Ces choix de consommation courante qui signent votre appartenance à une classe sociale à la caisse du supermarché <!-- --> | Atlantico.fr
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Les poissons de la marque "Capitaine Iglo" sont chers mais achetés par les classes sociales les moins riches.
Les poissons de la marque "Capitaine Iglo" sont chers mais achetés par les classes sociales les moins riches.
©Wikipédia commons

Série marqueurs sociaux

Les produits de marque (donc les plus chers) sont principalement consommés par les classes sociales les moins riches. Étrange, dites-vous ? Pas tant que ça. Premier épisode de notre série sur les marqueurs sociaux.

Benoît Heilbrunn

Benoît Heilbrunn

Benoît Heilbrunn est professeur de marketing à l’ESCP Europe. Il enseigne également à l’IFM et au CELSA. Consultant en stratégie de marque, il est notamment l’auteur de "Je consomme donc je suis?" (Nathan, 2013).

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Atlantico : "Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es". Est-ce toujours aussi vrai ?

Benoît Heilbrunn : La façon de manger est un marqueur de l’identité personnelle et sociale de l’individu et exprime toujours certaines facettes de sa personnalité, de ses goûts, de ses craintes, et de manière générale de sa façon de vivre. Mais cela n’est pas plus vrai pour l’alimentation que pour le vêtement, la lecture ou les loisirs. De manière générale, la consommation est une vaste entreprise de catégorisation des individus les uns par rapport aux autres, selon des critères qui ne sont pas que sociaux.

Deux caractéristiques me semblent différencier la consommation alimentaire d’autres pratiques de consommation : d’abord elle induit outre sa dimension symbolique des éléments physiologiques de l’ordre de l’incompressible ; l’alimentation engage donc une consumation, c’est-à-dire une destruction par ingestion d’éléments contrairement à d’autres biens dont le ressort n’est lié qu’à de la manipulation symbolique (cigarettes, parfum) et donc à de l’image. L’alimentation implique une substance et donc une logique de destruction. Ensuite, la consommation induit l’ingestion d’un corps étranger qui va devenir une partie de moi. C’est donc pourquoi mon alimentation exprime qui je suis, ou du moins, du "moi" en puissance. C’est aussi pourquoi la culture est fondamentale pour  comprendre les pratiques alimentaires. L’alimentation est d’abord liée à des logiques de catégorisation (ce qui est bon, sain, délicat) qui nous indiquent ce qui est interdit, permis et prescrit. On ne peut manger que ce que l’on peut nommer et donc catégoriser mentalement. Ce que je mange résulte essentiellement de règles d’interdiction et de prescription qui m’ont été inculquées par des conventions sociales. C’est tout le sens de la célèbre phrase de Claude Lévi-Strauss : "les biens qui sont bons à manger sont les biens qui sont bons à penser". Ce que je mange marque donc ma ou mes cultures d’appartenances.

Par ailleurs, l’alimentation traduit également des contraintes économiques ou temporelles qui sont associées à une manière d’être au monde et à une façon de vivre. et de s’orienter dans l’existence. A budget équivalent, cela ne signifie pas de partager un kebab entre amis ou d’aller manger dans un restaurant japonais. Le fait de manger un wrap ou un sandwich à midi ne dit pas grand chose sur moi hormis que je n’ai pas vraiment le temps de déjeuner. Mais ce que je mange traduit aussi mes goûts personnels qui n’ont souvent rien à voir avec mon appartenance sociale ou mes contraintes économiques. C’est pourquoi il n’y a que peu de produits alimentaires qui soient vraiment caractéristiques de ce qu’on appelle une classe sociale. Par contre, des façons de manger et leurs incidences sur le management de son corps sont quand même fortement liées à des questions de revenus. Pour exemple, on trouve très peu d’obèses dans les grandes écoles, où évoluent les individus appartenant pour la plupart à une élite socio-culturelle…

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Si l’on prend un repas courant comme le petit-déjeuner, qu’y a-t-il de commun et de différent  entre un petit-déjeuner des classes populaires/moyennes/supérieures ?

Je ne suis pas sûr que le petit déjeuner soit un bon exemple car d’une part la plupart des adultes se contentent en France d’une boisson chaude le matin, et d’autre part la prise de petit déjeuner est surtout dictée par des contraintes de gestion du temps. Ce sont peut-être davantage des marques que des produits qui sont communes  à l’ensemble des tables de petit-déjeuner. Imagine-t-on un petit déjeuner sans Kellogg’s, Heudebert, Nutella ou Bonne Maman ? Les marques ont su créer des référentiels culturels qui fonctionnent comme des points d’ancrage, sachant que les produits industriels touchent davantage des milieux défavorisés qui du fait d’un niveau d‘éducation souvent plus faible que les milieux aisés ont plus de mal à se déprendre de la rhétorique des marques sur le goût, le plaisir, la forme, etc. Ainsi, les produits industriels parviennent plus facilement à toucher les individus défavorisés économiquement alors que l’on va trouver davantage de produits frais dans les milieux aisés . Les études du CREDOC montrent par exemple que c’est davantage le niveau de diplôme que le niveau de revenu qui explique la qualité de l’alimentation.

