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La France bonne élève de la lutte contre les inégalités... mais à quel prix ?
©REUTERS/Eduardo Munoz

Chère justice sociale

La France se distingue par des inégalités d'une relative stabilité depuis trente ans, ce qui n'est pas le cas des autres pays développés. Mais même si cette donnée est en soi une nouvelle appréciable, elle cache les coûts générés pour arriver à cette situation.

Atlantico : Selon un document publié par l'OCDE, c'est en France que les inégalités (dans le sens de la part de richesse accumulée par les 1% les plus riches) augmentent le moins vite depuis 30 ans. Faut-il forcément y voir une bonne nouvelle ? Quels avantages la France tire-t-elle d'inégalités moins croissantes qu'ailleurs ?

Nicolas Goetzmann :Le document produit par l’OCDE ne veut pas dire grand-chose. Tous les éléments traités font état des inégalités de revenus avant taxation, c’est-à-dire que les effets fiscaux sur les revenus les plus élevés, et les niveaux de redistribution ne sont pas pris en compte. L’OCDE nous donne des informations qui ne correspondent à aucune réalité matérielle, un monde sans impôts et sans redistribution. Si l’on prend l’étude de Burkhauser (université de Cornell) de 2011, qui s’est au moins donné la peine de regarder les niveaux de redistribution aux Etats-Unis, on constate des écarts gigantesques : sans redistribution, les revenus des plus pauvres se sont effondrés de 33%, alors qu’en prenant en compte les impôts et les prestations sociales, ces mêmes revenus ont progressé de 26%. On ne peut pas se contenter de traiter des données totalement artificielles comme le fait ici l’OCDE.

De plus, les données de l’OCDE font abstraction des gains en capital, sauf pour un pays, l’Allemagne. Le résultat ne peut avoir aucune valeur mais quand on parle d’inégalités, tout est bon. Ensuite, et comme d’habitude, l’OCDE se contente de traiter le cas des 1%, alors même qu’il est avéré aujourd’hui que les 1% les plus riches ne sont pas une "caste" figée dans le temps, mais que c’est bien 12% de la population qui entre dans cette catégorie des "1%", selon les différentes étapes de la vie. Si l’on prend en compte la catégorie des 10% les plus riches, on se rend compte qu’elle se partage entre 56% de la population, selon les années. Si l’OCDE veut faire un travail qui sert à quelque chose, elle doit s’atteler à déterminer les évolutions de revenus des 0,1% et des 0,01% les plus riches, et des plus pauvres. Là on pourra avoir une estimation du problème réel, c’est-à-dire les catégories qui sont figées dans un état, soit de richesse, soit de pauvreté.  

Vincent Touzé : Tout d'abord, je rappelle que les chiffres présentés par l’OCDE s’arrêtent, pour la France, à 2009. Or, on sait que les très hauts revenus sont très sensibles aux performances des produits financiers, et depuis 2009, les revenus financiers sont repartis à la hausse. La situation française est donc sûrement un peu moins bonne que ce que l’OCDE affirme. La France reste cependant sur un niveau assez bas d’inégalités. Cela signifie donc que si le PIB augmente de 1%, la part captée par les plus riches est plus faible. Le partage de la valeur ajoutée a donc tendance à se faire de manière plus égalitaire. Dans les graphiques ci-dessous, on voit l’évolution de ces 1% dans la courbe en rouge. On voit en France que la richesse de ces 1% a une certaine corrélation avec le PIB : en période de croissance, les plus riches voient leur revenu augmenter de manière régulière. Aux Etats-Unis, la corrélation est moins évidente.


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Une partie du système français de lutte contre les inégalités repose sur la fiscalité, souvent considérée comme peu incitative à l'activité. Dans quelle mesure les avantages qu'elle apporte en termes de réduction des inégalités est-elle un avantage face au coût engendré ?  

Nicolas Goetzmann Le système français est moins inégalitaire depuis 30 ans parce qu’en effet, les impôts sont plus élevés que la moyenne de l’OCDE. C’est-à-dire que le niveau de redistribution est plus élevé qu’ailleurs. Mais un tel système pèse sur la croissance et le résultat est que l’économie dans son ensemble progresse moins vite que dans d’autres pays. La comparaison avec les Etats-Unis est ici intéressante. En 1980, le PIB par habitant était comparable entre la France et les Etats-Unis. Depuis, les Etats-Unis ont progressé bien plus vite et aujourd’hui l’écart de PIB par habitant est de 25% en faveur des Américains. Leur système est plus inégalitaire mais plus riche dans l’ensemble.

