Crise européenne : le Nord rend-il fourmi et le Sud cigale ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les "bons élèves" du Nord de l'Europe sont-ils l'Allemagne et la Scandinavie ?
Les "bons élèves" du Nord de l'Europe sont-ils l'Allemagne et la Scandinavie ?
©Reuters

Quand la bise fut venue...

Éthique du protestantisme contre hédonisme latin, démocraties apaisées contre démocraties récentes, lien entre État et nation... Les clés d'explication sont plus complexes qu'il n'y parait.

Jean-Michel Schmitt

Jean-Michel Schmitt

Jean-Michel Schmitt est politologue, spécialiste des relations internationales. Il s'exprime sur Atlantico sous pseudonyme.

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Atlantico : Est-ce pertinent dans le contexte de crise actuelle de distinguer les "bons élèves" du Nord de l'Europe (Allemagne, Scandinavie, ...) des "cancres" du Sud de l'Europe (Grèce, Portugal, Italie, ...) ?

Jean-Michel Schmitt : Cela correspond à une vieille idée - qui existe tant dans la sociologie, que dans la science économique, la science politique ou l'Histoire - où l'on fait la distinction entre un Sud marqué par la contre-réforme, c'est-à-dire le retour de l'Église catholique, et un Nord au contraire affecté profondément par la Réforme protestante.

Le sociologue et économiste allemand Max Weber s'était ainsi rendu célèbre en montrant comment l’Europe réformée avait pu installer un capitalisme plus rationnel, alors que l’Europe du sud se situait elle dans un capitalisme de luxe, de jouissance. C'est une tentation qui a été maintes et maintes fois reprise. Elle a un fond de vérité, ne serait-ce que si l'on se réfère à l'autorité de Max Weber. Mais elle n'est pas, comme toujours lorsqu'on se prête à des distinctions aussi fortes, totalement exacte. Après tout l’Irlande, qui se trouve au Nord de l'Europe, est catholique, mais en proie à des difficultés énormes. Idem pour l’Islande - pays du Nord s'il en est - qui a été le pionner de la crise économique européenne.

Il faut toujours se méfier de ce genre d'analyse. Mais on peut la prolonger et c'est là qu'elle devient plus intéressante. On peut constater que tous ces pays de l’Europe du sud ont été assez tôt confrontés à des problèmes institutionnels et à la construction de l’État. Ils se sont trouvés pris au piège de la corruption du fait de leurs faiblesses institutionnelles, pris au piège de fiscalités défaillantes. Des pays comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie, mais surtout la Grèce, sont des pays qui n'ont jamais su construire une fiscalité publique et en paient maintenant un prix élevé.

Ces pays ont eu du mal à entrer dans la modernité politique, dans la phase finale de modernisation de l’État qui s'est déroulée lors de la fin du XIXe siècle. Ils étaient des États autoritaires et ont eu du mal à s'installer dans la démocratie. Or il y a un lien intime entre démocratie et impôts. Le caractère tardif et difficile de l'entrée dans la démocratie de ces pays a donc été pour beaucoup dans cette incapacité à nationaliser l’impôt et à créer un comportement civique d'adhésion à l’impôt publique.

Il y a là un paradoxe intéressant, puisque ces États ont pu construire des structures d'autorité, mais n'ont jamais pu, face à cette défaillance de la démocratie, construire un jeu d'adhésion du peuple à l'État. Ce défaut d'adhésion populaire s'est traduit par un mouvement anti-fiscaliste, des logiques de corruption, de clientèle et de contournement de l’État. Finalement, la Grèce, l’Italie et l’Espagne se sont distinguées ces 150 dernières années  comme les champions du contournement de l’État. L'absence de rencontre réelle entre l’État et la Nation a été pour beaucoup dans la mise en place de finances publiques assez peu efficaces et peu nationalisées.

Mais en quoi ces différences religieuses, culturelles ou politiques entre le nord et le sud de l'Europe influent-elles sur la situation économique de ces pays ?

