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Comment la peur grandissante de l’ennemi intérieur agit sur le lien social
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Rapport de causes à effets

La peur du terrorisme existe bel et bien dans certaines couches de la population française. Un fait qui crée des fractures entre les différentes communautés françaises mais aussi au sein même de ces dernières.

Haoues Seniguer

Haoues Seniguer

Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à l'Institut d'Études Politiques de Lyon (IEP)

Il est aussi chercheur au Triangle, UMR 5206, Action, Discours, Pensée politique et économique à Lyon et chercheur associé à l'Observatoire des Radicalismes et des Conflits Religieux en Afrique (ORCRA), Centre d'Études des Religions (CER), UFR des Civilisations,Religions, Arts et Communication (CRAC), Université Gaston-Berger, Saint-Louis du Sénégal.

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Atlantico : Dans un récent sondage IFOP pour Atlantico, les Français sont 73% à considérer que la menace terroriste est "plutôt élevée" (57%) et "très élevée" (16%). 76% estiment élevée la menace d’actes terroristes en France commis par des djihadistes isolés vivant sur notre territoire. Peut-on dire que ces chiffres révèlent finalement, au-delà du risque concret d'un attentat, le développement d'une mentalité de "l'ennemi intérieur" en France ?

Haoues Seniguer :Vous savez combien il faut être prudent quant aux sondages, qui, souvent, induisent des réponses, ou tendent quelquefois à arracher une opinion à quelqu’un qui n’en a pas forcément une, compte tenu de son inconnaissance, de sa méconnaissance ou de son désintérêt relatif pour la question posée, à l’instant où elle est posée. Ceci étant, on ne peut pas dire qu’une certaine peur ou crainte du "terrorisme" n’existe absolument pas dans des couches de la population française. En effet, la viralité du Net, la focale médiatique et les effets de loupe développent, nolens volens, le sentiment, à tort ou à raison, d’un danger "terroriste" imminent, surtout avec ce qui s’est récemment passé dans un musée juif de Bruxelles. Pour autant, il me semble inopportun de parler de "développement d’une mentalité de "l’ennemi intérieur" en France", d’autant plus que l’expression elle-même, notamment utilisée par Manuel Valls en octobre 2012, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, donne un caractère massif à un phénomène qui, objectivement, reste marginal dans notre pays.

>>>A lire également sur atlantico : 76% des Français estiment élevée la menace d’actes terroristes commis par des djihadistes isolés vivant sur notre territoire

Quelles conséquences cette mentalité finit par avoir sur le lien social et le vivre-ensemble français ? Constate-t-on une aggravation concrète sur les dernières années ?

Je ne parlerai peut-être pas de "mentalité", qui recèle une charge essentialiste, mais de perception, qui est beaucoup plus de l’ordre du conjoncturel. Cette perception, qu’elle soit fondée ou non, peut, en effet, avoir des conséquences sociales : le délitement du vivre-ensemble. Cela, subséquemment, peut favoriser la méfiance, la défiance mutuelle et le repli communautaire. Le délitement du lien social ou du dialogue peut s’observer par exemple, même s’il demeure circonscrit ou circonstanciel, entre juifs et musulmans ou entre responsables de la communauté juive et responsables de la communauté musulmane. Les assassinats dans le musée juif a effectivement ravivé une tension entre communautés religieuses, mais, à mon sens, le fil du dialogue n’est pas pour autant définitivement rompu.

Si l'on constate, ne serait-ce que dans l'espace public, une aggravation des rapports inter-communautaires en France, ne peut-on pas aussi affirmer que cette très clivante question du terrorisme en vient à créer des fractures au sein même des différentes communautés de la République ? 

D’abord, il convient de rappeler quelques évidences qui ne le sont peut-être pas pour tous : le champ islamique français est en crise. Il souffre chroniquement d’une crise de leadership, car les musulmans sont tout simplement divers. Je crois qu’il faut définitivement accepter l’idée qu’il existe des courants hétérogènes, chacun d’entre eux cherchant à exercer sa propre hégémonie ou à jouer sa propre partition au sein dudit champ, qui est un véritable enjeu de luttes symboliques et matérielles. Le phénomène d’islamophobie, ou de discriminations anti-musulmanes, ajouté aux querelles intra-communautaires permanentes, créé une espèce de brouillage, de désorientation et de victimisation chez les musulmans de ce pays. Nombre d’entre eux, notamment les plus politisés, estiment être traités distinctement des autres communautés, en particulier la communauté juive, et, de ce fait, refusent quasi systématiquement (il existe bien sûr des exceptions) de dénoncer immédiatement l’antisémitisme des leurs même quand celui-ci est avéré, prenant d’ailleurs le risque d’apparaître complaisants ; de l’autre, craignant de nourrir l’amalgame "islam= terrorisme (djihadisme)", ils préfèrent alors se taire ou crier à la manipulation des médias et des politiques. Ils estiment qu’il n’est pas nécessaire de se justifier, que c’est même inutile et contre-productif, car cela ferait le jeu d’un "ennemi" à l’identité floue. Toujours est-il que chacun des acteurs, militants comme observateurs, responsables religieux comme fidèles, s’exprimant au sujet d’une question aussi épineuse et complexe qu’est la violence politique au nom de la religion, devrait s’astreindre à bien choisir ses mots et à identifier avec clarté et rigueur le phénomène et ses causes potentielles.

Quelles sont les communautés françaises qui sont le plus visées par l'émergence de cette suspicion toujours plus généralisée ?

"L’émergence de cette suspicion" comme vous le dites, a bien entendu des dégâts collatéraux sur l’ensemble des communautés ou individus qui en sont issus, particulièrement sur les déclassés sociaux et notamment, ces dernières années à tout le moins, sur les musulmans ostensiblement pratiquants. 

Le Premier ministre Manuel Valls a pourtant réaffirmé le 3 juin dernier que la menace terroriste était "sans doute [...] la plus importante" actuellement. Un tel discours, accompagné d'une politique engagée en la matière, peut-il produire des résultats concrets ou risque t-il au contraire d'aggraver la situation ?

La question que vous posez est normative. En tant qu’observateur, je peux simplement dire que la communication publique ou politique, si elle ne s’attache pas à une certaine rigueur sémantique, peut produire des effets négatifs sur des populations. Ces dernières peuvent s’estimer, à tort ou à raison, stigmatisées ou montrées du doigt en raison des relents culturalistes et essentialistes des discours publics. 

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