Muhammad Sharif Al-Faruqi : l’homme dont vous n’avez jamais entendu parler mais dont les mensonges sont à la source du chaos moyen-oriental<!-- --> | Atlantico.fr
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Étendard de l'armée ottomane de 1453 à 1798.
Étendard de l'armée ottomane de 1453 à 1798.
©wikipédia

Illustre inconnu

Si aujourd'hui comme hier le Moyen-Orient est la proie de tensions et de guerres permanentes, c'est parce qu'un homme peu connu du grand public a œuvré à accélérer l'écroulement de l'Empire Ottoman. Voici le récit de cet oublié de la grande histoire.

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze est chercheur associé à l'IRIS et chercheur rattaché à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L'Harmattan).

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Atlantico : Muhammed Sharif Al-Faruqi, officier arabe déserteur de l'armée de l'Empire Ottoman, aurait joué un rôle méconnu durant la Première Guerre mondiale en influençant le devenir des relations anglo-arabes de l'époque. Que sait-on véritablement sur sa vie ? Comment expliquer que la Grande Bretagne ait pu donner crédit aux propos d'un déserteur de l'armée Ottomane ?

David Rigoulet-Roze : Muhammed Sharif al Faruqi (1891-1920) était un officier arabe ayant servi dans l'Empire ottoman. Né dans une famille de notables de la ville de Mossoul, celle des al-Umari, il intégra l'armée ottomane en 1912 après être passé par l'académie militaire d'Istanbul. Une fois lieutenant, il fut nommé aide de camp de Fakhri Pasha or Fahreddin Pasha, commandant du XIIème corps de la IVème armée ottomane basée à Mossoul. Ce dernier devait être surnommé par les Britanniques le « Lion du désert » ou « le Tigre du désert » pour sa combativité dans la défense de Médine (Hedjaz) durant la Première guerre mondiale. Muhammed Sharif al Faruqi est un personnage énigmatique frayant dans un empire en voie de décomposition avancée. Vers la fin de l'année 1913, soit juste avant le déclenchement de la première conflagration mondiale, il aurait aidé à fonder à Mossoul une branche du Jamyat al-Ahd (« La société des engagés »), une société secrète d'officiers arabes de l'armée ottomane dont l'ambition était de promouvoir les intérêts des Arabes assujettis à la « Sublime Porte ». Cette société secrète, à connotation résolument « nationaliste » comme il en fleurissait à l'époque - y compris chez les Turcs eux-mêmes avec la société secrète de l'İttihat ve Terakki Cemiyeti  (Committee of Union and Progress), plus connue par la suite sous le nom des « Jeunes Turcs » laquelle, largement influencée par la franc-maçonnerie, aspirait à la création d'un Etat-nation turc sur le modèle français -, avait été fondée par un officier circassien de l'armée ottomane, un certain Aziz Ali al-Masri (1879-1965).

Au début de la Première guerre mondiale, le Jamyat al-Ahd s'associa étroitement à une autre société secrète, le Jam’iyat al-’Arabiya al-Fatat (« Société des Jeunes Arabes »), établie sur le modèle de celle des  « Jeunes Turcs », et les deux envoyèrent un message au Chérif hachémite Hussein, gardien de la Mecque, lui proposant de lancer une révolte contre les Ottomans en Syrie. Or, Hussein était déjà en relation avec les Britanniques pour cette même éventualité. A cette époque il était stationné à Damas et il rencontra Fayçal, le fils du Chérif Hussein - lequel Fayçal deviendrait un éphémère roi de Syrie (8 mars 1920-24 juillet 1920) avant d'être déposé par les Français qui devaient obtenir un « mandat » sur la Syrie - en mai 1915 à Alep. Le 23 mai suivant, à Damas, dûment sollicité, Fayçal aurait finalement accepté les conditions d'un soutien à une révolte arabe par les sociétés secrètes nationalistes arabes. En l'occurrence, de porter auprès des Alliés le projet de ce qui fut appelé le « Protocole de Damas »[1] dont les clauses étaient les suivantes : « La reconnaissance par la Grande-Bretagne de l'indépendance des territoires arabes délimités par les frontières suivantes : au Nord, la ligne Mersin-Adana jusqu'au parallèle 37N ; de là le long de la ligne Birejek-Urga-Mardin-Kidiat-Jazirat-Amada jusqu'à la frontière perse ; à l'Est, le long de la frontière perse descendant jusqu'au Golfe Persique ; au Sud, l'Océan Indien (à l'exclusion d'Aden, dont le statut [protectorat britannique] demeurerait inchangé ; à l'Ouest, la Mer Rouge et la Mer Méditerranée jusqu'à Mersin. L'abolition des privilèges conférés par le système des 'capitulations' étrangères. La conclusion d'une alliance défensive entre la Grande-Bretagne et le futur Etat arabe indépendant. Un accord économique préférentiel avec la Grande-Bretagne ».