En fait, je ne suis pas sûr que la classe sociale soit une bonne clé de lecture dans une société de plus en plus cosmopolite et horizontalisée, il semble exister néanmoins des différences de consommation alimentaires entre des individus évoluant dans des milieux défavorisés et des individus issus d’un milieu aisé. Comme l’avait montré Pierre Bourdieu dans La distinction, les classes dites populaires ont plus tendance à favoriser des nourritures qui tiennent au corps, qui sont nourrissantes et caloriques alors que les classes plus aisées qui ont un autre idéal de schéma corporel auront tendance à privilégier des nourritures plus saines, plus diététiques. Mais l’on rencontre également une contrainte économique majeure. A savoir que l’alimentation représente une partie importante du budget des revenus modestes et induit souvent des logiques d’optimisation du rapport calorie/prix qui n’est pas un mode de raisonnement des personnes à revenu plus élevé.  L’alimentation est l’un des postes sur lequel un ménage va faire des sacrifices en cas de difficulté économique. Les individus les plus défavorisés économiquement ont donc plus tendance à se priver de viande rouge, de poisson et de fruits qui n’optimisent pas ce ratio.

Mais il faut également prendre en compte la force des discours de marque qui parviennent à modifier nos façons de penser et dans certains cas nos pratiques alimentaires.  Des produits comme les corn flakes ou la pâte à tartiner ont ainsi réussi à s’imposer comme des références incontournables du petit déjeuner, alors même qu’ils ne représentent pas forcément un idéal nutritionnel pour démarrer la journée. Mais l’idée fondamentale qui gouverne la société de consommation est que l’on consomme du discours davantage que des objets tangibles, même lorsqu’il s’agit de produits alimentaires. Donc outre l’accès des individus défavorisés économiquement à des produits sains, se pose aussi la question de l’acculturation et des défenses mises en place par rapport à des discours de marque qui nous racontent en permanence des histoires au sens propre et figuré. La plupart des marques alimentaires raisonnent dans une logique actionnariale qui consiste à déconnecter le coût d’achat des matières premières et le prix de vente des produits, la marque servant de paravent pour empêcher le client de se poser la question du coût de revient et du véritable bénéfice du produit. Un individu défavorisé en termes d’éducation aura plus de mal à se déprendre de l’emprise de marques et de produits industriels qui tâchent par tous les moyens d’accroître la rentabilité de leur offre en vendant au prix le plus fort des sucres rapides et du gras saturé qui déforment à long terme notre matrice gustative en donnant ce qui n’est que l’illusion du goût pour un produit qui sera toujours plus cher qu’un produit fait maison.

Et pour un repas de fête ?

Encore une fois il serait facile d’invoquer les effets de distinction mis en évidence par Pierre Bourdieu par lesquels les classes favorisées vont s’attacher à la consommation de certains produits pour se distinguer des classes moins favorisées. Mais ce qui était vrai du saumon fumé  ou du foie gras il y a 30 ans n’est plus forcément valable aujourd’hui puisque ces produits se sont démocratisés en se banalisant. De manière générale, je ne crois pas que les notions d’ostentation ou de distinction soient vraiment opérantes pour comprendre les pratiques de consommation, notamment alimentaires. La sociologie s’est longtemps appuyée sur la notion de cascading mise en évidence par Georg Simmel lorsqu’il aborde la question de la mode, à savoir que les classes très aisées auraient tendance à valoriser des pratiques qui les singularisent, les délaissant au fil du temps au fur et à mesure que ces pratiques se diffusent dans l’espace sociale. Cette vision verticalisée ne me semble plus pouvoir expliquer l’évolution des pratiques alimentaires, du simple fait que la diffusion se fait de manière plus horizontale (voir par exemple le marché de la pizza) et que certaines pratiques de street food sont capables d’anoblir des mets populaires comme le kebab ou le burger.