Mais ce phénomène doit être pris en compte dans le calcul de la pauvreté, parce que le niveau de pauvreté est calculé en fonction du salaire médian (médian : 50% des gens gagnent plus, 50% gagnent moins). Et ce salaire médian a augmenté plus vite aux Etats-Unis qu’en France et le seuil de pauvreté a augmenté avec lui, et ce dans les mêmes proportions. Le résultat est que le salaire médian américain est 25% plus élevé qu’en France, et ce, même en prenant en compte la parité de pouvoir d’achat.

La signification de tout cela est qu’une grande partie de la classe moyenne en France serait considérée comme pauvre, si nous prenions l’échelle américaine. Et lorsqu’on parle des 39 millions de pauvres aux Etats-Unis, une grande partie d’entre eux serait considérée comme classe moyenne en France. Alors se réjouir de l’égalité française, et se comparer aux méchants et égoïstes Américains, franchement, c’est une blague. Nous sommes plus égaux et plus pauvres. C’est le système français.

Vincent Touzé : La France a une fiscalité plus lourde que la moyenne sur le travail et sur le capital. Elle s’est bien sûr récemment étoffée. Mais faire un lien entre la fiscalité et la baisse de l’incitation, ce n’est pas aussi simple que cela à mettre en évidente. Il est vrai aussi qu’entre 1981 et 2009, le PIB des Etats-Unis (qui ont une fiscalité plus faible que la France) a été multiplié par 2,2 alors qu’en France il l’a été par 1,7. Donc il y a certes plus d’inégalités aux Etats-Unis, mais plus de croissance. Ce peut être un choix de développement, certes contestable. La fiscalité a deux aspects : l’un incitatif, mais l’autre aussi correctif. Notre PIB habitant inférieur à d’autres pays développés s’explique par cette fiscalité qui est aussi ce qui permet de réduire les inégalités. On est vraiment là face à un choix de société différent.

Si la fiscalité française permet une progressivité de la taxation sur les revenus, réduisant ainsi les écarts, qu'en est-il sur le patrimoine (qui serait sans doute la vraie définition de la richesse) ? Le système français est-il aussi "performant" dans ce domaine ?

Nicolas Goetzmann La France n’est pas seulement dans le peloton de tête pour la taxation des revenus, elle l’est également en ce qui concerne la taxation du patrimoine. Mais une taxe sur le patrimoine est en réalité une taxe supplémentaire sur la consommation différée. Si une personne gagne 100, elle va payer ses impôts sur le revenu et épargner, en investissant. Cette épargne est donc de la consommation différée, et sera taxée une nouvelle fois sur les revenus produits par les investissements. Ce qui est curieux en France c'est que le capital "productif" est plus lourdement taxé que l’immobilier. L’immobilier est plutôt bien vu, ce qui se voit dans les déclarations de patrimoine de nos élus.

Lorsque François Hollande est arrivé au pouvoir, il se félicitait presque de n’avoir aucune action (c’est mal) alors qu’il est détenteur d’un patrimoine immobilier (c’est bien). C’est un point de vue curieux, car la progression des patrimoines au cours des dernières années est bien plus le fait de l’immobilier que du capital "productif". Le conseil d’analyse économique a pu remettre une note en ce sens au Premier ministre à l’automne dernier, notamment pour alerter des effets de la fiscalité immobilière. "Les économistes s’accordent pour considérer que, parmi tous les revenus du capital, les revenus fonciers devraient être plus lourdement imposés : la majeure partie de ces revenus est de la rente qui peut être taxée sans effet négatif sur l’économie. Il est ainsi surprenant que la France offre une fiscalité plus douce à la rente foncière qu’aux investissements dans des activités productives et innovantes."

Vincent Touzé : Le système fiscal français était traditionnellement très progressif sur les revenus et nettement moins sur le patrimoine. Mais les choses ont tendance à changer depuis 2013. La France a quand même instauré l’ISF qui touche le patrimoine, qu’il procure des revenus ou non. De plus, on est dans une situation actuelle de baisse des rendements du capital, ce qui apporte un aspect d’autant plus confiscatoire à l’ISF. Un autre élément important est bien sûr les droits de succession. Ils avaient été fortement baissés sous Nicolas Sarkozy et remontent progressivement depuis. L’idée est simple : plus vous maintenez ces droits de succession bas (ou facilitez les transferts), plus vous favorisez les inégalités de patrimoine, et donc plus vous œuvrez en faveur des inégalités de patrimoine. Et, pour faire simple, plus le capital est concentré, plus la part des plus riches dans le PIB sera importante. Quelles sont les causes de cette plus grande concentration ? C’est difficile à dire mais on évoque une tendance moindre à fiscaliser les hauts patrimoines dans ce type de contexte, ou une favorisation des transferts entre générations.  