Jamal Pacha, commandant de la IVème armée ottomane, eut vent de cette agitation complotiste fomentée par ces officiers arabes au sein de sa propre troupe. Cela le conduisit notamment à emprisonner brièvement Muhammed Sharif al Faruqi et certains de ses comparses. Libéré faute de preuves, Muhammed Sharif al Faruqi fut envoyé à Gallipoli avec sans doute le secret espoir qu'il tomberait au front. C'est durant cette campagne de Gallipoli, menée dans le prolongement de la bataille des Dardanelles (avril 1915-janvier 1916) - qui fut par ailleurs un désastre pour les Alliés du fait de la forte résistance des Ottomans encadrés par des officiers allemands -, que Muhammed Sharif al Faruqi aurait appris que le Chérif Hussein s'était décidé à faire parvenir aux Britanniques, en août 1915, une lettre indiquant les conditions - implicitement basées sur le « Protocole de Damas » - pour déclencher une révolte arabe. Saisissant une occasion, Muhammed Sharif al Faruqi décida de déserter le 20 août 1915 et d'entrer personnellement en contact avec les Britanniques. Il se présenta comme l'intermédiaire d'Hussein en même temps que comme un membre éminent d'une société nationaliste arabe secrète, la susnommée Al-Ahd, comptant selon lui quelque 10 000 membres et allant jusqu'à affirmer, contre toute évidence, que 90 % des officiers arabes de l'armée ottomane en faisaient partie et, plus encore, que ces derniers n'attendaient somme toute qu'une occasion pour passer à l'action[2]. Il affirma également disposer d'informations à caractère hautement stratégique sur la situation prévalant dans l'Orient ottoman, en effervescence potentielle, et que Al-Ahd diffusait une propagande pro-britannique pour ce faire.

En réalité, ladite société n'aurait compté qu'une cinquantaine de membres. Son audience était donc des plus restreintes. Or, l'intoxication de ce remarquable affabulateur frisant la mythomanie fut payante puisque les Britanniques - au premier rang desquels Gilbert Clayton (1875-1929), le chef du Bureau arabe du Caire [le renseignement britannique] qui écrivit un memorandum dans lequel il estima que Muhammed Sharif al Faruqi était « celui qui insufflait l'esprit du parti panarabe », et secondairement Ronald Storrs (1881-1955), « secrétaire d'Orient » au sein du même Bureau - lesquels n'en attendaient sans doute pas tant, accueillirent favorablement cette proposition[3]. Une évaluation hasardeuse, dont les attendus - concernant un grand royaume arabe - allaient parasiter les accords Sykes-Picot qui devaient être signés secrètement le 16 mai 1916, lesquels accords organisaient par anticipation le partage colonial des futures dépouilles de l'Empire ottoman. Ayant connaissance par son entregent de la teneur de la correspondance entre le Chérif Hussein et Mac-Mahon, Haut-Commissaire anglais en Egypte, Muhammed Sharif al Faruqi allait en jouer à son profit pour se donner une importance inconsidérée à un moment où les Alliés en général, et les Britanniques en particulier, cherchaient une option pour affaiblir la « Sublime Porte » sur le front oriental. Le 24 octobre 1915, Mac Mahon finit imprudemment par promettre à Hussein un grand royaume arabe selon les frontières peu ou prou définies par le « Protocole de Damas ». En réalité, il n'y a avait pas alors d'opposition arabe véritablement unifiée et prête à se soulever contre la tutelle ottomane sous la houlette incontestée du Chérif Hussein, compte tenu des divisions ataviques des Arabes, pas plus que de société secrète efficiente susceptible d'agir sur l'arrière de l'ennemi. C'est en réalité à T.E. Lawrence qu'il reviendra de réaliser ce « Grand-œuvre » en organisant et structurant la fameuse « révolte arabe » à partir de juin 1916. Lawrence, lui-même, en bon Anglais doté d'un complexe de supériorité civilisationnel, qualifiera les Arabes auto-proclamés « nationalistes » de manufactured people (« peuple façonné artificiellement [au gré de l'Histoire, NDA] »)[4]. Mais le processus était lancé et Muhammed Sharif al Faruqi, à sa façon, n'y fut pas totalement étranger. Muhammed Sharif al Faruqi fut, de fait, nommé représentant « plénipotentiaire » du Chérif Hussein en juillet 1916 et dans sa nouvelle fonction il continua de distiller diverses rumeurs infondées entre les différents protagonistes, laissant par exemple entendre que Mac-Mahon avait promis le titre de « Roi des Arabes » au Chérif Hussein ou que les Etats-Unis étaient opposés à une mainmise française sur la Syrie - qu'il craignait par-dessus tout - en vertu du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, voire que le Chérif Hussein était en mesure de promettre à Londres d'aligner entre 160 000 et 250 000 combattants contre les Turcs. Toutes choses évidemment totalement extravagantes. En septembre 1917, on commença à mesurer le caractère fallacieux de ces pseudo-informations et on lui retira tout crédit. Le 24 octobre 1920, Muhammed Sharif al Faruqi mourut, presque dans l'anonymat, lorsque sa caravane fut attaquée par des bandits sur la route reliant Mossoul à Sharqat (actuel gouvernorat de Ninive).

