, il faut être rebelle car c’est une valeur en soi, une attitude, sans lien avec ce qu’on rejette. Et peut-être tout ceci n’est qu’un coup de com : Si nos deux protagonistes s’étaient rendus à Blois en acceptant de débattre avec Marcel Gauchet, cet épisode serait resté confidentiel. Ce boycott médiatisé a déclenché une tempête … dans un verre d’eau.      

Dans une seconde tribune publiée dans Libération également le 6 août (voir ici), les deux auteurs ont renouvelé leur appel au boycott, avec le soutien de plusieurs personnalités dont le sociologue Didier Eribon et le cinéaste André Téchiné :

"Nous ne voulons pas que soient présentées comme tolérables les idées selon lesquelles les femmes seraient naturellement portées vers la grossesse, que la société souffrirait d’une "marginalisation de la figure du père" et de l’avènement d’un "matriarcat psychique", que le mariage pour tous représenterait un "dispositif pervers", que la lutte antiraciste pourrait comporter des risques, ou que les revendications LGBT pourraient mener à un «anéantissement du social"… "

En cherchant à mettre au pilori ce qu’ils rejettent, les auteurs n’affirment-ils pas que la rébellion ne peut être le propre que d’un seul bord, à savoir le leur ? A vouloir reproduire les combats idéologiques de mai 68, ne sombrent-ils pas dans le paradoxe ?

Jean-François Kahn : La rébellion n’est pas un bien en soi, on n’a pas a priori raison parce qu’on est rebelle. L’important, c’est le contenu de la rébellion. Autrement, nous devrions tous être favorables aux séparatistes ukrainiens ou aux combattants de l’Etat islamique, puisque ce sont des rebelles.

Gil Mihaely : Au-delà de la caricature qui consiste à citer quelques bouts de phrases de l’œuvre considérable de Marcel Gauchet, la posture des signataires est ridicule et anti-intellectuelle. Ils assènent leurs certitudes et nient la légitimité de ceux dont les idées sont opposées aux leurs. Se revendiquer de 68 est une insulte à 68 ; à l’époque les gestes et les slogans, souvent excessifs, faisaient partie d’un corpus très riche d’idées et de savoirs. La critique d’un Althusser et d’un Marcuse, les travaux des historiens, sociologues et anthropologues ont soutenu ce comportement. Il y a 50 ans on a pu penser que la fin du colonialisme allait permettre à des pays comme l’Algérie de se développer rapidement, on a pu penser aussi honnêtement que la révolution culturelle de Mao était une source d’espoir et d’inspiration ou que l’URSS proposait un véritable modèle alternatif, et  j’en passe et des meilleures…. Aujourd’hui, les gestes et la rhétorique essaient d’imiter ceux des années 1960-1970 mais derrière il n’y a plus rien. Entre temps nous avons été rattrapés par la très grande complexité du monde et de la nature humaine mais certains continuent à afficher la même foi inébranlable dans la religion du Progrès pour le Progrès…

En quoi cette polémique est-elle représentative d’une intelligentsia qui peine à exister sur le plan idéologique alors qu'elle pensait avoir gagné la bataille ? Les reculades du gouvernement sur la PMA notamment leur ont-elles fait sentir qu’ils étaient plus isolés qu’ils ne le pensaient ?

Jean-François Kahn : Cette polémique n’est pas représentative d’une intelligentsia, mais d’une autre chose assez intéressante. Il se trouve que l’intelligentsia de gauche, au sens large, a peu à peu glissé vers des positions de centre gauche, centre droit, et de temps en temps conservatrices. C’est donc une réaction d’une minorité d’extrême gauche, angoissée par ce glissement. On peut le comprendre, d’ailleurs. Toute une partie de la gauche est en train de s’éloigner de la doxa soixante-huitarde, et eux réagissent en affirmant qu’il faut y revenir, tout en taxant de traîtres ceux qui s’en éloignent.

Gil Mihaely : Cette intelligentsia existe grâce à ces reflexes de rébellion, comportement qu’on peut qualifier de "rebellitude". L’idée romantique de l’artiste était celle de l’homme qui souffre, qui crée dans sa chambre de bonne et subit les moqueries de la société bourgeoise, l’idée contemporaine de l’artiste est celle d’un homme qui s’indigne à force de tribunes, manifs et pétitions.

Le traitement qui avait été réservé à Alain Finkielkraut lors de la sortie de son livre "L’identité malheureuse"  participait-il de la même logique ? Peut-on parler d’une chasse aux sorcières ? Quelles en sont les autres victimes ?

Jean-François Kahn : Ces deux cas n’ont rien à voir selon moi. Ce qui est choquant dans le texte de ces jeunes gens, c’est l’exclusion totale. Pour ce qui est de Finkielkraut, ce n’était pas de l’exclusion mais du débat. Ce dernier ne se gêne pas non plus pour faire de la polémique. Gauchet, lui, se considère comme un intellectuel de gauche…

Gil Mihaely : Alain Finkielkraut n’a non seulement pas été menacé de boycott, mais il a été élu à l’Académie six mois après la parution de "L’identité malheureuse" … mais généralement il y a une tendance certaine à dresser des listes, à assigner les gens à résidence idéologique, autrement dit, à créer des ennemis là où il y a des adversaires.

En quoi cette police de la pensée se montre-t-elle particulièrement sévère avec les intellectuels qu'elle considère comme des transfuges ?

Jean-François Kahn : Dans l’ensemble, Gauchet est plutôt considéré comme étant de gauche. Et derrière lui, on trouve Pierre Nora, qui est largement admis et admiré par l’intelligentsia de gauche au sens large.

Finalement, en refusant ainsi la pluralité des pensées, ces intellectuels sont-ils en train de se saborder eux-mêmes ? Les médias qui relaient ce discours ne sont-ils pas en train de glisser sur la même pente ?https://ssl.gstatic.com/ui/v1/icons/mail/images/cleardot.gif

Jean-François Kahn : Je ne pense pas que ces intellectuels se sabordent, car ils sont minoritaires, et c’est justement ce qui leur permet d’exister. Ils s’ancrent sur des idées, et c’est en ce sens que même si je suis très choqué par leur prise de position, il n’est pas inintéressant que celle-ci existe. Le problème, c’est la tonalité profondément néo stalinienne de leur texte.

Les médias quant à eux, font leur travail. D’ailleurs si on regarde la liste des soutiens à Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, on compte de très bons écrivains, acteurs et cinéastes. Si l’on refusait un texte collectif au motif que l’on n’est pas d’accord avec celui-ci, alors il faudrait aussi s’indigner. On publie de telles insanités à tort et à travers que je ne vois pas pourquoi on s’empêcherait de publier les deux communiqués qui ont créé la polémique. Le fait que nous en parlions encore aujourd’hui prouve qu’il s’agit d’un vrai débat.

Gil Mihaely : Puisque je ne pense pas que leur objectif est de faire avancer le débat d’idées, je ne crois pas que la perspective d’imposer le silence à leurs adversaires devenus des ennemis les inquiète outre mesure. Quant aux médias, certains – pas tous ! – semblent partager non seulement les mêmes idées – ce qui en soit n’est pas grave – mais de croire que leur métier, le journalisme, est une forme de militantisme et donc qu’ils ont le droit, voire le devoir, d’utiliser leur accès privilégié à l’opinion publique afin d’éduquer et convertir les gens à leurs idées au lieu de les informer et leur donner les clés de la compréhension du monde.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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