Bal tragique chez les Le Pen, y aura-t-il un mort ?

Atlantico : Peut-on qualifier cet épisode de communication de crise orchestrée par le FN ayant pour but de montrer à tout le monde que c’est un parti "normal", condamnant fermement tout manquement à la stratégie de dédiabolisation ?

Lorrain de Saint-Affrique : Il est plus que jamais fautif d’interpréter le FN raisonnablement. Toutes les crises qui ont ponctué la vie des Le Pen depuis 40 ans prennent racine dans la politique, produisent des drames familiaux qui à leur tour engendrent des règlements de compte politiques, dans cet ordre. Depuis quelques mois, à chaque fois qu’un journaliste lui parlait de son âge, Jean-Marie Le Pen répliquait : "Vous voulez faire un bras de fer avec moi ?" Oh surprise ! C’est Marine qui engage le bras de fer en question. Un peu plus tôt, un peu plus tard, le clash couvait sous la cendre. Elle est sérieuse quand elle évoque l’accession au pouvoir, alors qu’il pense que non seulement elle n’a pas la carrure, qu’elle est dans l’imposture et dans l’inconscience, mais en plus, parce qu’il l’aime quand même, qu’elle ne mesure pas les dangers qui la guettent ni le caractère délirant de l’ambition qui l’anime. C’est à se demander si les provocations récurrentes ne visent pas à la ralentir pour son bien, plutôt qu’à lui nuire. En revanche, suggérer qu’ils se sont secrètement distribués les rôles est absurde. Le politique les sépare,  le drame affectif se noue, et vous verrez que ceux qui se seront mis entre le marteau et l’enclume y laisseront qui un œil, qui une dent, qui toute la gueule, comme on dit dans ce milieu.

Les phrases suivantes me feront sans doute du tort, tant pis : j’étais dans le studio de RTL en octobre 1987, pour le "détail" et comme conseiller en communication, j’ai du gérer la situation. J’ai visionné le Journal de Bord de la "fournée" dans l’heure qui a suivi sa mise en ligne. J’ai pris la mesure des conséquences à la seconde dans les deux cas, tout en sachant que ce qu’il a vraiment en tête n’a rien à voir avec les motifs avancés du déluge de feu qui va suivre. Je pense cela bien qu’il m’ait, en 1994, frappé d’une "exclusion perpétuelle" du Front national pour avoir dit publiquement qu’on protégeait, au sein du FN, "des néo-nazis et des admirateurs de l’Allemagne hitlérienne", alors qu’il est à deux doigts de se faire virer pour le soupçon inverse à son encontre. Au fond, Jean-Marie Le Pen pense depuis longtemps que la France est foutue pour de bon, qu’on peut cyniquement agiter les drapeaux, mais que se mettre à y croire est impardonnable, imbécile.

Benoît de Valicourt : La situation est sans aucun doute plus grave qu’une crise orchestrée par le FN car il semble que les propos de Jean-Marie le Pen soient la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Comment Marine Le Pen peut-elle accepter qu’à chaque fois qu’un RV important pour le parti se présente depuis qu’elle le préside, son père prenne un malin plaisir à lui savonner la planche ? Le Pen est un gaulois, il aime la provocation, le second degré, il observe goguenard les conséquences de ses forfaits et se dit "allez ma petite Marine, montre-moi que tu es la plus forte !". Il y a incontestablement une grande fierté pour ce patriarche de voir sa fille reprendre la petite entreprise familiale mais en même temps, il y un profond agacement de voir Marine Le Pen faire mieux que lui. Il a du mal à l’accepter et tant qu’il sera là, il ne pourra s’empêcher de mettre des bâtons dans les roues de la présidente du FN parce que sa réussite est un peu l’échec du président fondateur. Certes, les éléments jouent en la faveur de Marine Le Pen, mais il y a aussi son travail de dédiabolisation, ses campagnes de communication, une nouvelle équipe et qu’on le veuille ou non, l’implacable théorie du genre ! Marine est une femme qu’un Bernard Tapie ne peut pas menacer physiquement.

Au moment où la présidente du FN tente de constituer un groupe au Parlement européen, elle ne peut qu’adresser un message politique fort à ses partenaires éventuels en leur disant implicitement "si mon père est antisémite, je ne le suis pas et je vous le prouve". Bien sûr, on peut toujours imaginer que c’est un coup monté des Le Pen qui, en endossant chacun un rôle, celui du méchant et de la gentille, ont décidé de mettre un grand coup dans la fourmilière pour que la gagnante des élections européennes puisse convaincre les derniers récalcitrants de sa bonne conduite philosophique.

Je crois cependant que cette hypothèse est risquée et que la nature humaine est seule responsable de cette situation, Jean-Marie Le Pen est un jouisseur, il a créé le FN pour exister, pour avoir une tribune et jouer l’apprenti dictateur sans jamais vouloir le pouvoir, bien trop fatigant pour un épicurien et bien trop risqué pour un anti-démocrate.

Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine s’étaient déjà affrontés en 2005 à la suite des propos du père sur l’occupation allemande puis en 2013 sur l’investiture pour les municipales à Nice. En quoi cet affrontement est cette fois plus grave et révèle-t-il une crise politique importante ?

Lorrain de Saint-Affrique :Elle est importante d’abord parce que c’est sans doute la dernière. Si Jean-Marie Le Pen comprend qu’il n’a pas besoin de ce titre baroque de "président d’honneur à vie" pour conserver une audience peut être plus forte encore, il lâchera tranquillement l’affaire. Il y a internet à La Trinité-sur-Mer, et les journalistes aiment les huîtres. Je le cite : "En cas de tempête, il faut se placer loin de la côte, affaler la voilure, et aller dormir en attendant une météo moins hostile". Et puis il rendra visite à son notaire et à ses fondés de pouvoir, afin d’harmoniser les papiers avec les sentiments, à toutes fins utiles. Moi, à sa place, c’est ce que je ferais. De plus, il est objectivement député européen à vie, non inscrit. Pour ce qu'il y fait... S’agissant de Nice, on a vu la semaine dernière les élus municipaux FN débarquer de sa présidence de groupe Mme Arnautu, vieille amie de Jean-Marie, sans coup férir, dans des conditions encore obscures, et avant "l’affaire de la fournée". Du temps de Le Pen père, les élus étaient des porteurs de pancartes ; voilà qu’ils s’y croient, comme leur présidente, comme dans toutes les formations politiques : c’est banal. Sauf qu’au FN, la banalité peut être mortelle, si on pense comme son fondateur.

Benoît de Valicourt :Il est plus grave car il ne se limite pas au père et à la fille, il concerne l’ensemble du Rassemblement Bleu Marine qui perçoit les propos de Jean-Marie Le Pen comme un coup de couteau. C’est une tragédie romaine, Brutus est devenu le père, César la fille ! La création du RMB est une trahison pour Le Pen père même si jusqu’à dimanche il ne disait rien. Le menhir n’a plus de prise dans l’appareil, ses vieux compagnons de route les Roger Holeindre, Jean-Claude Martinez, Bernard Antony ne sont plus là, ils ont été remplacés par des apparatchiks bien proprets issus de la nomenklatura (comprenez Sciences Po, ENA) que l’ancien para n’a cessé de critiquer durant 40 ans.

Même la jeunesse du parti n’est plus la même, exit les FAF, place aux jeunes cadres dynamiques ! Il perd ses repères le vieux loup de mer, partagé entre une retraite bien méritée à La Trinité et un fauteuil d’euro-député à Strasbourg, sa fille choisit pour lui, un peu comme quand il faut prendre la décision de placer en maison de retraite un vieux parent qui ne peut plus rester seul.

Marine Le Pen a sonné la fin de la récréation soutenue par les siens alors que Bruno Gollnisch est curieusement silencieux, tout comme Marion Maréchal-Le Pen plus préoccupée par le choix des layettes. Le FN est mort, le RMB lui succède, ce n’est pas la première fois qu’un parti change de nom et ce n’est sans doute pas la dernière !

Quelles peuvent être par la suite les conséquences politiques de cet épisode, à court terme comme à plus long terme ? Jean-Marie Le Pen peut-il s’allier avec Bruno Gollnisch et aller jusqu’à la scission comme en 1998 ?

Lorrain de Saint-Affrique : C'est impensable, il n’y a pas d’alternative à Marine Le Pen qui porte avec succès, pour l’instant, les ambitions des ambitieux comme elle porte la sienne. En revanche, Bruno Gollnisch aura sûrement à cœur d’héberger le blog vidéo de Jean-Marie Le Pen sur son propre site internet : à cœur et en chœur. Ensuite, il y aura en interne des ajustements à l’occasion du congrès du FN en novembre, ils feront de l’opérationnel, le temps est au pragmatisme, au prévisible en vue des échéances, comme on dit.

Benoît de Valicourt : Cela me semble peu probable parce que le courant de Bruno Gollnisch est ce que l’on peut appeler le canal historique du FN mais il est très loin d’être majoritaire car le FN a renouvelé ses adhérents. Ils ne sont plus les cathos tradis, les nostalgiques de l’OAS ou ce qui pouvait rester de maurassiens. Ils sont aujourd’hui des déçus du communisme, du socialisme et les héritiers philosophiques du RPR. L’extrême droite française traditionnelle est à 5%, le FN à 25%, il y a bien donc un renouveau du parti qui lui permettra de passer le cap de cette crise et d’éviter la scission de 1998 qui à l’époque opposé un coq et un coquelet mais issus de la même basse-cour.

L’électorat frontiste, déçu par les divisions, peut-il  en tenir compte dans les sondages puis les bureaux de vote ?

Lorrain de Saint-Affrique : Je ne le crois pas. Les scandales n’ont jamais affecté les scores du FN, ce sont les Français qu’il faut regarder, pas Dallas à Saint Cloud.