Quel lien peut-on faire entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et  le rôle supposé de cet officier ? Quelle serait la situation actuelle au Moyen-Orient si Mohammed Al-Faruqi ne s'était pas immiscé dans les affaires anglo-arabes de l'époque ?

Il ne faut pas surestimer le rôle personnel de Muhammed Sharif al Faruqi dans l'ordre qui devait se mettre en place au Proche et au Moyen-Orient dans le prolongement du démembrement colonial de l'Empire ottoman. Ses sollicitations ont pu, tout au plus, constituer une forme d'occasionnalisme pour la Grande-Bretagne qui était à la recherche d'une stratégie de déstabilisation de l'Empire ottoman pour hâter la fin de la Guerre en Orient. Si les Britanniques ont donné foi à ces pseudo-informations à caractère stratégique comme le caractère imminent d'une grande révolte arabe sous la conduite incontestée du Chérif Hussein, c'est somme toute que cela allait dans le sens de ce qu'ils souhaitaient probablement entendre. En chargeant Lawrence de mettre en oeuvre ladite Révolte arabe à partir de mai 1916, ils n'ont fait que donner corps à leurs attentes géo-stratégiques latentes. C'est dire que l'intervention de ce singulier personnage n'a pas fondamentalement modifié un équilibre des forces déjà largement préexistant, même s'il n'est pas douteux qu'il ait pu, à la marge, contribuer à une accélération du processus de préemption coloniale sur la région, notamment en poussant Français et Anglais à signer rapidement les accords Sykes-Picot dans lesquels il interféra partiellement. Il avait en effet rencontré le conseiller diplomatique anglais Mark Sykes (1879-1919) en novembre 1915 et leurs entretiens avaient conduit Sykes à entamer au plus vite les discussions avec son homologue français, François-Georges Picot (1870-1951). Non sans avoir transmis en urgence à Londres ce qu'il estimait être la position du Chérif Hussein et des Arabes, mais en ignorant que Muhammed Sharif al Faruqi ne représentait que lui-même et qu'Hussein ne pourrait jamais accepter certains des aménagements envisagés pour le « Protocole de Damas » comme de céder les districts des villes de Damas, Alep, Homs et Hama aux Français et Bassora et le Sud de l'Irak aux Britanniques. Hussein avait d'ailleurs explicitement rejeté une telle possibilité dans une lettre antérieure envoyée à Mac Mahon, ce qui n'empêcha toutefois pas ce dernier de promettre, le 24 octobre 1915, au même Chérif Hussein un grand royaume arabe selon les frontières peu ou prou définies par le « Protocole de Damas », lequel ne verrait jamais le jour du fait des enjeux géopolitiques orientaux d'après-guerre.



[1]              Cf. R. John ; S. Hadawi's, Palestine Diary, pp. 30-31.

[2]              Cf. Eliezer Tauber,  The Role of Lieutenant Muhammad Sharif Al-Faruqi : New Light on Anglo-Arab Relations During the First World War, in Asian and African Studies, Vol. 24, n°1, mars 1990 pp. 17-50.

[3]              Cf. David Fromkin, A Peace to End All Peace : The Fall of the Ottoman Empire and the Creation of the Modern Middle East, New York, Owl Books, 2001.

[4]              Cf. T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, Paris, Gallimard, 1992, Chapitre II, p. 37.

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