La consommation lors des repas de fête n’est en fait qu’un miroir de l’achalandage des grandes surfaces au moment des fêtes, ce qui induit nécessairement des figures imposées du type : saumon fumé, blinis, dinde, bûche pour une séquence rituelle de Noël. Les points de vente et les marques façonnent une culture de consommation liée à une grammaire alimentaire de base qui correspond à des scénarii programmatiques et visibles dans l’organisation des rayons et des linéaires : un repas de fête est celui pour lequel on ne fait pas attention à la dépense, celui pour lequel il s’agit justement de dépenser sans compter. C’est cette notion de dépense improductive qui caractérise ces moments de fête et qui soutient également une partie du développement des biens de luxe.  Autrement dit, notre vision de la consommation s’est érigée sur la notion de besoin qui est en fait une fausse piste, alors que la consommation renvoie toujours à cette fameuse part maudite dont parle Georges Bataille, à savoir cette énergie excédante qu’il convient de dépenser pour le bon équilibre de l’organisme physiologique et social.

Y a-t-il des produits/marques typiquement populaires/classes moyennes/supérieures ?

Votre question renvoie une fois encore à un schéma bourdieusien qui est celui de l’habitus, à savoir cette boussole interne structurée par l’éducation et la culture familiale de l’individu et qui guide ses préférences, ses attitudes et ses goûts.  Sans reprendre les arguments développés plus haut on trouvera davantage de marques comme Cochonou, le pain Harrys, les raviolis Buitoni ou le couscous Garbit ou des poissons capitaine Iglo ou du Saint Albray dans des milieux modestes du simple fait que cette junk food s’écarte de la question du goût avec des produits industriels sans saveur qui sont à mille lieux de toute idée d’équilibre, de saveur, des milieux aisés pour lesquels l’alimentation induit un comportement implicite d’amateur.

Sur quoi rogne-t-on selon que l’on appartient à l’une ou l’autre de ces catégories ?

Comme l’a fort bien montré l’anthropogue Daniel Miller, la consommation est une façon de témoigner son amour. On consomme souvent avec mais toujours pour signifier quelque chose à quelqu’un. Ce que montrent les études sur les pratiques de magasinage des familles défavorisées en Angleterre, c’est que faire ses courses avec un budget serré impose des sacrifices et donc des choix. La ménagère (si c’est elle qui fait les courses) va donc avoir tendance à se restreindre sur les denrées de première nécessité en achetant  en vrac ou des marques premier prix pour des produits comme les yaourts, les pâtes, la sauce tomate, etc. , ce qui va permettre de libérer des ressources pour acheter des produits de marques dans certaines catégories (chocolat, yaourt ou corn flakes) pour faire plaisir aux enfants ou au conjoint.

Sur quoi, à l’inverse, n’est-on pas prêt à faire d’économies ?

On n’est pas prêt à faire des sacrifices sur les produits et les marques dont on a l’impression qu’elles font partie de notre vie (avoir l’impression qu’on ne peut pas commencer la journée sans un bol de Chocolat Poulain) ou parce qu’on pense que ces produits ou marques sont de véritables marqueurs identitaires. Si l’on sort de l’univers alimentaire, la marque Ariel qui détient plus de 40 % du marché de la lessive alors que c’est la marque la plus premium, est essentiellement consommée par des foyers très modestes, le raisonnement étant que lorsqu’on a que peu de ressources, on est prêt à tout sacrifier pour pouvoir tout de même envoyer les enfants "impeccables" à l’école, l’impeccabilité étant justement la promesse d’Ariel.

Est-ce toujours le prix l’élément le plus déterminant ?

Si l’on met à part les individus qui vivent en dessous du seuil de pauvreté – qui au passage devraient être la priorité absolue d’un Ministère de la consommation, en fussions nous pourvus ! – les études sur la mémorisation du prix montrent qu’à l’exception des produits qu’ils achètent très fréquemment (cigarettes, pain, essence), la plupart des individus sont incapables de citer le prix des produits qu’il viennent d’acheter à plus ou moins 15% près. Cela montre donc que d’un point de vue microéconomique, le prix relève davantage d’une perception que d’une réalité. Le prix est donc une rhétorique si bien que les enseignes qui ont la meilleure image en termes de prix sont souvent plus chères en termes de prix réel qu’en termes de prix perçu. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sont les individus les plus pauvres qui achètent les marques de consommation courante les plus chères parce qu’il sont moins aptes à formuler des raisonnements économiques permettant de comparer les offres et sont beaucoup plus sensibles à des offres promotionnelles (notamment les ventes par lots et autres têtes de gondoles) qui proposent très rarement des propositions commerciales intéressantes. Encore une fois, si l’on envisage la consommation du côté de cette fameuse part maudite et non du côté des besoins, alors le prix n’est pas un frein à l’achat. Si bien qu’il me semble que le raisonnement économique tient davantage de l’arbitrage des ressources disponibles que du prix facial. Si un individu considère que c’est s’exclure socialement que de ne pas avoir de téléphone portable, alors il va se doter quoiqu’il arrive de cet objet, quitte à rogner sur d’autres postes budgétaires (par exemple le textile ou l’alimentation).

Propos recueillis par Barbara Lambert

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