La grande thèse de Max Weber est de dire que l'éthique protestante incite davantage les individus à entrer dans le capitalisme pour faire la preuve de leur efficacité davantage que pour jouir des biens de ce monde. Le protestantisme a été une morale qui a accompagné ce nouveau capitalisme pour le rationaliser, pour en faire non pas un instrument de jouissance, mais un élément d'accomplissement, de réalisation, d'efficacité. La grande idée de Max Weber, qui n'a jamais été abandonnée, est donc de dire que l'éthique protestante - dans son ascèse, dans sa volonté de démontrer que ceux qui agissent sur Terre sont bien les élus de dieux et agissent conformément aux volontés divines - a permis finalement de rationaliser la vie économique, beaucoup plus que la vieille éthique latine qui restait plus hédoniste du capitalisme.

Évidement, cette thèse a été énormément critiquée. Il faut la prendre avec beaucoup de précaution. Mais elle a quand même un fond de vérité : personne ne contestera que c'est avec le protestantisme que sont nées les premières grandes banques modernes, et dans les sociétés protestantes que se sont accomplis les premiers capitalismes d'efficacité. Aujourd’hui, les économies protestantes sont des économies qui se portent globalement mieux que les économies issues de la latinité. Il reste à expliquer la relation extraordinairement complexe entre religion et économie. Nous n'y sommes pas encore parvenus.

Au-delà de cette perception nord/sud de la crise européenne, quelles pistes d'analyse peut-on proposer ?

Il faut avant tout s'étonner de la manière dont nous sommes suspendus à un exercice de notation réalisé par des sociétés privées qui ne donnent aucune garantie d'objectivité. Cette manière que l'on a, chef d’État et bureaucratie moderne incluse, de s'incliner devant le jugement d'officines privées, ne ressemble pas à l'histoire de notre développement politique qui a tendance à faire confiance aux institutions plutôt qu'aux acteurs privés quand il s'agit de rendre le "jugement dernier".

La vraie question, aujourd'hui, c'est de savoir si l'on va jouer collectif ou perso. Il y a eu, depuis quelques années à l’intérieur de l’Europe, des revirements spectaculaires ou les acteurs les plus puissants ont eu tendance à privilégier la solution nationale à la solution communautaire. C'est cela le drame. Le sommet franco-allemand de cette semaine a montré que les esprits sont plus dans la défense des économies nationales que dans la définition d'une économie européenne intégrée. L'affaire des eurobonds est là pour le démontrer de façon évidente. On doit gérer une énorme contradiction : nous avons inventé l'euro dans un contexte de ralentissement de l'intégration politique et d'élargissement de l'Union européenne. Une monnaie unique implique des institutions politiques fortes et intégrées, et non pas 17 délibérations parlementaires nationales séparées, comme celles dont on aura besoin pour faire passer la règle d'or. Le national prend le dessus.

Mais aujourd'hui ne sommes-nous pas de fait dans une Europe dirigée très largement par le couple franco-allemand plutôt que dans une Europe gérée à 17 ?

C'est la contradiction dans la contradiction ! Nous sommes confrontés à ce dilemme : choix national ou choix collectif. Mais, le couple franco-allemand qui faisait le lien entre choix nationaux et choix communautaires ne parvient plus à dynamiser l’Europe ou à lui redonner une unité. Nous nous trouvons actuellement dans un contexte international où le principe d'autonomie l'emporte sur le principe d'intégration. C'est un élément nouveau, un virage négocié autour de 2004-2005. Et nous vivons les effets de cette conjoncture inversée qui, faute de chance, se produit au moment où l'on aurait besoin de davantage d'intégration politique.

En même temps, et c'est là le drame de l'Union européenne, vous ne pouvez pas empêcher le dirigeant d'un pays comme l’Allemagne ou la France de se dire que la somme vertigineuse qu'il faudrait verser pour renflouer la Grèce ne correspond pas à ses intérêts nationaux...

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Note à nos lecteurs : Une erreur malheureuse de transcription dans le premier paragraphe de la première réponse de Bertrand Badie a abouti à l'emploi du mot "infecté" au lieu d'"affecté", en début de matinée, elle est désormais corrigée.

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