La France a réussi à lisser en partie les revenus mais conserve des territoires inégaux. La lutte contre les inégalités, au lieu de s'attaquer aux revenus, ne devrait-elle pas plutôt aplanir les écarts entre les différences de conditions de vie et d'accès à l'emploi ? La France est-elle si "bonne élève" que cela dans le domaine ?

Nicolas GoetzmannL’agence européenne de statistiques, Eurostat, publie régulièrement des données par région européenne. Cet outil nous permet de comparer les inégalités de revenus sur le territoire. On peut se rendre compte par exemple qu’en France, il y a l’Ile-de-France et le reste du monde. Les revenus y sont presque deux fois plus élevés par habitant que partout ailleurs dans le pays. A noter également que le nord rivalise en termes de revenus avec la région d’Athènes. La dispersion des revenus en France est donc très profonde, entre Paris, quelques grandes villes et la grande majorité du territoire. Afin de lutter contre ce type de phénomène, il convient de favoriser la mobilité, c’est-à-dire l’inverse d’une politique de propriétaire, et de construire beaucoup plus dans les grandes villes et leurs alentours. Ce qui permettrait d’offrir à plus de gens la capacité de rejoindre les zones d’emplois, les zones qui bénéficient de la mondialisation. En parallèle, et parce que ces politiques sont à plus long terme, il convient également de favoriser le développement économique sur le reste du territoire, ce qui suppose une décentralisation. Comme ce dernier point est moins probable, la première proposition est à privilégier.

Vincent Touzé : Qu’est-ce qu’un niveau de vie au fond ? Dans l’idéal d’ailleurs, il faudrait imposer les revenus sur les niveaux de vie réels. Par exemple, gagner 2 000 euros à Paris ou 2 000 euros en province, cela n’apportera pas le même niveau de vie, mais ils seront imposés de la même façon. Mais celui qui travaille à Paris aura plus de chances de retrouver du travail s’il se retrouve au chômage… Les plus pauvres à Paris vivent souvent dans des logements de plus mauvaise qualité avec des temps de trajet plus longs. Quant aux biens et services publics dont les grandes villes sont censées faire profiter, on sait qu’ils concernent surtout les personnes les plus éduquées et pas forcément les bas salaires. Inclure un indice de niveau de vie, ou une échelle d’équivalence spatiale, dans le calcul de l’impôt sur le revenu serait donc vraiment pertinent.

Entraînant une fuite de gros contribuables et même de jeunes entrepreneurs qui préfèrent s'installer dans des pays plus "inégalitaires", le modèle français de lutte contre les inégalités est-il viable à long terme ?

Nicolas GoetzmannLa France est installée dans une politique économique qui a vocation à ne délivrer qu’une faible croissance. Cette politique est dissimulée sous l’appellation de "stabilité des prix" au niveau européen. Une faible croissance génère des inégalités justement parce qu’elle ne donne pas de travail à tout le monde. Pour compenser ce phénomène, le pays est entré dans une course à la redistribution via la fiscalité qui entame encore plus le potentiel de développement du pays. Nous sommes bientôt au bout de la logique, 6 ans sans croissance, et un taux de chômage record. Si l’on veut pouvoir se débarrasser de ces niveaux de fiscalité absurdes, il nous faut revoir notre copie et exiger la mise en place d’une politique de plein emploi par l’autorité monétaire européenne. Plus de croissance, moins de chômage, et donc besoin de moins d’impôts. L’avantage français est ici important justement parce que l’on part de loin, de très loin.

Vincent Touzé : Il faut comprendre que l’on regarde trop la question des inégalités par le haut, alors qu’il faudrait aussi la voir par le bas. Ainsi, il est beaucoup plus acceptable d’avoir des inégalités de revenus dans une société si les plus modestes gagnent des montants assez élevés. La désincitation peut signifier être moins enclin à produire des richesses (ce qui est le cas si on taxe à 90% les revenus marginaux par exemple), mais cela peut aussi signifier une mobilité spatiale des individus. De plus en plus de professions ont tendance à s’internationaliser. Et dans ce cas, ce n’est pas le taux marginal que les individus vont comparer, mais le taux moyen. C’est à partir de là que les réflexions sur l’optimisation vont se faire.

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